I. Quelle Wallonie ?
Il est malaisé de cerner
pour les siècles passés cette "Wallonie" dont la mention la plus ancienne du mot
dans son acception actuelle - la Belgique romane au sud de la frontière
linguistique - date seulement de 1844 ! En tant qu'entité politique à part
entière, elle n'a d'existence que depuis la révision de la Constitution belge en
1970-71 sous l'appellation de Région wallonne, mais le mot "Wallonie" ne figure
pas encore dans le texte constitutionnel révisé pour la dernière fois en
1992-1993. A vrai dire, ses limites, qu'elles soient culturelles et
linguistiques au nord et à l'est, ou politiques au sud, ont été très mouvantes.
Les premières se sont plus ou moins stabilisées au haut Moyen Age alors que la
frontière politique est essentiellement une création du XVIIe siècle, au terme
des nombreuses guerres franco- espagnoles qui ont émaillé le règne de Louis XIV.
Un espace politique éclaté
La Région wallonne, au
sens où on l'entend aujourd'hui, n'a jamais connu d'unité politique avant la
seconde moitié du XXe siècle.
Dans l'Antiquité, les
territoires qui la composent appartenaient à la Gaule septentrionale. César la
conquit en 57 avant notre ère, après avoir vaincu successivement les Nerviens et
les Aduatiques qui, avec les Eburons et les Trévires, la peuplaient.
Culturellement, ces tribus relevaient du monde celte, y compris les Belgae,
venus du Rhin moyen entre Meuse et Seine, environ deux siècles avant la conquête
romaine.
La pax romana -
elle dura jusqu'en 406-407 - marqua durablement ces régions organisées dans le
cadre d'une “province Belgique” qui vit notamment se développer trois centres
urbains de quelque importance : Tournai, Namur et Arlon. Puis survinrent les
invasions, l'écroulement de l'empire romain et le dépeçage de la Gaule. En
quelques phrases, L. Génicot a parfaitement synthétisé l'histoire de ces terres,
baignées à l'ouest par l'Escaut et à l'est par la Meuse, entre les Ve et IXe
siècles :
"Partis de
Tournai, les Mérovingiens, [..] l'ont [la Gaule], avec Clovis et ses fils
(481-511), placée tout entière sous leur autorité. Provisoirement : les
descendants du conquérant se partagèrent son royaume. L'Est de la partie
septentrionale forma l'Austrasie. Elle allait, pour la Wallonie actuelle, du
Rhin à l'Escaut et fut rapidement dominée par une grande famille qu'on
désigne des noms de ses premiers et de son plus glorieux représentants, les
Pippinides ou les Carolingiens. Des gens de la Meuse moyenne. Ils y
possédaient leurs terres patrimoniales, immenses [...]. Cette dynastie de la
Meuse refit ce qu'avait réussi celle de l'Escaut. Elle franchit celui-ci et,
dès 687, s'imposa à toute la Francia. Elle réalisa bien davantage. Après
avoir, en 751, avec Pépin le Bref, détrôné les Mérovingiens, elle s'empara,
avec Charlemagne (768- 814), de la plus grande partie de l'Italie et du Nord
de l'Espagne, atteignit l'Elbe et l'Europe centrale, fonda l'Occident et, en
800, ceignit la couronne impériale."
Le traité de Verdun (843)
allait à nouveau diviser politiquement l'empire. Des trois territoires résultant
du partage, deux intéressent directement notre propos. La Francia
occidentalis, qui se confondrait plus tard avec la monarchie française,
englobait Tournai et son arrière-pays ainsi que la région de Mouscron. La
Francia média, soumise à nombre de démembrements ultérieures, donna
naissance à la Lotharingie; terre d'Empire depuis 925, cette dernière
incorporait le reste du territoire de la Wallonie d'aujourd'hui. De
fragmentations en fragmentations se mettraient en place, surtout à partir du
XIIe siècle une mosaïque de principautés; elles constitueraient le socle de la
géographie politique et administrative des régions "belges", donc "flamandes" et
"wallonnes", jusqu'à l'annexion à la France en 1795.
