II. La Région : un pôle de rassemblement des volontés wallonnes (1979-1985)
C'est bien un
gouvernement PSC-CVP-PS-SP-FDF comportant en son sein des exécutifs régionaux et
communautaires, et dirigé par le CVP Wilfried Martens qui se met en place le 5
avril 1979. Il prévoit de réaliser la réforme de l'Etat en trois phases :
d'abord la phase immédiate (Loi du 5 juillet 1979), ensuite la phase transitoire
et irréversible (projets 260 et 261), enfin la phase définitive. L'accord porte
sur la création des exécutifs régionaux et communautaires (avril-juillet 1979),
la définition des compétences des exécutifs (Loi du 5 juillet 1979 sur les
institutions communautaires et régionales provisoires) qui étend les compétences
régionales et doit transférer aux communautés les matières personnalisables, la
régionalisation et la communautarisation du budget, ainsi que le transfert et la
création des ministères des communautés et des régions (17 avril 1979). Le 20
juillet 1979, la loi provisoire du 1er août 1974 est modifiée : les assemblées
régionales consultatives où les socialistes n'avaient jamais voulu siéger sont
supprimées. Les exécutifs régionaux subsistent sous forme de comités
ministériels au sein du gouvernement : un pour la Flandre, un pour la Communauté
française, un pour la Région wallonne. Toutefois, si la Région se voit attribuer
de nouvelles compétences comme l'exploitation des richesses naturelles et le
traitement des déchets solides, les importantes matières personnalisables
qu'elle exerçait depuis 1974 sont transférées à la Communauté. Le premier
Exécutif régional wallon se réunit à Namur le 25 avril 1979 sous la présidence
du Ministre de la Région wallonne Jean-Maurice Dehousse. Y siègent les deux
secrétaires d'Etat adjoints aux ministre de la Région wallonne : Bernard Anselme
(PS) et Antoine Humblet (PSC). Ce dernier sera remplacé par Philippe Maystadt le
15 octobre. Le 14 mai 1979, se tient pour la première fois à Namur l'Assemblée
des Parlementaires de la Région wallonne qui, sous la présidence de Léon Hurez,
s'est réunie pour entendre la déclaration de politique régionale d'un Exécutif,
"dont les membres n'exercent que des compétences exclusivement régionales".
Cette réunion, informelle puisque le Conseil régional a été supprimé, se tient
en l'absence des libéraux.
Par ailleurs, l'asymétrie
des institutions née de la réforme exprime des différences de conception entre
Flamands et Wallons, mais aussi des tensions entre fédéralistes wallons et
partisans francophones d'une communautarisation à deux, basée sur la solidarité
culturelle française. Le Président de l'Exécutif wallon, Jean-Maurice Dehousse,
le souligne dans La Dernière Heure le 10 décembre 1979 : "La poussée vers
le fédéralisme ou la régionalisation à deux [...] met en cause la Wallonie. Car
dans le système simplifié dont on vante les mérites, en fait on soustrait
la réalité wallonne. Cela les Wallons ne l'admettent pas et surtout les
socialistes wallons..."
Les blocages succèdent
aux tensions. Après le départ forcé des ministres FDF du gouvernement, un nouvel
accord politique est conclu les 18 et 19 janvier 1980, ouvrant la voie à Martens
II. Lors de la discussion du projet 261 (mars 1980), le Sénateur François Perin
démissionne : "Il est difficile", s'écrie-t-il, "de rester parlementaire d'un
Etat auquel on ne croit plus et dont le système politique paraît absurde, et
représentant d'une nation - selon les termes de la Constitution - qui n'existe
plus". Le 2 avril, l'article 5 du projet de loi spéciale des communautés
n'obtient pas la majorité des deux tiers au Sénat à cause de la rébellion de
deux parlementaires CVP concernant la création du conseil régional bruxellois.
