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Historiographie


La Wallonie: d'où vient-elle ?
- (1995)
Première partie - Deuxième partie


Hervé Hasquin

Professeur à l'Université libre de Bruxelles

 

I. Quelle Wallonie ?

Il est malaisé de cerner pour les siècles passés cette "Wallonie" dont la mention la plus ancienne du mot dans son acception actuelle - la Belgique romane au sud de la frontière linguistique - date seulement de 1844 ! En tant qu'entité politique à part entière, elle n'a d'existence que depuis la révision de la Constitution belge en 1970-71 sous l'appellation de Région wallonne, mais le mot "Wallonie" ne figure pas encore dans le texte constitutionnel révisé pour la dernière fois en 1992-1993. A vrai dire, ses limites, qu'elles soient culturelles et linguistiques au nord et à l'est, ou politiques au sud, ont été très mouvantes. Les premières se sont plus ou moins stabilisées au haut Moyen Age alors que la frontière politique est essentiellement une création du XVIIe siècle, au terme des nombreuses guerres franco- espagnoles qui ont émaillé le règne de Louis XIV.

 

Un espace politique éclaté

La Région wallonne, au sens où on l'entend aujourd'hui, n'a jamais connu d'unité politique avant la seconde moitié du XXe siècle.

Dans l'Antiquité, les territoires qui la composent appartenaient à la Gaule septentrionale. César la conquit en 57 avant notre ère, après avoir vaincu successivement les Nerviens et les Aduatiques qui, avec les Eburons et les Trévires, la peuplaient. Culturellement, ces tribus relevaient du monde celte, y compris les Belgae, venus du Rhin moyen entre Meuse et Seine, environ deux siècles avant la conquête romaine.

La pax romana - elle dura jusqu'en 406-407 - marqua durablement ces régions organisées dans le cadre d'une “province Belgique” qui vit notamment se développer trois centres urbains de quelque importance : Tournai, Namur et Arlon. Puis survinrent les invasions, l'écroulement de l'empire romain et le dépeçage de la Gaule. En quelques phrases, L. Génicot a parfaitement synthétisé l'histoire de ces terres, baignées à l'ouest par l'Escaut et à l'est par la Meuse, entre les Ve et IXe siècles :

"Partis de Tournai, les Mérovingiens, [..] l'ont [la Gaule], avec Clovis et ses fils (481-511), placée tout entière sous leur autorité. Provisoirement : les descendants du conquérant se partagèrent son royaume. L'Est de la partie septentrionale forma l'Austrasie. Elle allait, pour la Wallonie actuelle, du Rhin à l'Escaut et fut rapidement dominée par une grande famille qu'on désigne des noms de ses premiers et de son plus glorieux représentants, les Pippinides ou les Carolingiens. Des gens de la Meuse moyenne. Ils y possédaient leurs terres patrimoniales, immenses [...]. Cette dynastie de la Meuse refit ce qu'avait réussi celle de l'Escaut. Elle franchit celui-ci et, dès 687, s'imposa à toute la Francia. Elle réalisa bien davantage. Après avoir, en 751, avec Pépin le Bref, détrôné les Mérovingiens, elle s'empara, avec Charlemagne (768- 814), de la plus grande partie de l'Italie et du Nord de l'Espagne, atteignit l'Elbe et l'Europe centrale, fonda l'Occident et, en 800, ceignit la couronne impériale."

Le traité de Verdun (843) allait à nouveau diviser politiquement l'empire. Des trois territoires résultant du partage, deux intéressent directement notre propos. La Francia occidentalis, qui se confondrait plus tard avec la monarchie française, englobait Tournai et son arrière-pays ainsi que la région de Mouscron. La Francia média, soumise à nombre de démembrements ultérieures, donna naissance à la Lotharingie; terre d'Empire depuis 925, cette dernière incorporait le reste du territoire de la Wallonie d'aujourd'hui. De fragmentations en fragmentations se mettraient en place, surtout à partir du XIIe siècle une mosaïque de principautés; elles constitueraient le socle de la géographie politique et administrative des régions "belges", donc "flamandes" et "wallonnes", jusqu'à l'annexion à la France en 1795.