Le XVe siècle est un
tournant majeur. Les ducs de Bourgogne rassemblèrent en quelques décennies par
mariages, achats et conquêtes l'équivalent du Bénélux et du nord de la France, y
compris l'Artois. Au nombre de cet impressionnant ensemble de principautés,
épinglons les comtés de Flandre, de Hainaut et de Namur, les duchés de Brabant,
de Limbourg et de Luxembourg; les Bourguignons réussirent même à placer sous
protectorat les principautés ecclésiastiques de Liège et de Stavelot-Malmédy.
La mort de Charles le
Téméraire (1477) remit en question l'héritage. Les Liégeois, notamment,
retrouvèrent leur autonomie. Comme l'écrit A. Uyttebrouck, "c'était, pour trois
siècles encore, la fin de l'unité éphémère de nos régions réalisée sous le règne
précédent. Désormais les Pays-Bas (le nom allait s'imposer grâce aux Habsbourg
qui opposèrent ce "plat pays" à leurs possessions de Haute-Autriche) allaient
être coupés en deux par la principauté de Liège qui séparait le Limbourg et le
Luxembourg, à l'est, des autres terres transmises aux successeurs des ducs de
Bourgogne".
Cette situation resterait
à peu de choses près figée jusqu'à la fin de l'ancien régime : espagnols du
début du XVIe siècle jusqu'en 1713-14, puis autrichiens jusqu'en 1794, les Pays-
Bas s'étaient cependant accrus de Tournai et du Tournaisis, enlevés à la France
en 1521-22 par Charles-Quint. Aucune de ces anciennes principautés, à
l'exception du comté de Namur, n'était linguistiquement homogène.
Bref, l'espace wallon est
pour l'essentiel soumis à la domination du prince évêque de Liège en son centre
et ailleurs à la domination des Habsbourg. La distinction Pays-Bas et
Principauté de Liège ne rend cependant pas compte de la complexité de la
géographie politique car il existait d'autres "terres wallonnes" qui
constituaient autant de petits états autonomes : ainsi en était-il encore à la
veille de la Révolution française de la principauté abbatiale de
Stavelot-Malmédy (600 km²) et du duché de Bouillon (230 km²) propriété depuis la
fin du XVIIe siècle des la Tour d'Auvergne. D'autres territoires relevaient de
puissances étrangères : depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, Philippeville
et Mariembourg d'une part et l'enclave de Brabençon d'autre part étaient des
terres du roi du France.
Il faudra attendre la
chute de l'ancien régime pour voir la totalité de ces territoires amalgamés dans
un ensemble qui dépasserait largement les limites de la Belgique, et à fortiori
de la Wallonie d'aujourd'hui : la République française puis l'Empire napoléonien
(1794- 1814/15). Les Français firent table rase de l'ancienne géographie
administrative et de ses dénominations; ils divisèrent les terres conquises en
neuf départements (les "départements belgiques"), dont quatre -Jemappes, Sambre
et Meuse, Forêts et Ourthe - et la partie méridionale du département de la Dyle
correspondent pour l'essentiel à l'espace wallon. Après Waterloo, les
territoires "belges" furent intégrés de 1814-15 à 1830 au royaume des Pays-Bas
de Guillaume ler d'Orange; les Hollandais aménagèrent légèrement les limites des
départements, à nouveau baptisés provinces et dotés de dénominations qui
rappelaient les anciennes principautés : le Hainaut succéda à Jemappes, Namur à
Sambre et Meuse, Liège à Ourthe, Luxembourg à Forêts et Brabant à Dyle. La
Belgique indépendante n'y apportera que des aménagements mineurs.
Les frontières linguistique et culturelle
Cinq siècles. Telle est
la durée de la présence romaine. A l'évidence, la romanisation est essentielle
pour comprendre l'évolution linguistique des régions "wallonnes" : le français
et les divers dialectes wallons ne sont-ils pas les héritiers du latin ?
Le poids de la latinité
s'est indiscutablement trouvé renforcé par le rôle conféré à ces régions en tant
qu'arrière-pays des armées romaines cantonnées le long du Rhin : elles les
approvisionnent en armes et en produits agricoles. Des entrées de Germains dès
le début de notre ère - elles prirent davantage l'aspect d'invasions au Bas
Empire - ne remirent pas en cause le processus de romanisation des populations
celtes, plus nettement engagé depuis le IIIe siècle. Il est vrai qu'en raison
des poussées "barbares", il convenait de resserrer le front; dès lors, ces
territoires, abrités derrières l'axe de communication Boulogne - Bavay - Cologne
et protégés par un nombre croissant d'ouvrage fortifiés, avaient acquis une
valeur stratégique de premier ordre. Il est vrai aussi que leur population sans
doute plus importante - même si ce n'est pas une preuve déterminante, il est
indéniable que les villas romaines y ont été beaucoup plus nombreuses
qu'au sud de la Hollande et au nord de la Belgique - favorisa davantage
l'absorption des migrants d'origine germanique. Reprenons la conclusion de F.