Le gouvernement chute une nouvelle fois. Il faut un mois et demi pour essayer de
démêler le noeud. Finalement, on le coupe : les 14 et 15 mai 1980, les partis
concernés approuvent un accord de gouvernement associant libéraux, socialistes
et sociaux-chrétiens, sur base des propositions Martens sur la réforme de l'Etat,
sauf Bruxelles, qui est écartée de la révision. Elle restera soumise à la loi
des dispositions transitoires du 5 juillet 1979. L'accord semble le plus
difficile à obtenir chez les socialistes francophones où une opposition wallonne
au Congrès du PS se manifeste. Elle est animée par Ernest Glinne et Jacques
Yerna, ainsi que par une série de députés. Elle sera minorisée. Les critiques
essentielles portent sur la réduction des compétences - insuffisantes pour mener
une véritable politique économique - le transfert de moyens financiers
dérisoires dépendant du pouvoir central, le risque d'intégration des organes
régionaux dans la communauté. Dans le cadre de cette participation du bout des
lèvres, le PS annonce qu'il quittera le gouvernement si la régionalisation n'est
pas votée avant les vacances parlementaires. L'Exécutif wallon mis en place le
18 mai est composé de Jean-Maurice Dehousse (PS), Pierre Mainil (PSC) et André
Bertouille (PRL).
La quatrième révision
constitutionnelle de l'histoire de l'Etat belge permet un accroissement des
compétences des communautés et des régions, qui disposent dès lors d'Assemblées
législatives délibérantes et d'Exécutifs responsables devant ces assemblées. Le
Projet de loi de réformes institutionnelles à majorité spéciale est voté le 5
août 1980 (loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980) et à
majorité simple le 7 août 1980 (loi ordinaire de réformes institutionnelles du 9
août 1980) . Le principe de l'équipollence absolue des normes adoptées par les
pouvoirs national, régional et communautaire est reconnu, même si le pouvoir
résiduaire n'est plus accordé aux Régions, comme le prévoyait le projet 461. Les
décrets ont désormais force de loi. Les Communautés consacrent la division en
deux entités principales plutôt qu'en trois régions comme le voulaient les
fédéralistes wallons et bruxellois. Les compétences régionales définies sont
assorties de nombreuses exceptions, elles portent sur l'aménagement du
territoire, l'environnement, la rénovation rurale et la conservation de la
nature, le logement, la politique de l'eau, la politique économique, la
politique de l'énergie, les pouvoirs subordonnés, la politique de l'emploi ainsi
que la recherche scientifique appliquée liée à ces matières. Résultat, comme
l'indique l'éditorialiste de Pourquoi Pas ? : "une décentralisation
teintée de fédéralisme. On a créé des pouvoirs autonomes, mais avec des
compétences restreintes et des moyens financiers et fiscaux très limités. Quant
aux tâches qui sont confiées, elles sont principalement d'exécution. En plus, on
s'est bien gardé de supprimer les provinces".
Installé au Novotel à
Wépion, le nouveau Conseil régional wallon, siège pour la première fois le 15
octobre 1980. Le 6 novembre 1980, Léon Hurez, qui vient d'être élu président du
Conseil, souligne que, comme dans tout système parlementaire, il existera sans
aucun doute une minorité et une majorité au Conseil. Néanmoins Léon Hurez
souhaite "qu'il n'y ait jamais une opposition à la Wallonie". Le 9 décembre 1980
, le Conseil approuve pour la première fois son budget. En ce commencement de
l'histoire politique du pouvoir wallon, l'ouverture sur le monde français,
notamment par la mise en place d'accords avec le Québec dès 1980 (Déclaration de
Namur du 13 décembre 1980) et l'intégration directe à l'Europe, par la
collaboration interrégionale, ont constitué deux atouts considérables
d'affirmation de la Région wallonne.
Pourtant la Wallonie ne
peut encore disposer de son destin. Des secteurs économiques entiers sont restés
nationaux en 1980 : les charbonnages, la construction et la réparation navale,
l'industrie du verre creux d'emballage, l'industrie textile et la sidérurgie.