Le XVe siècle est un tournant majeur. Les ducs de Bourgogne rassemblèrent en quelques décennies par mariages, achats et conquêtes l'équivalent du Bénélux et du nord de la France, y compris l'Artois. Au nombre de cet impressionnant ensemble de principautés, épinglons les comtés de Flandre, de Hainaut et de Namur, les duchés de Brabant, de Limbourg et de Luxembourg; les Bourguignons réussirent même à placer sous protectorat les principautés ecclésiastiques de Liège et de Stavelot-Malmédy.

La mort de Charles le Téméraire (1477) remit en question l'héritage. Les Liégeois, notamment, retrouvèrent leur autonomie. Comme l'écrit A. Uyttebrouck, "c'était, pour trois siècles encore, la fin de l'unité éphémère de nos régions réalisée sous le règne précédent. Désormais les Pays-Bas (le nom allait s'imposer grâce aux Habsbourg qui opposèrent ce "plat pays" à leurs possessions de Haute-Autriche) allaient être coupés en deux par la principauté de Liège qui séparait le Limbourg et le Luxembourg, à l'est, des autres terres transmises aux successeurs des ducs de Bourgogne".

Cette situation resterait à peu de choses près figée jusqu'à la fin de l'ancien régime : espagnols du début du XVIe siècle jusqu'en 1713-14, puis autrichiens jusqu'en 1794, les Pays- Bas s'étaient cependant accrus de Tournai et du Tournaisis, enlevés à la France en 1521-22 par Charles-Quint. Aucune de ces anciennes principautés, à l'exception du comté de Namur, n'était linguistiquement homogène.

Bref, l'espace wallon est pour l'essentiel soumis à la domination du prince évêque de Liège en son centre et ailleurs à la domination des Habsbourg. La distinction Pays-Bas et Principauté de Liège ne rend cependant pas compte de la complexité de la géographie politique car il existait d'autres "terres wallonnes" qui constituaient autant de petits états autonomes : ainsi en était-il encore à la veille de la Révolution française de la principauté abbatiale de Stavelot-Malmédy (600 km²) et du duché de Bouillon (230 km²) propriété depuis la fin du XVIIe siècle des la Tour d'Auvergne. D'autres territoires relevaient de puissances étrangères : depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, Philippeville et Mariembourg d'une part et l'enclave de Brabençon d'autre part étaient des terres du roi du France.

Il faudra attendre la chute de l'ancien régime pour voir la totalité de ces territoires amalgamés dans un ensemble qui dépasserait largement les limites de la Belgique, et à fortiori de la Wallonie d'aujourd'hui : la République française puis l'Empire napoléonien (1794- 1814/15). Les Français firent table rase de l'ancienne géographie administrative et de ses dénominations; ils divisèrent les terres conquises en neuf départements (les "départements belgiques"), dont quatre -Jemappes, Sambre et Meuse, Forêts et Ourthe - et la partie méridionale du département de la Dyle correspondent pour l'essentiel à l'espace wallon. Après Waterloo, les territoires "belges" furent intégrés de 1814-15 à 1830 au royaume des Pays-Bas de Guillaume ler d'Orange; les Hollandais aménagèrent légèrement les limites des départements, à nouveau baptisés provinces et dotés de dénominations qui rappelaient les anciennes principautés : le Hainaut succéda à Jemappes, Namur à Sambre et Meuse, Liège à Ourthe, Luxembourg à Forêts et Brabant à Dyle. La Belgique indépendante n'y apportera que des aménagements mineurs.

 

 

Les frontières linguistique et culturelle

Cinq siècles. Telle est la durée de la présence romaine. A l'évidence, la romanisation est essentielle pour comprendre l'évolution linguistique des régions "wallonnes" : le français et les divers dialectes wallons ne sont-ils pas les héritiers du latin ?