Rousseau :
"Le territoire qui
forme, à peu de chose près, la Wallonie d'aujourd'hui est devenu, alors un
glacis de la Romania. Vis-à-vis des Germains, qui s'établirent dans la
zone abandonnée et la coloniseront, les Gallo-Romains du Nord de la Gaule
deviennent les Walah : ce sont les Wallons".
La pénétration des
populations germaniques se fit décisive au début du Ve siècle et balaya la
puissance romaine. Des Francs se sont établis selon toute vraisemblance, jusque
dans le nord de la France (la toponymie en a conservé de multiples traces).
Toutefois, cette situation ne paraît pas avoir fondamentalement altéré le
caractère linguistique d'une région où une intense évangélisation, accompagnée
de la création de diocèses (VIe siècle) et de la fondation de nombreuses abbayes
à partir du VIIe siècle (Fosses, Nivelles, Andenne...) assura la permanence de
la langue latine et donc conforta le poids de la romanité dans les parlers.
Toujours est-il qu'entre
le VIIIe et le Xe siècle, lorsque l'accroissement de la population favorisa les
points de contact entre le Nord et le Sud, une frontière linguistique émergea
"linéaire et continue [...] oeuvre des siècles" (L. Génicot); elle fluctua
quelque peu vers le nord aux XIe et XIIe siècles, mais pour l'essentiel, les
jeux étaient faits : l'espace "wallon" resterait solidement arrimé à la
romanité.
Tout naturellement,
lorsque le latin céda la place dans les chartes à la langue vulgaire, c'est la
langue d'oïl - elle s'était de plus en plus détachée du latin à partir du IXe
siècle - qui s'imposa. La charte-loi de Chièvres (1194) nous en fournit un des
exemples les plus anciens; elle confirme un processus, décelé en Provence
quelques décennies plus tôt, et qui se reproduira notamment en Picardie et dans
le bassin de l'Escaut au XIIIe siècle : "l'introduction du parler vulgaire dans
les chartes et autres documents administratifs se fit par petites étapes :
d'abord des mots, puis des phrases, enfin des actes; et des lambeaux de latin
s'accrochèrent longtemps aux textes".
Il faudra attendre la fin
du XVe siècle pour trouver trace du mot wallon dans les Mémoires,
écrits entre 1466 et 1477, du chroniqueur Jean de Haynin; le mot se substitua à
walesc couramment utilisé en Hainaut au XIVe siècle pour signifier langage
roman, langue d'oïl. Désormais, wallon va l'emporter sur toutes les
expressions concurrentes pour désigner un parler roman. Ainsi que l'a mis en
lumière A. Henry, "de même que le terme Wallonie
se répandra par opposition à Flandre dans la Belgique centralisée du IXXe
siècle, de même, dans les Pays-Bas du XVe siècle, état "rassemblé”, pour la
première fois, par les ducs de Bourgogne, le terme wallon est devenu
d'usage général, parce qu'un bloc de langue romane s'est trouvé, par la nature
des choses, face à un bloc de langue thioise, à l'intérieur d'un cadre politique
unique [...] abstraction faite [...] de la principauté de Liège".
Au XVIe siècle, lire et
écrire en wallon, c'est recevoir l'instruction en français et non plus en
latin. Mais si au XVIIe siècle, wallon sera encore couramment utilisé au
sens de langue française - il n'est plus question depuis belle lurette de langue
d'oïl -, c'est également depuis la Renaissance qu'il va commencer à désigner un
parler roman régional, un dialecte dont les philologues et les linguistes ont
progressivement délimité l'aire d'extension au Hainaut oriental, au Namurois et
à la province de Liège.