Les aciéries wallonnes, dont les structures sont anciennes, sont touchées de
plein fouet par la crise mondiale. Le plan de restructuration industriel et
financier des industries sidérurgiques adopté en 1978 par le gouvernement n'est
pas appliqué : à l'aube de 1981, aucun investissement à moyen terme n'a été
réalisé dans l'acier wallon. Fin 1980, les présidents des deux grandes sociétés
wallonnes, le Carolorégien Albert Frère et le Liégeois Julien Charlier annoncent
leur volonté de fusionner Cockerill et Hainaut-Sambre. Aux dires du PDG de
Cockerill, ces deux sociétés sidérurgiques étaient celles qui avaient fait le
plus de progrès de productivité en Europe, de 1975 à 1980. Le 15 mai 1981, sur
base d'une étude de la Nippon Steel, le gouvernement belge, suivant la
résolution de mars 1981 du Conseil européen, préconise à son tour la fusion des
bassins de Charleroi et de Liège. Pour le nouveau Cockerill-Sambre, le plan
japonais, modifié à Bruxelles, est draconien : il prévoit la réduction de 20% de
la capacité de production du groupe et la suppression de 5000 emplois. Plus de
20 milliards doivent être investis. La fusion officielle a lieu le 26 juin 1981.
Les moyens financiers se font pourtant attendre. Le mot d'ordre de l'ACV
flamande devient "plus un franc flamand pour la sidérurgie wallonne", tandis que
les holdings répugnent à tenir leurs engagements. Les socialistes wallons qui
craignent un transfert de capacités de production européennes vers la Flandre et
qui ont encouragé la fusion, lancent un ultimatum le 15 septembre 1981, menaçant
de boycotter le gouvernement de Mark Eyskens dont ils font partie. Un débat
Tindemans-Spitaels est organisé en direct et conjointement par la Rtbf et la Brt,
le 20 septembre 1981. Devant l'incompréhension de son partenaire pour les
problèmes wallons, Guy Spitaels, exaspéré, se demande "s'il ne vaut pas mieux
que chacun soit maître chez soi". Le gouvernement Eyskens avait vécu. Le 3
octobre 1981, l'approbation par le Bureau du RW d'un sigle commun avec le FDF,
dans l'espoir, pour le parti bruxellois, de devenir, aux élections de novembre
1981, la seconde force politique de la Communauté française, provoque un nouveau
déchirement dans le parti wallon : le député européen Paul-Henry Gendebien
quitte la formation avec ses amis, en dénonçant l'alliance "paralysante avec le
FDF". Le sénateur Yves de Wasseige refuse lui aussi de suivre le courant
majoritaire animé par Henri Mordant, Robert Moreau et Pierre Bertrand. Pour les
nouveaux dissidents, le FDF, s'il souhaite un rééquilibrage entre Flamands et
francophones dans l'Etat belge, n'est pourtant pas prêt à faire une place à une
Wallonie autonome. La formation du Rassemblement populaire wallon (RPW)
par Yves de Wasseige et son alliance avec un Parti socialiste affirmant à
nouveau très haut sa volonté fédéraliste apparaît comme un véritable
"rassemblement des progressistes" autour de l'idée wallonne. Le RPW, artisan de
la victoire du PS dans les arrondissements où il se présentait en cartel avec
lui aux élections de novembre 1981 - tout comme l'étiquette "Wallon" dans le
Hainaut - constitueront en fait un véritable sas pour les militants wallons vers
le Parti socialiste. Après l'échec de l'Action politique wallonne, ultime
tentative par Etienne Duvieusart de reformer un parti wallon RW-RPW-FIW, Yves de
Wasseige, coopté sénateur par le Parti socialiste dès 1981, rejoindra José
Happart au PS.