Le poids de la latinité s'est indiscutablement trouvé renforcé par le rôle conféré à ces régions en tant qu'arrière-pays des armées romaines cantonnées le long du Rhin : elles les approvisionnent en armes et en produits agricoles. Des entrées de Germains dès le début de notre ère - elles prirent davantage l'aspect d'invasions au Bas Empire - ne remirent pas en cause le processus de romanisation des populations celtes, plus nettement engagé depuis le IIIe siècle. Il est vrai qu'en raison des poussées "barbares", il convenait de resserrer le front; dès lors, ces territoires, abrités derrières l'axe de communication Boulogne - Bavay - Cologne et protégés par un nombre croissant d'ouvrage fortifiés, avaient acquis une valeur stratégique de premier ordre. Il est vrai aussi que leur population sans doute plus importante - même si ce n'est pas une preuve déterminante, il est indéniable que les villas romaines y ont été beaucoup plus nombreuses qu'au sud de la Hollande et au nord de la Belgique - favorisa davantage l'absorption des migrants d'origine germanique. Reprenons la conclusion de F. Rousseau :

"Le territoire qui forme, à peu de chose près, la Wallonie d'aujourd'hui est devenu, alors un glacis de la Romania. Vis-à-vis des Germains, qui s'établirent dans la zone abandonnée et la coloniseront, les Gallo-Romains du Nord de la Gaule deviennent les Walah : ce sont les Wallons".

La pénétration des populations germaniques se fit décisive au début du Ve siècle et balaya la puissance romaine. Des Francs se sont établis selon toute vraisemblance, jusque dans le nord de la France (la toponymie en a conservé de multiples traces). Toutefois, cette situation ne paraît pas avoir fondamentalement altéré le caractère linguistique d'une région où une intense évangélisation, accompagnée de la création de diocèses (VIe siècle) et de la fondation de nombreuses abbayes à partir du VIIe siècle (Fosses, Nivelles, Andenne...) assura la permanence de la langue latine et donc conforta le poids de la romanité dans les parlers.

Toujours est-il qu'entre le VIIIe et le Xe siècle, lorsque l'accroissement de la population favorisa les points de contact entre le Nord et le Sud, une frontière linguistique émergea "linéaire et continue [...] oeuvre des siècles" (L. Génicot); elle fluctua quelque peu vers le nord aux XIe et XIIe siècles, mais pour l'essentiel, les jeux étaient faits : l'espace "wallon" resterait solidement arrimé à la romanité.

Tout naturellement, lorsque le latin céda la place dans les chartes à la langue vulgaire, c'est la langue d'oïl - elle s'était de plus en plus détachée du latin à partir du IXe siècle - qui s'imposa. La charte-loi de Chièvres (1194) nous en fournit un des exemples les plus anciens; elle confirme un processus, décelé en Provence quelques décennies plus tôt, et qui se reproduira notamment en Picardie et dans le bassin de l'Escaut au XIIIe siècle : "l'introduction du parler vulgaire dans les chartes et autres documents administratifs se fit par petites étapes : d'abord des mots, puis des phrases, enfin des actes; et des lambeaux de latin s'accrochèrent longtemps aux textes".

Il faudra attendre la fin du XVe siècle pour trouver trace du mot wallon dans les Mémoires, écrits entre 1466 et 1477, du chroniqueur Jean de Haynin; le mot se substitua à walesc couramment utilisé en Hainaut au XIVe siècle pour signifier langage roman, langue d'oïl. Désormais, wallon va l'emporter sur toutes les expressions concurrentes pour désigner un parler roman. Ainsi que l'a mis en lumière A. Henry, "de même que le terme Wallonie se répandra par opposition à Flandre dans la Belgique centralisée du IXXe siècle, de même, dans les Pays-Bas du XVe siècle, état "rassemblé”, pour la première fois, par les ducs de Bourgogne, le terme wallon est devenu d'usage général, parce qu'un bloc de langue romane s'est trouvé, par la nature des choses, face à un bloc de langue thioise, à l'intérieur d'un cadre politique unique [...] abstraction faite [...] de la principauté de Liège".

Au XVIe siècle, lire et écrire en wallon, c'est recevoir l'instruction en français et non plus en latin. Mais si au XVIIe siècle, wallon sera encore couramment utilisé au sens de langue française - il n'est plus question depuis belle lurette de langue d'oïl -, c'est également depuis la Renaissance qu'il va commencer à désigner un parler roman régional, un dialecte dont les philologues et les linguistes ont progressivement délimité l'aire d'extension au Hainaut oriental, au Namurois et à la province de Liège.