Aux confins des XVIIIe et
XIXe siècles, ces "terres wallonnes", politiquement éparses, étaient, et cela
bien avant l'occupation française, profondément imprégnées par la culture
française. Paris donnait le ton, surtout dans la principauté, pour la mode, les
bijoux et même déjà la cuisine ! Certes l'Italie conservait la cote, mais il
n'était point d'artistes de renom, peintres ou architectes qui ne fissent un
séjour d'études dans la monarchie la plus imposante d'Europe. Des intellectuels
français, souvent exilés, y occupaient le haut du pavé; Liège et Bouillon leur
furent redevables d'être devenues des centres réputés d'édition et de presse.
Des "Wallons" et des "Liégeois"
Les Pays-Bas sous
l'ancien régime n'ont jamais constitué un royaume. C'était une Confédération de
principautés unies à leur souverain dans le cadre d'un lien personnel. Le prince
était duc de Brabant, comte de Hainaut, comte de Namur..., mais ne portait pas
le titre de roi des Pays-Bas. Dans ce contexte, la "nationalité était d'abord
principautaire : on était avant tout hennuyer, brabançon, luxembourgeois... A la
fin du XVIIIe siècle, en dépit des efforts de centralisation entamés par les
ducs de Bourgogne et renforcés par leurs successeurs de la maison de Habsbourg,
existaient au niveau des administrations publiques des diverses principautés ou
"provinces" comme on avait coutume de les appeler, des interdictions
professionnelles qui frappaient celui qui n'était pas "né et nationné" de la
province.
Si c'est au XVe siècle
qu'apparaît le mot wallon pour qualifier la langue romane parlée dans les
Pays-Bas, une langue que les observateurs et voyageurs des XVIIe et XVIIIe
siècles, présentent de plus en plus souvent comme un français corrompu à l'image
de ce qui passe dans la plupart des provinces du royaume de France, c'est au
même moment qu'il commence à désigner un groupe ethnique : les habitants de
langue romane des Pays-Bas. Mais un fait mérite tout particulièrement d'être
souligne : ces Wallons sont soigneusement distingués des Liégeois,
les habitants de la principauté. Cette différenciation subsista sans faille
jusqu'aux environs de 1770 et était encore souvent de mise au début du XIXe
siècle. A vrai dire, les Liégeois
étaient fiers de pouvoir exciper de caractéristiques nationales qui leur
auraient été spécifiques par rapport aux habitants des Pays-Bas - on les
appelait de plus en plus souvent Belges
(Flamands et Wallons confondus) au XVIIIe siècle -; ces qualités auraient été
l'impétuosité, l'esprit vif et frondeur, le goût de la liberté... Notons
cependant que la langue parlée en principauté de Liège est également appelée
wallonne
dès le XVIe siècle. Par ailleurs, au sein même de la principauté qui compte une
importante minorité flamande, on a recours à l'adjectif wallon pour
caractériser ce qui est de la langue romane, y compris les habitants quand il
s'agit de les opposer à ceux de langue flamande. Une page sera définitivement
tournée sous le régime hollandais :
"En 1814, après la
chute de l'Empire, lorsque le sort à faire aux départements réunis sera
discuté, on parlera encore régulièrement des Belges et des Liégeois. Quinze
ans plus tard, la distinction aura complètement disparu [...] le royaume des
Pays-Bas fut divisé en deux camps : les Hollandais d'un côté, les Belges de
l'autre. Les Liégeois, automatiquement, firent cause commune avec les
Belges; face aux Hollandais, ils deviendront purement et simplement Belges.
Dans une Belgique qui englobe désormais les Liégeois, il va de soi que la
fusion s'opère de la même manière dans la partie francophone du pays. Les
Wallons vont désormais former un tout au sein duquel on ne distinguera plus
entre Liège, le Hainaut ou Namur."
