Introduction
On a coutume de
caractériser la Belgique du siècle passé par sa révolution industrielle précoce
et son mouvement ouvrier tardif. Elle était par conséquent selon Marx, "le
paradis du capitalisme". Est-ce la Belgique qui est ainsi désignée, pays encore
politiquement instable dont la légitimité du pouvoir étatique était dépourvue de
racines profondes ? Ce paradoxe désigne en fait, d'abord, la Wallonie. En
Flandre, on le sait, l'industrialisation a été plus tardive (même si à Gand
l'industrie textile, déjà concentrée était développée) et les organisations
ouvrières précoces. Lorsque le Parti Ouvrier Belge fut créé en 1885, il
s'appuyait surtout sur les associations flamandes alors qu'en Wallonie, comme le
faisait déjà remarquer Louis De Brouckere, théoricien du POB, "son emprise était
presque nulle".
Les transformations du
travail et des travailleurs en Wallonie ne peuvent s'envisager aujourd'hui à
partir des seules questions du présent. En particulier l'existence de la Région
wallonne, dotée de son autonomie, de ses institutions, et d'une identité
propres, conditionne légitimement notre vision du passé. Mais l'histoire n'est
pas linéaire. Comprendre les dynamiques qui engagent les comportements actuels
entraîne aussi la nécessité d'une distanciation par rapport au présent. C'est
précisément parce que les travailleurs, leur condition et leur mouvement sont
indissociables de l'émergence de la Wallonie comme entité qu'il convient de ne
pas isoler ces facteurs, liés à l'industrialisation de la Wallonie, de ceux qui
sont constitutifs du développement de l'Etat en Belgique et des tendances plus
générales qui ont structuré toutes les sociétés développées. C'est précisément
au point de rencontre de ces trois dynamiques que nous tenterons de comprendre
la place faite au travail et la contribution des travailleurs à la constitution
même de la Wallonie.
I.
La "Wallonie ouvrière"
C'est au milieu du XVIIe
et au XVIIIe siècle que se situe l'origine de la révolution industrielle dans
les "bassins wallons". Si bien que ces régions connurent, parmi les premières -
1800-1840 - après l'Angleterre, des niveaux d'industrialisation les plus élevés.
La concentration de capitaux et de mains d'oeuvre ainsi que le développement du
machinisme induisent une discipline au travail et affectent profondément les
modes de vie. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la pauvreté et le dénuement
ouvriers sont extrêmes. Mais ce qui accompagne d'abord la misère ouvrière n'est
pas la révolte mais la résignation. Comme le fait remarquer pour l'Angleterre
E.P. Thompson, "Ce n'est ni la pauvreté ni la maladie, mais le travail lui- même
qui jette l'ombre la plus noire sur les années de la révolution industrielle".
L'aveuglement vis-à-vis
de la condition ouvrière faite de "misère physique et de délabrement moral
suivant les termes de M. Liebman³ est à peine croyable. La brochure de E. Pirmez
traduit bien l'état d'esprit de la bourgeoisie de l'époque ; "C'est la situation
des propriétaires et des capitalistes qui est moins bonne", écrit-il, "ce sont
eux qui souffrent. Nulle plainte du côté du travail."
Sur ce fond de misère,
auquel s'ajoute la mauvaise conjoncture économique qui entraîne de 1873 à 1896
l'effondrement du marché des produits de l'industrie wallonne (charbonnage,
sidérurgie, verrerie), se greffe aussi la peur de la baisse des salaires et la
crainte du chômage. Il en résultera autant de désespoir que de colère : c'est,
suivant les termes de Louis Bertrand, dirigeant du jeune Parti Ouvrier Belge (POB),
"l'année terrible" de 1886, la jacquerie ouvrière d'un printemps sanglant.
Tandis que la bonne
société liégeoise célébrait le passage de Frabz Liszt dans les salons d'un grand
hôtel, la plèbe descendait sur la "Cité ardente". C'est l'émeute du 18 mars qui
s'est développée autour d'une manifestation anarchiste commémorant le quinzième
anniversaire de la Commune de Paris. Très vite le relais est pris dans les
bassins industriels du Hainaut. La révolte et les grèves se répandent ainsi à
travers toute la Wallonie.