Aux confins des XVIIIe et XIXe siècles, ces "terres wallonnes", politiquement éparses, étaient, et cela bien avant l'occupation française, profondément imprégnées par la culture française. Paris donnait le ton, surtout dans la principauté, pour la mode, les bijoux et même déjà la cuisine ! Certes l'Italie conservait la cote, mais il n'était point d'artistes de renom, peintres ou architectes qui ne fissent un séjour d'études dans la monarchie la plus imposante d'Europe. Des intellectuels français, souvent exilés, y occupaient le haut du pavé; Liège et Bouillon leur furent redevables d'être devenues des centres réputés d'édition et de presse.

 

 

Des "Wallons" et des "Liégeois"

Les Pays-Bas sous l'ancien régime n'ont jamais constitué un royaume. C'était une Confédération de principautés unies à leur souverain dans le cadre d'un lien personnel. Le prince était duc de Brabant, comte de Hainaut, comte de Namur..., mais ne portait pas le titre de roi des Pays-Bas. Dans ce contexte, la "nationalité était d'abord principautaire : on était avant tout hennuyer, brabançon, luxembourgeois... A la fin du XVIIIe siècle, en dépit des efforts de centralisation entamés par les ducs de Bourgogne et renforcés par leurs successeurs de la maison de Habsbourg, existaient au niveau des administrations publiques des diverses principautés ou "provinces" comme on avait coutume de les appeler, des interdictions professionnelles qui frappaient celui qui n'était pas "né et nationné" de la province.

Si c'est au XVe siècle qu'apparaît le mot wallon pour qualifier la langue romane parlée dans les Pays-Bas, une langue que les observateurs et voyageurs des XVIIe et XVIIIe siècles, présentent de plus en plus souvent comme un français corrompu à l'image de ce qui passe dans la plupart des provinces du royaume de France, c'est au même moment qu'il commence à désigner un groupe ethnique : les habitants de langue romane des Pays-Bas. Mais un fait mérite tout particulièrement d'être souligne : ces Wallons sont soigneusement distingués des Liégeois, les habitants de la principauté. Cette différenciation subsista sans faille jusqu'aux environs de 1770 et était encore souvent de mise au début du XIXe siècle. A vrai dire, les Liégeois étaient fiers de pouvoir exciper de caractéristiques nationales qui leur auraient été spécifiques par rapport aux habitants des Pays-Bas - on les appelait de plus en plus souvent Belges (Flamands et Wallons confondus) au XVIIIe siècle -; ces qualités auraient été l'impétuosité, l'esprit vif et frondeur, le goût de la liberté... Notons cependant que la langue parlée en principauté de Liège est également appelée wallonne dès le XVIe siècle. Par ailleurs, au sein même de la principauté qui compte une importante minorité flamande, on a recours à l'adjectif wallon pour caractériser ce qui est de la langue romane, y compris les habitants quand il s'agit de les opposer à ceux de langue flamande. Une page sera définitivement tournée sous le régime hollandais :

"En 1814, après la chute de l'Empire, lorsque le sort à faire aux départements réunis sera discuté, on parlera encore régulièrement des Belges et des Liégeois. Quinze ans plus tard, la distinction aura complètement disparu [...] le royaume des Pays-Bas fut divisé en deux camps : les Hollandais d'un côté, les Belges de l'autre. Les Liégeois, automatiquement, firent cause commune avec les Belges; face aux Hollandais, ils deviendront purement et simplement Belges. Dans une Belgique qui englobe désormais les Liégeois, il va de soi que la fusion s'opère de la même manière dans la partie francophone du pays. Les Wallons vont désormais former un tout au sein duquel on ne distinguera plus entre Liège, le Hainaut ou Namur."

 