II. Une mal aimée de l'Histoire
En Belgique, comme dans
beaucoup de pays, la conception et l'enseignement de l'histoire ont été
intimement liés à une certaine idée du patriotisme : on voulait montrer que la
Belgique présentait un caractère d'unité foncière; la Belgique était une
nécessité de l'histoire et il fallait bannir tout ce qui mettait l'accent sur
les différences. Cette tendance se précisa surtout à l'extrême fin du XIXe
siècle. Edmond Picard, en 1897, croit découvrir "l'âme belge" - "l'âme belge
existe puisque je la sens"; selon le célèbre avocat, une évidence historique
s'impose, "le caractère indestructible de la Belgique, cette nécessité
mystérieuse que rien n'a pu détruire". Publiée à partir de 1899, l'Histoire
de Belgique d'Henri Pirenne donne un contenu scientifique, ou du moins
considéré comme tel, à l'affirmation péremptoire de Picard; l'historien
verviétois, professeur à l'Université de Gand, croit pouvoir démontrer qu'il
existe un "peuple belge" depuis le Moyen Age, bien avant les ducs de Bourgogne
par ailleurs glorifiés pour leur action centralisatrice; l'unité nationale, et
c'est un cas exceptionnel clame Pirenne, a donc précédé chez nous l'unité de
gouvernement. Le “phénomène belge" si l'on en croit l'illustre historien est un
savant mélange d'influence romane et d'influence germanique; la Flandre,
province bilingue dès le Moyen Age, en est le meilleur exemple et c'est ce qui
explique que l'Histoire de Belgique de Pirenne soit construite
autour de la Flandre qui a vu se former une "civilisation originale".
Histoire et patriotisme
Cette vision unitariste
de l'histoire fut bientôt confondue avec le patriotisme car elle rencontrait un
besoin. Diverses raisons expliquent, en effet, la consolidation de l'amalgame au
début du XXe siècle. Le mouvement flamand affermissait ses positions; les
Wallons commençaient à réagir et il en résultait inévitablement une tension
entre communautés. On voulut donc donner aux fêtes qui marquèrent les
septante-cinq ans de l'indépendance en 1905 un caractère particulièrement
grandiose et l'on s'empressa d'utiliser à des fins politiques les thèses de
Pirenne; il fallait raviser la flamme patriotique. N'oublions pas non plus que
dans les années qui suivirent, la tempête souffla sur la scène internationale;
la défense du sol natal figura au premier chef des préoccupations à la veille de
la guerre 1914-18; on craignait pour la Belgique les conséquences d'un
affrontement entre le coq gaulois et l'aigle flamand. La peur des mouvements
centrifuges, les menaces qui planaient sur l'intégrité du sol, mais aussi les
appréhensions de cléricalisme qui redoutait que la partie sud du pays n'échappât
à son emprise, amenèrent l'élite politique et francophone du pays à confondre
patriotisme et unitarisme et à jeter le discrédit sur tout ce qui pourrait
diviser les Belges. L'enseignement de l'histoire en restera profondément marqué
car la conception finaliste allait y prévaloir pendant près de septante ans.
La littérature
nationaliste foisonna surtout aux environs de 1930. Le centenaire se révéla
propice aux déclarations enflammées dont certaines ne laissaient d'ailleurs pas
d'être inquiétantes tant elles témoignaient d'une volonté de direction des
esprits. Qu'écrivait notamment le Comte Louis de Lichtervelde dans une article
intitulé Méditation pour le Centenaire. La particularisme belge publié
dans La revue catholique des idées et des faits du 13 septembre 1929 ? En fait,
de Lichtervelde était conscient que "chez nous le régionalisme est, en vertu de
la tradition, la seule base solide de l'attachement à la "généralité" et qu'il
faut tout faire pour conjuguer ces deux forces" mais il craignait par dessus
tout l'exaltation ou tout simplement une trop grande mise en valeur de
particularismes qui tôt ou tard se révéleraient incompatibles avec la Belgique,
telle qu'elle s'était forgée depuis le Moyen Age. Ces considérations l'amenaient
à tenir des propos extrêmement fermes:
"La liberté de
l'Enseignement nous a trop fait croire que l'Etat n'avait aucun rôle dans la
direction spirituelle de la Nation. Il doit cependant défendre les bases sur
lesquelles il repose; quand on l'attaque jusque dans l'esprit des petits
enfants, peut-il demeurer indifférent ? L'enseignement du patriotisme est à
juste titre inscrit dans la loi, mais il y a , hélas, les maîtres qui
repoussent ouvertement ce devoir. Pourquoi ne pas sévir ? On punit un
ivrogne, un falsificateur de lait, on laisse faire un empoisonneur public
!"[...]
"Le Centenaire
devrait marquer l'ouverture d'un croisade où toutes les leçons du passé
viendraient prémunir l'esprit public contre les tentations fatales qui
l'assaillent sans merci."