Le 1er septembre 1981,
l'Exécutif wallon est composé de Jean-Maurice Dehousse, Ministre de la Région
wallonne et Président de l'Exécutif, de Melchior Wathelet, Secrétaire d'Etat à
l'Economie régionale wallonne et au Logement, et de Guy Coëme, Secrétaire d'Etat
à l'Environnement, à l'Aménagement du Territoire et à l'Eau pour la Wallonie. Le
23 décembre 1981, le Conseil régional élit en son sein les six membres qui
formeront l'Exécutif régional wallon, composition à la proportionnelle, pour que
le pouvoir régional ne soit pas identifié à une famille politique. Trois PS,
deux PRL, un PSC le constituent. Abandonnant leur hôtel de Wépion, les 106
parlementaires wallons se réunissent pour la première fois à l'ancienne Bourse
du Commerce de Namur le 23 décembre 1981. André Cools, nouveau président du
Conseil, invite les élus à "rebâtir la terre wallonne". Le 24 janvier 1982, le
libéral verviétois André Damseaux est choisi comme président de l'Exécutif.
Celui-ci va pouvoir organiser son fonctionnement.
Le chemin est tracé par
le Conseil économique de la Région wallonne. Le CERW estime, en février 1982,
qu'un des objectifs prioritaires de l'Exécutif doit être la mise en place d'une
administration wallonne capable de compléter et d'intégrer les cellules
provisoires existantes et d'établir des liaisons nécessaires avec les organismes
publics et parapublics mis en place dans la Région. Le Conseil économique
réclame la localisation rapide du pouvoir régional et de son administration en
Région wallonne. Parallèlement, dans sa Déclaration de Politique régionale,
l'Exécutif wallon s'engage à mettre en place "une administration souple,
dynamique et attentive à tous les souhaits du public, en ayant recours à la
délégation fondée sur la responsabilité, à la compétence des agents et aux
méthodes modernes de gestion". C'est la tâche prioritaire que s'assigne
Jean-Maurice Dehousse, qui prend en charge la présidence de l'Exécutif régional
wallon le 21 octobre 1982. Il s'agit de constituer le Ministère de la Région
wallonne au départ du transfert, à partir de janvier 1983, de personnels
relevant de ministères nationaux et de la Société de Développement régional pour
la Wallonie.
Le problème de l'acier
wallon reste entier malgré le secours des organismes publics de crédit. En ce
début 1983, Jean Gandois, appelé par le gouvernement central au chevet de
Cockerill-Sambre, présente un nouveau plan de restructuration : réduction de la
capacité de production de 7,6 à 4,5 millions de tonnes, fermeture de Valfil,
licenciement de 8000 travailleurs supplémentaires. Dès janvier 1982, Jacques
Vandebosch, nouveau patron de Cockerill-Sambre, a prévenu que "notre activité
sidérurgique disparaisse aujourd'hui et la Wallonie devient un désert
économique[...]". Au même moment, le Rapport Mac Kinsey, demandé par la
Communauté européenne, a rendu des conclusions très pessimistes, notamment sur
la coulée continue et donc sur toute la ligne à chaud de Seraing, et menace "le
train de 900" à Charleroi. Après une première marche des "Métallos" wallons sur
Bruxelles le 11 février 1982, une grève très dure a éclaté dans les deux bassins
au cours de la dernière semaine de février et s'est poursuivie en mars.
L'accord gouvernemental
du 26 juillet 1983 décide la régionalisation du financement de la sidérurgie
wallonne par retrait des droits de succession de la liste des impôts
ristournables, en échange d'une intervention de l'Etat central dans les charges
du passé des régions et des communautés. L'opération se fait au détriment de la
Wallonie, qui a géré sa région de manière parcimonieuse alors que la trésorerie
flamande est largement déficitaire. Cette décision prive en outre la Région
wallonne de 3,5 milliards de revenus par an. Le Ministre régional wallon
Philippe Busquin s'irrite de cette régionalisation "préparatoire" des secteurs
nationaux, imposée par les Flamands : "La Wallonie ne retrouve plus aujourd'hui,
au sein de l'Etat, les mécanismes de solidarité qui ont présidé dans les années
passées, au transfert de ses propres richesses vers l'autre Communauté". Après
un premier avis négatif du Conseil d'Etat, le projet remanié est inscrit dans la
Loi du 5 mars 1984. Quant à Valfil, à peine mis en route depuis 1980, il a dû
arrêter sa production. Avec sa capacité d'un million de tonnes par an, le train
à fil du Val-Saint-Lambert était le plus moderne d'Europe, sinon du monde...