II. Une mal aimée de l'Histoire

En Belgique, comme dans beaucoup de pays, la conception et l'enseignement de l'histoire ont été intimement liés à une certaine idée du patriotisme : on voulait montrer que la Belgique présentait un caractère d'unité foncière; la Belgique était une nécessité de l'histoire et il fallait bannir tout ce qui mettait l'accent sur les différences. Cette tendance se précisa surtout à l'extrême fin du XIXe siècle. Edmond Picard, en 1897, croit découvrir "l'âme belge" - "l'âme belge existe puisque je la sens"; selon le célèbre avocat, une évidence historique s'impose, "le caractère indestructible de la Belgique, cette nécessité mystérieuse que rien n'a pu détruire". Publiée à partir de 1899, l'Histoire de Belgique d'Henri Pirenne donne un contenu scientifique, ou du moins considéré comme tel, à l'affirmation péremptoire de Picard; l'historien verviétois, professeur à l'Université de Gand, croit pouvoir démontrer qu'il existe un "peuple belge" depuis le Moyen Age, bien avant les ducs de Bourgogne par ailleurs glorifiés pour leur action centralisatrice; l'unité nationale, et c'est un cas exceptionnel clame Pirenne, a donc précédé chez nous l'unité de gouvernement. Le “phénomène belge" si l'on en croit l'illustre historien est un savant mélange d'influence romane et d'influence germanique; la Flandre, province bilingue dès le Moyen Age, en est le meilleur exemple et c'est ce qui explique que l'Histoire de Belgique de Pirenne soit construite autour de la Flandre qui a vu se former une "civilisation originale".

 

 

Histoire et patriotisme

Cette vision unitariste de l'histoire fut bientôt confondue avec le patriotisme car elle rencontrait un besoin. Diverses raisons expliquent, en effet, la consolidation de l'amalgame au début du XXe siècle. Le mouvement flamand affermissait ses positions; les Wallons commençaient à réagir et il en résultait inévitablement une tension entre communautés. On voulut donc donner aux fêtes qui marquèrent les septante-cinq ans de l'indépendance en 1905 un caractère particulièrement grandiose et l'on s'empressa d'utiliser à des fins politiques les thèses de Pirenne; il fallait raviser la flamme patriotique. N'oublions pas non plus que dans les années qui suivirent, la tempête souffla sur la scène internationale; la défense du sol natal figura au premier chef des préoccupations à la veille de la guerre 1914-18; on craignait pour la Belgique les conséquences d'un affrontement entre le coq gaulois et l'aigle flamand. La peur des mouvements centrifuges, les menaces qui planaient sur l'intégrité du sol, mais aussi les appréhensions de cléricalisme qui redoutait que la partie sud du pays n'échappât à son emprise, amenèrent l'élite politique et francophone du pays à confondre patriotisme et unitarisme et à jeter le discrédit sur tout ce qui pourrait diviser les Belges. L'enseignement de l'histoire en restera profondément marqué car la conception finaliste allait y prévaloir pendant près de septante ans.

La littérature nationaliste foisonna surtout aux environs de 1930. Le centenaire se révéla propice aux déclarations enflammées dont certaines ne laissaient d'ailleurs pas d'être inquiétantes tant elles témoignaient d'une volonté de direction des esprits. Qu'écrivait notamment le Comte Louis de Lichtervelde dans une article intitulé Méditation pour le Centenaire. La particularisme belge publié dans La revue catholique des idées et des faits du 13 septembre 1929 ? En fait, de Lichtervelde était conscient que "chez nous le régionalisme est, en vertu de la tradition, la seule base solide de l'attachement à la "généralité" et qu'il faut tout faire pour conjuguer ces deux forces" mais il craignait par dessus tout l'exaltation ou tout simplement une trop grande mise en valeur de particularismes qui tôt ou tard se révéleraient incompatibles avec la Belgique, telle qu'elle s'était forgée depuis le Moyen Age. Ces considérations l'amenaient à tenir des propos extrêmement fermes:

"La liberté de l'Enseignement nous a trop fait croire que l'Etat n'avait aucun rôle dans la direction spirituelle de la Nation. Il doit cependant défendre les bases sur lesquelles il repose; quand on l'attaque jusque dans l'esprit des petits enfants, peut-il demeurer indifférent ? L'enseignement du patriotisme est à juste titre inscrit dans la loi, mais il y a , hélas, les maîtres qui repoussent ouvertement ce devoir. Pourquoi ne pas sévir ? On punit un ivrogne, un falsificateur de lait, on laisse faire un empoisonneur public !"[...]

"Le Centenaire devrait marquer l'ouverture d'un croisade où toutes les leçons du passé viendraient prémunir l'esprit public contre les tentations fatales qui l'assaillent sans merci."