L'ire de de Lichtervelde
était essentiellement tournée contre le nationalisme flamand. Mais le
nationalisme wallon, en pleine somnolence à l'époque et sa francophilie
n'auraient pas davantage échappé aux foudres de l'auteur d'autant qu'entre 1830
et 1914, la France était toujours apparue comme la menace la plus grave pour
l'existence de la Belgique et l'influence de la culture française comme un
élément potentiellement dissolvant de la nationalité belge. C'est cet esprit qui
anime un H. Carton de Wiart lorsqu'un peu avant la Première Guerre mondiale, il
rendait hommage à E. Picard parce qu'il "a délivré notre nationalité en plein
croissance d'un servitude humiliante pour elle, qu'il a défendu contre
l'investissement des influences étrangères nos façons personnelles de penser et
de sentir..."
L'histoire unitariste en
Belgique a donc été très longtemps fondamentalement anti- française. Aussi
fut-il de bon ton de mettre l'accent sur la spécificité du pays qui le rendait
particulièrement inassimilable par la France : son élément flamand. D'où
l'amalgame entre "belge" et "flamand" ! Il survécut au premier conflit mondial
qui avait anéanti chez nombre d'intellectuels belges des deux régimes
linguistiques l'admiration qu'ils avaient vouée à l'Allemagne, sans pour autant
dissiper totalement, surtout en Flandre, la méfiance à l'égard de la France : le
débat sur la politique de la neutralité en sera un parfait révélateur à la fin
des années trente.
A l'époque, le chanoine
Prims, archiviste de la ville d'Anvers publia De wording van het nationaal
bewustzijn in onze gewesten (Anvers, 1938 - La genèse de la conscience
nationale dans nos contrées), un ouvrage surtout centré sur le Brabant;
l'auteur consacrait une attention toute particulière aux premières décennies du
XIXe siècle et concluait : "la révolution de 1830 fut, en pays flamand, belge et
nationale tout comme la révolution brabançonne et le Boerenkrijg. Seuls
les éléments devenus étrangers au peuple ou importés d'ailleurs sont aux côtés
du Hollandais" (p. 179). Or, cette phrase prend tout son sel si on l'éclaire par
le contexte : d'après Prims, tant à Anvers qu'en Campine avaient été pro- belges
les éléments flamands de la population; en revanche, les tracts de propagande
favorables à l'orangisme étaient rédigés en français et les partisans de la
Hollande se recrutaient dans la bourgeoisie francisée ainsi que "parmi les
membres de la vieille noblesse séduite par le militarisme de Napoléon et
francisée". Ces considérations n'étaient pas pour déplaire bien au- delà de la
Flandre comme en témoigne le compte rendu élogieux publié par le professeur de
philosophie, Léon Suenens, le futur cardinal, dans La Revue catholique des idées
et des faits (20 janvier 1939). Par ailleurs, à l'exception des milieux proches
du Mouvement wallon, L'équation Flamand = Belge, dénoncée par M. Wilmotte
dès 1911 - c'était le titre d'un opuscule - continuait à avoir cours dans tous
les secteurs qui touchaient au domaine artistique : cette assimilation du "génie
belge" au "génie flamand" tendait évidemment à éradiquer toute référence à la
tradition française.
Le Mouvement wallon conteste
Les conceptions en
honneur ne permettaient donc pas de réserver aux régions wallonnes la place
qu'elles étaient en droit de revendiquer dans les synthèses consacrées aux
territoires constitutifs de la Belgique : c'était particulièrement vrai pour
ceux qui, sous l'ancien régime, relevaient de la principauté de Liège.
L'histoire de la Wallonie, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, n'appartint donc
pas au champ d'investigation des milieux scientifiques, d'autant que la pensée
historique francophone resta totalement dominée par celle qu'avait imposée
Pirenne, à l'inverse de ce qui s'était dessiné en Flandre au tournant des années
trente.
L'historiographie
"wallonne", qui prit naissance au début du siècle en réaction aux écrits de
Pirenne et de Picard, fut donc affaire d'amateurs, de non spécialistes proches
du Mouvement wallon. Sa qualité s'en ressentit. Au manque d'esprit critique, aux
lacunes de l'information s'ajoutèrent des vices de conception qui lui
conférèrent les mêmes défauts, mais inversés, de l'historiographie "belgiciste"
: la substitution au finalisme belge d'un finalisme "wallon"; un "principocentrisme"
étonnant qui aboutissait à confondre abusivement l'histoire de la principauté de
Liège avec celle de la Wallonie; enfin, une francophilie excessive qui avait
pour conséquence une surestimation des sympathies éprouvées pour la France par
les populations des régions wallonnes aux différentes époques de l'histoire.