Malgré ses intentions, le
gouvernement Martens-Gol, mis en place en novembre 1981, n'a pu éviter les
difficultés communautaires sur la frontière linguistique, essentiellement dans
les Fourons où la population refuse depuis vingt-cinq ans de se reconnaître
flamande. Les tensions y sont particulièrement fortes en 1983, et atteignent le
paroxysme cette année-là lorsque trois militaires flamands, proches du mouvement
nationaliste flamand d'extrême- droite Vlaamse militanten Orde (VMO)
tirent, le 29 juillet 1983, sur les clients d'un café francophone à
Fouron-le-Comte, faisant six blessés, dont un grave. Après les élections
communales de 1982, José Happart, jeune agriculteur et président de l'Action
fouronnaise depuis 1976, n'a pas été nommé bourgmestre par le roi, malgré sa
présentation par la liste Retour à Liège
comme élu avec le plus de voix de préférence. Cette liste a obtenu dix sièges
sur les quinze du Conseil communal. José Happart est désigné Premier Echevin par
le Conseil. Il prête serment le 1er janvier 1983 et fait fonction de
bourgmestre, en vertu de la loi communale. Un mois plus tard, José Happart est
nommé bourgmestre avec entrée en fonction... le 1er janvier 1984.
En avril 1983, l'Exécutif
wallon définit la structure de son administration : quatre directions générales
(Aménagement du Territoire, Pouvoirs locaux, Ressources naturelles - Eau -
Environnement, Economie et Emploi) et quatre directions d'administration
(Affaires générales et Personnel, Budget et Finances, Relations extérieures,
Energies et Technologies nouvelles). Le 12 juillet 1983, le schéma
d'organisation du Ministère de la Région est adopté tandis que l'Exécutif wallon
vote son transfert à Namur par quatre voix (les trois socialistes et André
Damseaux) contre deux. Le siège principal du rapatriement sera Namur (la
première réunion officielle de l'Exécutif s'y tiendra le 12 mars 1985), le
Logement ira à Charleroi, l'Economie à Liège, l'Eau à Verviers. Dès lors,
l'Exécutif entame une véritable politique de restructuration de l'économie
régionale par l'intervention de la Région dans les investissements des
entreprises wallonnes en difficulté. Même si les moyens restent modestes, de
1982 à 1985, c'est près de 10 milliards de francs qui sont ainsi injectés par la
Région dans les entreprises. Le 26 juillet 1983, Jean-Maurice Dehousse peut
annoncer : "[...] Au milieu de notre malheur, nous avons réussi à créer la
Région qui n'est pas terminée, qui n'est pas complète, qui est appelée à se
développer, mais qui peut être et qui doit être un pôle de rassemblement des
volontés wallonnes".
C'est cet effort de
conception de leur région que produisent à ce même moment de nombreux
intellectuels wallons. "Sont de Wallonie sans réserve tous ceux qui vivent,
travaillent dans l'espace wallon. Sont de Wallonie, toutes les pensées et toutes
les croyances respectueuses de l'homme, sans exclusive." En affirmant leur
volonté de relever le défi de la construction d'une société wallonne qui intègre
la dimension culturelle au projet économique, les signataires du Manifeste
du 15 septembre 1983 ont, comme l'a écrit Michel Molitor, posé un acte politique
important : "La Wallonie, est une société à faire : c'est en la faisant que les
Wallons prendront conscience de leur identité". Avec l'objectif avéré de bâtir
un Etat wallon se déployant au sein d'une confédération, les promoteurs du
Manifeste sont partis à la recherche d'une cohérence qui coordonne la
capacité de décider des politiques économiques et sociales et celle de gérer la
politique culturelle de la Wallonie. Ce cri sera rejoint par l'infinie grandeur
du geste de la jeune sociologue Véronique Oruba, le 22 mai 1985 à
Louvain-la-Neuve, qui, s'adressant au Pape en visite, s'écarte de la démarche
convenue pour lui dire la difficulté d'être ici : "Etre jeune, Wallon, et, pour
moi, être femme [...] surtout dans une Wallonie frappée particulièrement par la
crise, parent économiquement pauvre de la Belgique".