Bien sûr, il y a aussi la
Wallonie paysanne, la Wallonie artisanale et la Wallonie bourgeoise. Mais cette
"unité de réaction sur fond de misère et de chômage" que décrit Mariette
Bruwiers, sera la manifestation de la "Wallonie ouvrière". Malgré la brièveté de
l'émeute et la répression sanglante qui la suivit, "la Wallonie ne sera plus la
même, pas plus que la Belgique". A cette prise de conscience brutale de la
question sociale correspondront aussi tout à la fois l'amorce d'une législation
sociale, le développement du mouvement socialiste et la naissance de la
démocratie chrétienne.
La lente émergence d'un
mouvement ouvrier organisé en Belgique est allée de pair avec le progrès de la
revendication du suffrage universel. Il faudra cependant attendre la grève
générale de 1893 pour l'obtention du suffrage universel tempéré par le vote
plural. Le suffrage universel "pur et simple" ne sera appliqué que lors des
élections de 1919 et il ne sera étendu aux femmes qu'au lendemain de la Seconde
Guerre Mondiale.
Autour des caisses de
secours mutuel, des syndicats, des coopératives et des associations politiques,
c'est une culture ouvrière qui se constitue comme une enclave - un pilier
dira-t-on plus tard - au sein de la société globale. Les Maisons du Peuple
étaient le centre d'une vie sociale et de loisirs très développée. Mais le
clivage social dans lequel s'inscrit cette culture ouvrière n'était pas le seul
élément de discorde de la Belgique.
Dans le cadre de l'Etat
belge, le mouvement flamand s'exprima d'abord par une revendication culturelle
en référence à une communauté - on dira plus tard à un peuple - qui s'opposait
au belgicisme. Il connut une ascension rapide dans l'entre- deux-guerres, dans
la mesure, notamment, où la Flandre avait réussi son démarrage économique et
disposait, désormais, non seulement d'une élite culturelle mais également
économique. Il prendra aussi pendant cette période des allures autoritaires,
voire, dans certaines de ses composantes, fascistes.
Le mouvement wallon,
apparaît plus tard - le premier Congrès wallon se tient en 1890 - en réaction au
risque de flamandisation de l'Etat. Il est cependant plus diffus. Il peut certes
se repérer au sein des partis existants et être associé à un courant culturel et
francophile ou encore à une demande de plus grande autonomie. Mais ce qui
permettra sans doute l'affirmation de l'identité wallonne, c'est son ancrage
dans le mouvement ouvrier.
Ici apparaît un nouveau
paradoxe de l'histoire sociale : alors que l'identité wallonne apparaît
tellement liée à son industrialisation et aux mouvements et figures ouvrières
qui l'ont marquée, le syndicalisme, précisément issu de ce mouvement ouvrier, a
semblé s'en désintéresser pendant très longtemps. L'internationalisme ouvrier
prévalait aux griefs spécifiquement wallons.
II. Du travail qui exclut à l'emploi qui intègre
Le travail en usine
regroupait donc au siècle passé une masse flottante d'ouvriers recrutés dans les
campagnes mais aussi à l'étranger. Ils étaient appauvris par les bas salaires -
on appelait cela le paupérisme - et décimés par le chômage, les accidents du
travail et les maladies professionnelles. Ils étaient exclus de la société. La
sociologie américaine ne définit-elle pas les ouvriers jusqu'au lendemain de la
Seconde Guerre Mondiale comme un out group par opposition à l'in group
que formait la bourgeoisie ?
Avec la grande industrie
au contraire, de nouveaux modes de gestion de la production, du temps et du
travail se sont imposés. Les fluctuations de travail sont fonction de normes
préétablies et fixées en dehors du rythme des salariés qui doivent s'y adapter.