Dans le genre, le livre de P. Recht relatif à 1789 en Wallonie (1933)
sortait néanmoins de l'ordinaire. Il faut encore réserver une mention
particulière à la fondation de la "Société d'histoire pour la Défense et
l'Illustration de la Wallonie" (1938, futur Institut Jules Destrée, dont les
Cahiers d'histoire commencèrent à retenir l'attention. Les réactions étaient
surtout vives en région liégeoise où l'on n'appréciait guère l'hommage appuyé
rendu par l'"histoire officielle" à des ducs de Bourgogne qui n'avaient laissé à
la principauté épiscopale que de cuisants souvenirs : elles explosèrent
notamment à l'occasion du "Congrès Wallon" qui se tint à Liège en 1905.
Jusqu'à la Seconde Guerre
mondiale, la recherche universitaire bouda également l'histoire du Mouvement
wallon. Celle-ci fit l'objet de deux études, qui tenaient la fois de l'histoire,
du témoignage et du manifeste : elles avaient pour auteurs des acteurs des
événements, E. Jennissen (1913) et J. Destrée (1923). Il en serait ainsi encore
longtemps.
Une nouvelle génération d'historiens
Après 1945, l'"histoire
wallonne" cessa d'être affaire de non-spécialistes, même si ces derniers, avec
des fortunes diverses et sans guère renoncer aux vices qui avaient altéré la
qualité des publications de leurs prédécesseurs, occupaient le devant de la
scène. Une nouvelle génération de scientifiques allait progressivement investir
un champ de recherche que les maîtres illustres avaient jusque là dédaigné, et
que bon nombre d'historiens éminents continueraient d'ailleurs à ignorer jusque
dans les années septante.
A toute règle, il y a
cependant des exceptions et il convient de saluer le rôle de pionnier, dès
avant-guerre, de L.E. Halkin, qui jeune professeur à l'Université de Liège, osa
livrer au public dans un numéro spécial de La Cité Chrétienne (20 mai
1939) un article retentissant La Wallonie devant l'histoire : sans
ménagement, l'auteur taillait des croupières aux falsifications "belgicistes" ou
"wallingantes".
Halkin, futur actif de la
Commission d'histoire de l'A.P.I.A.W., avait en fait ouvert la voie. Au
lendemain du second conflit mondial, l'enseignement et la recherche
universitaires allaient compter dans leurs rangs des nouvelles recrues qui lui
emboîteraient le pas; elles s'attacheraient à dégager sereinement les lignes de
forces de l'histoire et de la culture des ensembles territoriaux qui, à partir
de 1830, constituèrent l'espace wallon à l'intérieur de la Belgique
indépendante; elles mettraient en exergue les convergences mais sans rien
omettre des dissemblances, en se gardant aussi de tout péché d'anachronisme.
Elles avaient pour nom : J. Lejeune et F. Rousseau (Université de Liège), L.
Genicot (Université catholique de Louvain), M.A. Arnould (Université libre de
Bruxelles).
Le réveil du monde
scientifique belge, et en particulier francophone, fut un parcours de longue
haleine marqué notamment par une participation décisive aux travaux de la
section culturelle du "Centre de recherche pour la solution nationale des
problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonnes et flamandes"
(Centre Harmel), créé en 1948, et dont le rapport ne fut publié que dix ans plus
tard, et le Congrès culturel wallon de Namur (1955) où F. Rousseau impressionna
ses auditeurs.
Les affrontements
linguistiques des années soixante et leur conséquence, la reconnaissance des
Communautés et des Régions lors de la révision de la Constitution de 1970,
contribuèrent à la mutation des esprits. Le monde académique dans sa grande
majorité fut plus ouvert; publier des synthèses de caractère scientifique sur la
Wallonie cessa d'être hérétique; voilà qui explique que deux ouvrages
d'envergure purent être menés à bien sous la direction de L. Genicot en 1973,
Histoire de la Wallonie, et celle de H. Hasquin 1975- 76, La Wallonie. Le
Pays et les Hommes; ces travaux avaient rendu superflue la poursuite de
l'expérience lancée par la Fondation Charles Plisnier : à l'instigation de sa
Commission historique, elle publia à partir de 1965 des Etudes d'histoire
wallonne dont au total six fascicules de qualité étaient sortis de presse en
1974.