Fin septembre 1983,
réunie en Congrès à Feluy, la Fédération socialiste de Charleroi vote une
résolution inspirée par Philippe Busquin se prononçant pour l'autonomie de la
Wallonie. Se plaçant résolument au delà du Congrès de Montigny-le-Tilleul, le
Ministre carolorégien déclare : "nous ne devons pas craindre de négocier une
autonomie maximale qui touche, même éventuellement, la sécurité sociale. Ce
n'est qu'alors que nous pourrons, à partir de la réalité concrète de la
Wallonie, redonner un sens au combat des travailleurs wallons. Redonner un
projet, un dynamisme dont nous avons grand besoin". Le Congrès du PS, à Wavre,
le 2 octobre 1983, s'en tient néanmoins à la plate-forme du fédéralisme intégral
définie précédemment : régionalisation des compétences des cinq secteurs
économiques nationaux et constitution d'un important secteur public de crédit
régionalisé. Pour Guy Spitaels, c'est Montigny, tout Montigny, rien que
Montigny. Quelques jours plus tard, le 8 octobre, le Congrès du Rassemblement
wallon fait le choix de l'autonomie et de l'indépendance de la Wallonie comme
axe principal de son action. "C'est dans les grandes détresses", proclame
Fernand Massart, nouveau président qui succède à Henri Mordant, "que souvent se
forge le sursaut d'un peuple". Et de fixer le nouvel objectif du parti : "Une
Wallonie indépendante, généreuse, solidaire, réaliste, raisonnable et qui
assure, dans différents secteurs, la réouverture de ses chantiers". Présentant
le budget de la Région wallonne le 15 novembre 1983, Philippe Busquin, ministre
de tutelle, regrette et dénonce le fait que les moyens financiers de la Région
wallonne ne cessent de s'amenuiser. Ainsi, pour le Ministre du Budget,
"responsable de cette situation, le Gouvernement central a, de ce fait, détourné
la régionalisation de son objectif qui était précisément de favoriser au départ
du pouvoir régional une véritable politique de reconversion économique".
C'est dans le cadre de
l'ouverture de son parti aux militants wallons que, le 16 février 1984, Guy
Spitaels offre la quatrième place sur la liste européenne du Parti socialiste à
José Happart en déclarant : "Nous n'avons pas sorti aujourd'hui le coq wallon
pour les élections européennes pour l'oublier demain". Le choix était pertinent
: le 17 juin 1984, les 234.996 voix de José Happart, ajoutées au transfert de
voix du Parti communiste, permettent au PS de réaliser un de ses meilleurs
résultats depuis 1965. José Happart, parlementaire européen, adhère au Parti
socialiste lors de la Fête du peuple fouronnais du 16 septembre 1984. Les
socialistes wallons réunis en congrès à Gembloux le 24 mars 1984 - le premier
congrès depuis 1976 - lancent un avertissement agacé : "La Wallonie ne restera
partie prenante dans l'Etat que si celui-ci remplit pleinement son rôle de
combler les différences croissantes entre les régions ainsi que les inégalités
sociales. Si des décisions concrètes ne sont pas rapidement prises à cet égard,
les socialistes wallons en tireront les conséquences quant aux moyens et aux
méthodes à mettre en oeuvre pour libérer la Wallonie de l'emprise de l'Etat
belgo-flamand".
Promoteur d'un certain
gaullisme wallon qui met le salut de la région au-dessus de l'intérêt des
partis, Jean-Maurice Dehousse assume à la fois la tradition du mouvement wallon
- parvenant enfin en vue de ses objectifs historiques - et la relance d'une
revendication wallonne renouvelée dans un contexte particulièrement difficile
pour l'économie wallonne. "Quand nous pourrons dire notre sidérurgie, notre
chimie, notre agriculture, nos infrastructures, nos finances, notre énergie, nos
chemins de fer, nos autobus, nos communications et télécommunications, notre
Europe : alors, mais alors seulement, nous pourrons redire à chacun et à tous :
prends ta place et travaille". La création du Conseil puis de l'Assemblée des
Régions d'Europe, association constituée à Louvain-la-Neuve le 14 juin 1985 par
soixante-cinq régions, s'inscrit dans cette perspective.