L'ire de de Lichtervelde était essentiellement tournée contre le nationalisme flamand. Mais le nationalisme wallon, en pleine somnolence à l'époque et sa francophilie n'auraient pas davantage échappé aux foudres de l'auteur d'autant qu'entre 1830 et 1914, la France était toujours apparue comme la menace la plus grave pour l'existence de la Belgique et l'influence de la culture française comme un élément potentiellement dissolvant de la nationalité belge. C'est cet esprit qui anime un H. Carton de Wiart lorsqu'un peu avant la Première Guerre mondiale, il rendait hommage à E. Picard parce qu'il "a délivré notre nationalité en plein croissance d'un servitude humiliante pour elle, qu'il a défendu contre l'investissement des influences étrangères nos façons personnelles de penser et de sentir..."

L'histoire unitariste en Belgique a donc été très longtemps fondamentalement anti- française. Aussi fut-il de bon ton de mettre l'accent sur la spécificité du pays qui le rendait particulièrement inassimilable par la France : son élément flamand. D'où l'amalgame entre "belge" et "flamand" ! Il survécut au premier conflit mondial qui avait anéanti chez nombre d'intellectuels belges des deux régimes linguistiques l'admiration qu'ils avaient vouée à l'Allemagne, sans pour autant dissiper totalement, surtout en Flandre, la méfiance à l'égard de la France : le débat sur la politique de la neutralité en sera un parfait révélateur à la fin des années trente.

A l'époque, le chanoine Prims, archiviste de la ville d'Anvers publia De wording van het nationaal bewustzijn in onze gewesten (Anvers, 1938 - La genèse de la conscience nationale dans nos contrées), un ouvrage surtout centré sur le Brabant; l'auteur consacrait une attention toute particulière aux premières décennies du XIXe siècle et concluait : "la révolution de 1830 fut, en pays flamand, belge et nationale tout comme la révolution brabançonne et le Boerenkrijg. Seuls les éléments devenus étrangers au peuple ou importés d'ailleurs sont aux côtés du Hollandais" (p. 179). Or, cette phrase prend tout son sel si on l'éclaire par le contexte : d'après Prims, tant à Anvers qu'en Campine avaient été pro- belges les éléments flamands de la population; en revanche, les tracts de propagande favorables à l'orangisme étaient rédigés en français et les partisans de la Hollande se recrutaient dans la bourgeoisie francisée ainsi que "parmi les membres de la vieille noblesse séduite par le militarisme de Napoléon et francisée". Ces considérations n'étaient pas pour déplaire bien au- delà de la Flandre comme en témoigne le compte rendu élogieux publié par le professeur de philosophie, Léon Suenens, le futur cardinal, dans La Revue catholique des idées et des faits (20 janvier 1939). Par ailleurs, à l'exception des milieux proches du Mouvement wallon, L'équation Flamand = Belge, dénoncée par M. Wilmotte dès 1911 - c'était le titre d'un opuscule - continuait à avoir cours dans tous les secteurs qui touchaient au domaine artistique : cette assimilation du "génie belge" au "génie flamand" tendait évidemment à éradiquer toute référence à la tradition française.

 

 

Le Mouvement wallon conteste

Les conceptions en honneur ne permettaient donc pas de réserver aux régions wallonnes la place qu'elles étaient en droit de revendiquer dans les synthèses consacrées aux territoires constitutifs de la Belgique : c'était particulièrement vrai pour ceux qui, sous l'ancien régime, relevaient de la principauté de Liège. L'histoire de la Wallonie, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, n'appartint donc pas au champ d'investigation des milieux scientifiques, d'autant que la pensée historique francophone resta totalement dominée par celle qu'avait imposée Pirenne, à l'inverse de ce qui s'était dessiné en Flandre au tournant des années trente.