Ces synthèses, surtout la
seconde, avaient abordé pour la première fois dans une perspective scientifique,
en restituant le phénomène dans son contexte général, l'histoire du Mouvement
wallon; par ailleurs ses archives commençaient à être rassemblées
systématiquement - création en 1952 du "Fonds d'histoire du Mouvement wallon" -
et sa connaissance s'était enrichie notamment grâce aux opuscules d'un témoin de
premier plan, F. Schreurs, Secrétaire général du Congrès national wallon.
Le tournant de 1980
L'année 1980 est
doublement significative. Elle marquait le cent cinquantième anniversaire de l'Etat
belge; elle connut aussi une matérialisation du fédéralisme qui le rendait
irréversible par le biais d'une nouvelle révision de la Constitution. Ces deux
faits influencèrent le cours des événements dans les années immédiatement
antérieures et postérieures.
Qu'il y ait eu ambition
d'anticiper par quelques actions d'éclat sur les flonflons nationalistes de 1980
est évident. Tel était bien le but de "Wallonie libre" en organisant le 6
octobre 1979 à Bruxelles un colloque La Wallonie au-delà de la
régionalisation; les préoccupations culturelles y furent très présentes; j'y
développai notamment un exposé Culture,
Education et Autonomie dans lequel l'accent fut mis sur l'indispensable
promotion de la langue maternelle et de l'histoire. Mais, après qu'eussent été
démontés les mécanismes de l'historiographie "belgiciste", un cri d'alarme était
jeté :
"[...] que
constate-t-on aujourd'hui ? Tandis que la recherche et l'enseignement
universitaires sont enfin débarrassés de ces oripeaux, dans l'enseignement
secondaire, on réduit régulièrement depuis 1972 le rôle de l'histoire - ce
qu'il en reste est d'ailleurs conçu en dépit du bon sens. Faire fi de
l'histoire, c'est non seulement renoncer à une méthode critique de réflexion
particulièrement enrichissante, mais c'est aussi freiner la prise de
conscience de l'identité culturelle de nos régions".
Or, à l'époque, et par un
heureux concours de circonstances, J. Hoyaux, Président d'un Institut Jules
Destrée qu'il avait revitalisé, - il avait notamment organisé en février 1976
une journée d'étude sur le Mouvement wallon - était en même temps un Ministre de
l'Education nationale (F) qui se révélait soucieux de rencontrer ces
préoccupations et d'améliorer l'enseignement de l'histoire, en prenant davantage
en compte les réalités régionales. C'est également à la suite de contacts qu'il
noua dans les derniers mois de 1978 avec le signataire de ces lignes que le
Conseil d'administration de l'ULB créa en faculté de philosophie et lettres en
juin 1979 un cours d'histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon - le
premier en Communauté française - dont la leçon inaugurale fut donnée le 6
février 1980 en présence du ministre.
La réforme de l'Etat
atténua encore un peu les réticences qui pouvaient subsister dans les milieux
universitaires à l'égard de la nouvelle approche de l'"histoire nationale". Les
mémoires de licence, thèse de doctorats, article et livres scientifiques
consacrés à des personnalités du Mouvement wallon et à l'histoire de celui-ci se
multiplièrent. Dans les années quatre-vingts, les publications de l'Institut
Jules Destrée gagnèrent également en qualité et en quantité. Bref, le sujet de
recherche était dédramatisé. S'il était encore de mise d'estimer vers 1980 que
l'histoire du Mouvement wallon restait à écrire, il est évident que quinze ans
plus tard, on doit constater pour s'en réjouir, que de nombreuses lacunes ont
été comblées; la confection de l'Encyclopédie du Mouvement wallon n'en est pas
la moindre preuve. Le tournant pris par la recherche historique francophone - il
est postérieur de près de trente-cinq ans à celui de l'historiographie flamande
- est irréversible. Il restera à le préserver en permanence contre les
éternelles tentations de dérapages qui voudraient limiter la perspective
historique des "nouveaux belges" qu'ils soient Wallons, Bruxellois ou Flamands -
l'expression a fait fureur depuis la révision de la Constitution de 1988 - au
seul horizon de la Wallonie ou de la Communauté française par exemple.
Hervé Hasquin, La
Wallonie : d'où vient-elle ?, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.