Deux menaces pour
l'identité wallonne apparaissent clairement à l'approche des élections
législatives de 1985 : celle de la localisation du pouvoir régional et celle de
la fusion des organes de la Région wallonne avec ceux de la Communauté
française. C'est in extremis que Jean-Maurice Dehousse, Président de
l'Exécutif installe, après Valmy Féaux, son cabinet à Namur en septembre 1985,
déposant symboliquement des fleurs sur la tombe de François Bovesse.
Après les élections, deux
stratégies se dégagent au PS. Jean-Maurice Dehousse, fermement appuyé par le
député namurois Bernard Anselme, refuse toute idée de fusion Communauté- Région
et s'oppose avec succès à un premier courant qui marquait son accord de principe
pour négocier même si les éventuels partenaires posaient le problème de la
fusion. La négociation n'aura pas lieu. Pour le Député de Namur, "installer le
pouvoir wallon en Wallonie, c'est affirmer l'identité wallonne, c'est aussi
affirmer la réalité bruxelloise". La proposition de décision fixant le siège du
Conseil régional wallon à Namur et le projet de décret instituant Namur capitale
de la Wallonie introduit, en novembre 1985, par Bernard Anselme, ne trouveront
plus de majorité nécessaire pour aboutir. L'Exécutif reprendra le chemin de
Bruxelles pour une parenthèse de trois ans. En décembre, un nouveau manifeste
wallon, qui réunit plusieurs milliers de signatures, répond à ce repli sur
Bruxelles : "Nous de Wallonie, sommes inquiets et choqués [...] par les
perspectives de fusion de la Région wallonne et de la Communauté française
[...]. Que signifie cette impatience à déporter la capitale de la Wallonie hors
du territoire ? Que signifie cet empressement à démanteler les institutions
wallonnes que nous venons à peine de construire ? Pourquoi briser ainsi notre
nouvelle dynamique ?"
Pour ouvrir la nouvelle
législature, fin 1985, le Conseil régional wallon peut élire son nouvel exécutif
à la majorité simple. Le coup de force qui suit l'exclusion illégale, le 27
novembre - malgré l'absurdité de la situation - d'un élu Volksunie au Conseil
régional wallon, domicilié en Flandre et apparenté dans l'arrondissement de
Nivelles, ainsi que l'attitude vaudevillesque de l'opposition le 16 janvier,
donnent pendant de longs mois une image dérisoire de l'institution wallonne.
Mais, comme le souligne François Perin, "les irrégularités commises dans les
Assemblées ne sont sanctionnées par personne". Ainsi, la coalition PRL-PSC, qui
soutient l'équipe du Ministre-Président de l'Exécutif régional wallon, Melchior
Wathelet, le fait avec 46,8% de l'électorat et 52 sièges sur 104, si on
comptabilise l'élu flamand, ce que Guy Spitaels dénonce comme une "forfaiture"
en estimant que la majorité ne représente pas la population wallonne.
L'union sacrée du Conseil
régional wallon se reconstitue néanmoins contre la politique d'austérité du
gouvernement central qui, dans le cadre de son plan de Val Duchesse, a
diminué la dotation de la Région wallonne de quelque 6,5 milliards. Une motion
est votée à l'unanimité, le 20 juin 1986, pour engager l'Exécutif "à mettre tout
en oeuvre pour sauvegarder les moyens financiers de la Région wallonne déjà
limités pour exercer pleinement ses compétences et les fonctionnements
essentiels de la régionalisation, en particulier le principe des dotations tels
qu'inscrit dans les lois de régionalisation d'août 1980". Melchior Wathelet peut
souligner un peu plus tard que "La Wallonie est plus grande, plus belle et plus
riche que ses problèmes".
.../...
Philippe
Destatte, Du rêve autonomiste à la souveraineté internationale, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.