L'historiographie "wallonne", qui prit naissance au début du siècle en réaction aux écrits de Pirenne et de Picard, fut donc affaire d'amateurs, de non spécialistes proches du Mouvement wallon. Sa qualité s'en ressentit. Au manque d'esprit critique, aux lacunes de l'information s'ajoutèrent des vices de conception qui lui conférèrent les mêmes défauts, mais inversés, de l'historiographie "belgiciste" : la substitution au finalisme belge d'un finalisme "wallon"; un "principocentrisme" étonnant qui aboutissait à confondre abusivement l'histoire de la principauté de Liège avec celle de la Wallonie; enfin, une francophilie excessive qui avait pour conséquence une surestimation des sympathies éprouvées pour la France par les populations des régions wallonnes aux différentes époques de l'histoire. Dans le genre, le livre de P. Recht relatif à 1789 en Wallonie (1933) sortait néanmoins de l'ordinaire. Il faut encore réserver une mention particulière à la fondation de la "Société d'histoire pour la Défense et l'Illustration de la Wallonie" (1938, futur Institut Jules Destrée, dont les Cahiers d'histoire commencèrent à retenir l'attention. Les réactions étaient surtout vives en région liégeoise où l'on n'appréciait guère l'hommage appuyé rendu par l'"histoire officielle" à des ducs de Bourgogne qui n'avaient laissé à la principauté épiscopale que de cuisants souvenirs : elles explosèrent notamment à l'occasion du "Congrès Wallon" qui se tint à Liège en 1905.

Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, la recherche universitaire bouda également l'histoire du Mouvement wallon. Celle-ci fit l'objet de deux études, qui tenaient la fois de l'histoire, du témoignage et du manifeste : elles avaient pour auteurs des acteurs des événements, E. Jennissen (1913) et J. Destrée (1923). Il en serait ainsi encore longtemps.

 

 

Une nouvelle génération d'historiens

Après 1945, l'"histoire wallonne" cessa d'être affaire de non-spécialistes, même si ces derniers, avec des fortunes diverses et sans guère renoncer aux vices qui avaient altéré la qualité des publications de leurs prédécesseurs, occupaient le devant de la scène. Une nouvelle génération de scientifiques allait progressivement investir un champ de recherche que les maîtres illustres avaient jusque là dédaigné, et que bon nombre d'historiens éminents continueraient d'ailleurs à ignorer jusque dans les années septante.

A toute règle, il y a cependant des exceptions et il convient de saluer le rôle de pionnier, dès avant-guerre, de L.E. Halkin, qui jeune professeur à l'Université de Liège, osa livrer au public dans un numéro spécial de La Cité Chrétienne (20 mai 1939) un article retentissant La Wallonie devant l'histoire : sans ménagement, l'auteur taillait des croupières aux falsifications "belgicistes" ou "wallingantes".

Halkin, futur actif de la Commission d'histoire de l'A.P.I.A.W., avait en fait ouvert la voie. Au lendemain du second conflit mondial, l'enseignement et la recherche universitaires allaient compter dans leurs rangs des nouvelles recrues qui lui emboîteraient le pas; elles s'attacheraient à dégager sereinement les lignes de forces de l'histoire et de la culture des ensembles territoriaux qui, à partir de 1830, constituèrent l'espace wallon à l'intérieur de la Belgique indépendante; elles mettraient en exergue les convergences mais sans rien omettre des dissemblances, en se gardant aussi de tout péché d'anachronisme. Elles avaient pour nom : J. Lejeune et F. Rousseau (Université de Liège), L. Genicot (Université catholique de Louvain), M.A. Arnould (Université libre de Bruxelles).

Le réveil du monde scientifique belge, et en particulier francophone, fut un parcours de longue haleine marqué notamment par une participation décisive aux travaux de la section culturelle du "Centre de recherche pour la solution nationale des problèmes sociaux, politiques et juridiques en régions wallonnes et flamandes" (Centre Harmel), créé en 1948, et dont le rapport ne fut publié que dix ans plus tard, et le Congrès culturel wallon de Namur (1955) où F. Rousseau impressionna ses auditeurs.

Les affrontements linguistiques des années soixante et leur conséquence, la reconnaissance des Communautés et des Régions lors de la révision de la Constitution de 1970, contribuèrent à la mutation des esprits. Le monde académique dans sa grande majorité fut plus ouvert; publier des synthèses de caractère scientifique sur la Wallonie cessa d'être hérétique; voilà qui explique que deux ouvrages d'envergure purent être menés à bien sous la direction de L. Genicot en 1973, Histoire de la Wallonie, et celle de H. Hasquin 1975- 76, La Wallonie. Le Pays et les Hommes; ces travaux avaient rendu superflue la poursuite de l'expérience lancée par la Fondation Charles Plisnier : à l'instigation de sa Commission historique, elle publia à partir de 1965 des Etudes d'histoire wallonne dont au total six fascicules de qualité étaient sortis de presse en 1974.