La responsabilité de la gestion de ces fluctuations ne relève plus de la cellule
familiale comme auparavant, mais de l'employeur. Celui-ci, suivant les
nécessités de la production, embauche de nouveaux travailleurs ou licencie
l'excèdent de main-d'oeuvre. Les fluctuations de travail sont donc extériorisées
par rapport à l'entreprise et revêtent, en conséquence, la forme du chômage .
Avec les assurances
sociales qui prennent progressivement corps, le salaire a aussi changé de forme.
Il s'obtient certes par l'occupation d'un emploi mais il se rapporte surtout au
financement des différents cycles de la vie. Par le salaire devenu social, une
partie substantielle du revenu sera détachée du travailleur particulier et
redistribuée. Le salaire direct qui ouvrira le droit aux autres rémunérations ne
couvrira qu'une partie des besoins. L'éducation et la santé, les pensions de
retraite ou l'indemnisation du chômage, bien que liées au salaire direct,
s'inscriront dans ce processus de socialisation. Ainsi le salaire direct se
fixera dans un contexte où existe déjà un salaire social. Si bien que
l'affectation d'un emploi à un individu ne dépend pas seulement de la
rétribution immédiate qu'il procure mais aussi des statuts et des services qui
l'accompagnent.
Le travail qui
déracinait, appauvrissait et excluait au siècle passé, change progressivement de
sens. L'emploi procure en effet, avec l'élévation des salaires et les assurances
sociales, non seulement un revenu, mais aussi une sécurité face à la maladie,
l'accident, la vieillesse et le chômage. En d'autres termes, l'emploi procure un
statut social qui permet précisément l'intégration sociale des salariés.
Cette transformation des
rapports de travail n'est certes pas propre à la seule Wallonie mais caractérise
l'ensemble du processus d'industrialisation. Elle a pris cependant des formes
spécifiques dans les différents pays. En Belgique, même si l'on décèle nettement
les rythmes propres de l'histoire sociale dans les différentes régions,
l'institutionnalisation d'un système de relations collectives du travail et des
régimes de sécurité sociale s'est progressivement élaborée dans un cadre
national. Même si la revendication fédéraliste wallonne est inséparable de son
contenu socio-économique, elle reste liée à un système de solidarité sociale
commun aux assurés sociaux dans leur ensemble.
III. D'une crise à l'autre
Cette évolution des
relations individuelles vers des relations collectives du travail et, pour tout
dire de socialisation du salariat, était largement en place à la veille de la
crise des années trente.
Avec la mécanisation à
outrance, c'est le travail industriel lui-même qui se transforme profondément.
Avec l'extension du taylorisme, baptisé organisation scientifique du travail, la
standardisation des tâches affectera les relations hiérarchiques et les rapports
du travail. La syndicalisation des ouvriers progressera de manière importante et
les syndicats socialistes (la Commission syndicale du POB d'abord qui deviendra
ensuite la Confédération générale du travail de Belgique - CGTB - et après la
Seconde Guerre Mondiale la FGTB), et chrétien (la Confédération des syndicats
chrétiens-CSC) renforceront considérablement leurs structures autour des
centrales professionnelles qui constitueront leur véritable ossature de base et
autour des régionales interprofessionnelles. Le syndicat socialiste, qui
regroupe à l'époque le plus grand nombre d'affiliés est nettement prépondérant
en Wallonie, alors que le syndicat chrétien dont les affiliés sont,
majoritairement recrutés en Flandre, comble à la faveur de la crise un partie de
son retard.
Pendant la crise des
années trente, on assiste même à une augmentation des effectifs syndicaux. Les
tensions sociales atteignent leur point culminant avec les grèves de 1932 qui
éclatent dans les bassins industriels du Hainaut, s'étendent très rapidement et
prennent une coloration que l'on qualifie de révolutionnaire et ensuite celles
de 1936 qui marquent par leur ampleur.
Dans ce contexte de
crise, ni l'accroissement des effectifs syndicaux, ni les actions d'envergure
que les syndicats parviennent à organiser, ne suffisent à masquer la fragilité
des organisations syndicales. En effet, les nouveaux adhérents sont motivés par
le recours aux caisses de chômage qui faisaient l'objet d'un quasi monopole
syndical. Aussi trouve-t-on moins, à la base des nouvelles affiliations,
l'adhésion à un projet que les effets d'un salariat très affaibli d'abord par le
chômage et ensuite par la diminution du pouvoir d'achat. Si bien que le chômage
entraîne une perte de confiance liée tout à la fois à l'épuisement des caisses
de chômage face au volume croissant des indemnisations, à la méfiance vis-à-vis
des syndicats gestionnaires et à la quasi paralysie de leur action. Les
syndicats apparaissent à cette époque, à bien des égards, comme "des géants aux
pieds d'argile".
En 1929 et 1930, la crise
avait traversé l'Atlantique comme une traînée de poudre. Elle se traduit d'abord
en Belgique par l'effondrement de la demande extérieure pour les produits
d'exportation, accompagnée ensuite de celui du pouvoir d'achat interne. Si les
provinces de Luxembourg et de Namur, peu industrialisées supportaient moins le
poids du chômage, celles de Hainaut et de Liège furent durement touchées. Les
fermetures d'entreprises seront nombreuses et le chômage important.
La reprise de 1935-1937
ne sera suffisante pour résorber le chômage accumulé. Mais dans la mesure où la
reprise économique se répercute d'abord sur la métallurgie, les mines et le
verre qui dominent précisément les bassins wallons, la baisse du chômage sera
plus forte en Wallonie qu'ailleurs en Belgique. En particulier, la préparation
de la Seconde Guerre va accélérer la reprise industrielle. Il faudra cependant
attente l'après-guerre pour que s'amorce une période plus prospère marquée par
la production et la consommation de masse. Celle-ci sera cependant freinée en
Wallonie par la politique des bas salaires, de monnaie forte et la faible
attention accordée aux petites et moyennes entreprises qui retarderont une
reconversion de l'économie vers les biens de consommation courants.
La place due au mouvement
ouvrier et les formes de relations entre la société et l'Etat ont été les enjeux
cruciaux de l'entre-deux-guerres et ont caractérisé les tensions qui menacèrent
alors le régime parlementaire lui-même. En particulier la question de la
généralisation de l'assurance chômage, de la place des syndicats dans la gestion
de l'assurance sociale, le statut des secteurs clés de l'économie et le rôle de
l'Etat dans les politiques de résorption du chômage furent au centre des
conflits. Le chômage et la chute des revenus du travail salarié comme du travail
indépendant en auront constitué les données de base. Mais en même temps, la
tendance à s'affilier à des groupes d'intérêt se renforce pour les salariés mais
aussi pour les travailleurs indépendants.
Après 1945, tout se passe
comme si les revendications sociales, les aspirations politiques et les besoins
de la reconstruction économique convergeaient vers un même ensemble de réformes
permettant de surmonter les contradictions ayant abouti à la crise des années
trente.
Celle-ci avait trouvé son
origine dans le déséquilibre entre la production intensive et l'absence de
consommation de masse. Elle avait été aggravée par les politiques de déflation
compétitive. Le système qui se met en place, inspiré de la théorie économique de
Keynes, s'appuie sur le progrès technique, la rationalisation de l'organisation
du travail (le fordisme), une production de masse, une amélioration du pouvoir
d'achat des salariés et une sécurité sociale généralisée dont les éléments
avaient déjà très largement pris forme dans l'entre-deux- guerres. Grâce à
l'institutionnalisation de la négociation collective reposant sur des
interlocuteurs patronaux et syndicaux représentatifs et l'intervention
économique des pouvoirs publics, il devait en résulter une régularité de la
consommation préservant la société des ruptures et des à-coups susceptibles
d'engendrer à nouveau la crise. Ce "dispositif" permettant d'articuler mode de
production et de consommation reflétait, d'une part, les rapports de force de
l'après-guerre qui s'étaient traduits dans le "Projet d'accord de solidarité
sociale" et, d'autre part, le poids croissant du mouvement ouvrier.