Ces synthèses, surtout la seconde, avaient abordé pour la première fois dans une perspective scientifique, en restituant le phénomène dans son contexte général, l'histoire du Mouvement wallon; par ailleurs ses archives commençaient à être rassemblées systématiquement - création en 1952 du "Fonds d'histoire du Mouvement wallon" - et sa connaissance s'était enrichie notamment grâce aux opuscules d'un témoin de premier plan, F. Schreurs, Secrétaire général du Congrès national wallon.

 

 

Le tournant de 1980

L'année 1980 est doublement significative. Elle marquait le cent cinquantième anniversaire de l'Etat belge; elle connut aussi une matérialisation du fédéralisme qui le rendait irréversible par le biais d'une nouvelle révision de la Constitution. Ces deux faits influencèrent le cours des événements dans les années immédiatement antérieures et postérieures.

Qu'il y ait eu ambition d'anticiper par quelques actions d'éclat sur les flonflons nationalistes de 1980 est évident. Tel était bien le but de "Wallonie libre" en organisant le 6 octobre 1979 à Bruxelles un colloque La Wallonie au-delà de la régionalisation; les préoccupations culturelles y furent très présentes; j'y développai notamment un exposé Culture, Education et Autonomie dans lequel l'accent fut mis sur l'indispensable promotion de la langue maternelle et de l'histoire. Mais, après qu'eussent été démontés les mécanismes de l'historiographie "belgiciste", un cri d'alarme était jeté :

"[...] que constate-t-on aujourd'hui ? Tandis que la recherche et l'enseignement universitaires sont enfin débarrassés de ces oripeaux, dans l'enseignement secondaire, on réduit régulièrement depuis 1972 le rôle de l'histoire - ce qu'il en reste est d'ailleurs conçu en dépit du bon sens. Faire fi de l'histoire, c'est non seulement renoncer à une méthode critique de réflexion particulièrement enrichissante, mais c'est aussi freiner la prise de conscience de l'identité culturelle de nos régions".

Or, à l'époque, et par un heureux concours de circonstances, J. Hoyaux, Président d'un Institut Jules Destrée qu'il avait revitalisé, - il avait notamment organisé en février 1976 une journée d'étude sur le Mouvement wallon - était en même temps un Ministre de l'Education nationale (F) qui se révélait soucieux de rencontrer ces préoccupations et d'améliorer l'enseignement de l'histoire, en prenant davantage en compte les réalités régionales. C'est également à la suite de contacts qu'il noua dans les derniers mois de 1978 avec le signataire de ces lignes que le Conseil d'administration de l'ULB créa en faculté de philosophie et lettres en juin 1979 un cours d'histoire de la Wallonie et du Mouvement wallon - le premier en Communauté française - dont la leçon inaugurale fut donnée le 6 février 1980 en présence du ministre.

La réforme de l'Etat atténua encore un peu les réticences qui pouvaient subsister dans les milieux universitaires à l'égard de la nouvelle approche de l'"histoire nationale". Les mémoires de licence, thèse de doctorats, article et livres scientifiques consacrés à des personnalités du Mouvement wallon et à l'histoire de celui-ci se multiplièrent. Dans les années quatre-vingts, les publications de l'Institut Jules Destrée gagnèrent également en qualité et en quantité. Bref, le sujet de recherche était dédramatisé. S'il était encore de mise d'estimer vers 1980 que l'histoire du Mouvement wallon restait à écrire, il est évident que quinze ans plus tard, on doit constater pour s'en réjouir, que de nombreuses lacunes ont été comblées; la confection de l'Encyclopédie du Mouvement wallon n'en est pas la moindre preuve. Le tournant pris par la recherche historique francophone - il est postérieur de près de trente-cinq ans à celui de l'historiographie flamande - est irréversible. Il restera à le préserver en permanence contre les éternelles tentations de dérapages qui voudraient limiter la perspective historique des "nouveaux belges" qu'ils soient Wallons, Bruxellois ou Flamands - l'expression a fait fureur depuis la révision de la Constitution de 1988 - au seul horizon de la Wallonie ou de la Communauté française par exemple.

Hervé Hasquin, La Wallonie : d'où vient-elle ?, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.


 

 

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