En nombre, les salariés
et parmi eux les ouvriers avaient connu un grand essor. Alors que leur niveau de
consommation augmentait, ils accédaient également, certes avec des tensions, des
conflits et des luttes, à une stabilisation sociale en rupture avec la précarité
antérieure du salariat : garantie d'emploi, protection sociale et stabilisation
familiale. Ainsi s'est constitué un système de relations professionnelles
caractérisé par un niveau d'organisation élevé des interlocuteurs - patronat et
travailleurs - , et de représentation et d'institutionnalisation très denses.
Une sorte de "sociale-démocratie" bicéphale (socialiste et chrétienne) assurant,
à travers un vaste tissu institutionnel (partis, syndicats, mutuelles,
coopératives, hôpitaux, écoles, associations,...) la cohérence d'ensemble.
La représentation des travailleurs
et des employeurs
1. Les organisations
syndicales et leurs affiliés (estimations pour1990).
Trois organisations syndicales
interprofessionnelles ont aujourd'hui le monopole de la représentativité
des travailleurs : La Fédération générale du travail de Belgique FGTB,
la Confédération des syndicats chrétiens CSC, et la Confédération
générale des syndicats libéraux de Belgique CGSLB.
FGTB
Interrégionale wallonne : 418.000
membres, soit 41%
Interrégionale bruxelloise : 141.500 membres, soit 14%
Interrégionale flamande : 454.500 membres, soit 45%
Total : 1.014.500 membres.
CSC
Région wallonne : 284.500
membres, soit 20%
Région bruxelloise : 161.500 membres, soit 11%
Région flamande : 978.500 membres, soit 69%
Total : 1.424.500 membres.
|
CGSLB
La CGSLB compte au total
213.000 membres. On estime qu'un quart de ses affiliés le sont en
Wallonie.
On notera que seules les deux
grandes organisations, FGTB et CSC sont représentées au Conseil
économique et social de la Région wallonne CESRW; la CGSLB, qui n'a pas
atteint le seuil des 5% lors des élections aux Conseils d'entreprise, ne
figure pas dans la représentation des travailleurs.
2 La représentation des
employeurs
L'Union wallonne des
entreprises, UWE, regroupe environ 500 entreprises grandes et
moyennes. Elle est en Wallonie la principale organisation représentative
du côté patronal. Elle est chargée de représenter les intérêts du monde
patronal face aux syndicats et au Gouvernement wallon. Les intérêts
sectoriels des entreprises qui la composent sont assurés par les
fédérations sectorielles nationales.
La représentation des employeurs
est également assurée au CESRW par l'Entente wallonne des classes
moyennes pour les petites et moyennes entreprises, par les Unions
professionnelles agricoles et l'Alliance agricole belge, pour
les exploitants agricoles.
|
IV. Structures industrielles et conscience wallonne
Le vaste mouvement de
socialisation du salariat par la généralisation des relations collectives du
travail et des régimes de sécurité sociale s'est fait à l'échelle du pays. Si
bien que, mises à part les caractéristiques de l'industrialisation propres à la
Wallonie, à savoir le poids de la grande industrie (charbon, métal, verre...) et
sa densité, on ne peut pas dire que la massification de la production et celle
de la consommation et des loisirs aient laissé des marques distinctes de nature
à différencier la Wallonie du reste du pays. Par contre, la différence de
traitement réservé par l'occupant aux Wallons et aux Flamands entraînant une
différence de comportement pendant la guerre face à l'occupation et ensuite lors
de l'"affaire royale", a provoqué une partition, dont les limites sont cependant
loin d'être étanches. Le mouvement ouvrier s'est trouvé profondément engagé dans
cette dualité.
Ainsi, lorsqu'en 1940, la
puissance occupante soutient la création d'un syndicat unique,
collaborationniste, l'Union des travailleurs manuels et intellectuels - UTMI -,
qui n'aura guère de succès mais auquel se rallieront un certain nombre de
syndicalistes, ce sont les responsables wallons de la CSC qui s'opposeront au
ralliement décidé par la direction de leur organisation à l'UTMI. Dans la
Résistance, au départ de Liège se constituera aussi le Mouvement syndical unifié
- MSU -, qui comptera parmi les organisations (Confédération générale du travail
de Belgique CGTB, Confédération belge des syndicats uniques CBSU, et Syndicat
général des services publics SGSP) participantes au congrès de fusion de 1945
donnant naissance à la FGTB. Le syndicalisme socialiste wallon, marqué par la
figure d'André Renard, se distinguera dans l'après-guerre par un attachement
particulier à l'indépendance syndicale et par son radicalisme.
Au lendemain de la
guerre, en comparaison avec d'autres pays européens, l'appareil de production
paraissait relativement épargné. Mais, particulièrement en Wallonie, il
s'agissait d'une industrie vieillie qui ne fera illusion qu'aussi longtemps que
les autres n'auront pas reconstitué leur économie sur des bases modernes. Très
tôt, la Région wallonne sera en proie à une crise structurelle de son économie,
fortement ressentie dès les années cinquante. La poussée du chômage inquiète les
syndicats, surtout parce qu'il est déjà perçu comme structurel en Wallonie. La
production ne s'est pas développée dans les secteurs en expansion tandis que les
faiblesses sont de plus en plus évidentes dans les activités de base, l'énergie
en particulier où le charbon occupe une place importante. L'ouverture des
marchés et l'internationalisation des activités contribueront à aggraver encore
la vulnérabilité de l'économie wallonne, tout en renforçant la concurrence entre
les bassins de Liège et de Charleroi.
Pour les syndicats,
particulièrement la FGTB, les groupes financiers sont désignés comme
responsables de la situation. Deux congrès extraordinaires de la FGTB seront
très marqués par l'influence de son aile wallonne. Celui de 1954 avance la
revendication des "réformes de structure" et celui de 1956 complète le précédent
par l'adoption d'un rapport intitulé "holdings et démocratie économique".
La catastrophe minière de
Marcinelle en 1956 contribuera encore à unifier les attitudes sur ce qui
apparaît comme un drame pour la Wallonie. La nécessité de trouver des réponses
spécifiques à une situation qui préfigure déjà un déclin industriel, commence à
s'imposer.
Enfin, la grève des
métallurgistes en 1957 et celle qui s'oppose à la fermeture des charbonnages en
1959 apparaissent comme la manifestation de la crise structurelle que traverse
la Wallonie et annoncent les grèves de l'hiver 1960-61.
De même qu'on a pu
soutenir, par référence à 1886, que la Wallonie ouvrière était née de la grève,
peut-on tenir le même raisonnement pour les grèves de 1960-61, cette fois pour
la Wallonie politique ? "Il est certain, en tout cas", notent à ce propose Jean
Neuville et Jacques Yerna, "qu'on assiste après quelques jours, à l'explosion
populaire de la revendication de l'autonomie wallonne".
Ces mouvements sociaux de
l'après-guerre ne sont certes pas spécifiquement wallons. Ils se sont déroulés à
une échelle nationale. Ce sont cependant les structures socio- économiques
propres à la Wallonie qui leur ont donné une signification particulière et ont
fait de ces mouvements sociaux un des éléments qui ont profondément imprégné la
conscience wallonne et les contours institutionnels de la Belgique fédérale.
V. Crise et chômage
On a coutume de faire
remonter la crise actuelle à 1974. Après le premier "choc pétrolier", en effet,
le chômage a considérablement augmenté dans les pays industrialisés occidentaux.
En Wallonie, le chômage a augmenté de plus de 50% en 1975 par rapport à l'année
précédente. Le deuxième "choc pétrolier" occasionnera une nouvelle forte hausse
du chômage en 1981. C'est seulement dans la seconde moitié des années
quatre-vingts que, sous l'effet d'une croissance économique redécouverte, on
observera une reprise de l'emploi et, pour la première fois, depuis 1974 la
courbe du chômage s'inversera quelque peu. Le chômage reprendra cependant à
nouveau de 1991 à 1994.
Cette évolution n'est
guère différente dans sons ensemble de celle des autres pays développés
occidentaux confrontés à la crise. L'augmentation du chômage, à maints égards,
peut même être considérée comme moins grave que celui que connaissent des
régions qui avaient été auparavant épargnées. Ce qui frappe cependant en
Wallonie, c'est que cette nouvelle crise se superpose à celle qui frappait déjà,
dans ses structures mêmes, l'industrie wallonne. Les pertes d'emploi sont certes
durement ressenties partout, elles les seront davantage encore en Wallonie où
elles prennent l'allure d'une désindustrialisation.
Dans une région de
vieille tradition industrielle, le chômage n'est pas seulement synonyme de perte
de revenu et de pouvoir d'achat pour ceux qui en sont les victimes. C'est aussi,
pour les jeunes, un avenir qui disparaît et pour les commerces et les services,
une diminution de leurs activités. Dans la mesure même où l'emploi avait si
fortement structuré les identités des individus comme de la région, sa perte
devient aussi une question de dignité.
Tout au long de cette
période, la situation se marque par le taux élevé du chômage et son caractère
persistant, y compris pendant la période limitée de reprise de l'emploi (1957-
1990). Non seulement, en effet, pendant cette seule période favorable, le
chômage diminue dans des proportions moindres que l'augmentation de l'emploi,
mais en plus, la proportion du chômage de longue durée dans le chômage total se
renforce.
Ces observations relèvent
un certain nombre de ruptures qui ne se limitent pas d'ailleurs à la seule
Wallonie, mais concernent la majorité des pays européens. D'abord la croissance,
suite aux investissements de rationalisation, ne se traduit que partiellement en
emplois. A leur tour, les créations d'emploi ne concernent pas les seuls
chômeurs, mais aussi la population dite inactive.
Des jeunes au terme de
leur scolarité, des femmes restant au foyer faute de travail rémunéré, sont
également attirés par les emplois offerts.
Ensuite, alors que le
chômage a diminué, la part du chômage de longue durée pendant cette courte
période favorable à l'emploi s'est au contraire aggravée. Ce sont donc les plus
employables parmi les chômeurs qui auront été les principaux bénéficiaires de
cette éclaircie momentanée. La durée du chômage apparaît ainsi comme un obstacle
majeur pour l'accès à l'emploi.
Lorsqu'en effet le
chômage se généralise et l'emploi se trouve rationné, c'est la compétition parmi
les chômeurs tout comme parmi les "inactifs" (jeunes, femmes,...) qui régit
l'accès à l'emploi. Les plus compétitifs et les moins exigeants seront les
premiers recrutés. Dans cette file d'attente, les chômeurs de longue durée
seront constamment dépassés par les nouveaux arrivants souvent plus diplômés.
Ainsi, le marché trie et sélectionne les demandeurs d'emploi selon "une logique
de file d'attente inversée". Si bien que plus on a attendu, plus on attendra.
Même si 1994, tout comme
auparavant 1974 et 1981, correspond à un pic en matière de chômage, une question
revient avec insistance : une reprolétarisation par le chômage succédera-t-elle
à la "Wallonie ouvrière" ?
Tableau 1. Evolution du
chômage en Wallonie 1974-1994
Années |
Hommes |
Femmes |
Total |
1974 |
17935 |
20018 |
39953 |
1975 |
28755 |
32229 |
60984 |
1981 |
57839 |
72631 |
130470 |
1986 |
85507 |
95484 |
180991 |
1990 |
74091 |
93478 |
167569 |
1994 |
110406 |
122064 |
232470 |
Source ONEM. Chômeurs
complets indemnisés au 30 juin
.../...
(Matéo Alaluf, Le
travail et les travailleurs ne sont plus ce qu'ils étaient, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)