Introduction
L'histoire des sciences
et des techniques s'accommode mal des délimitations régionales. A moins de
prendre pour critère l'origine ethnique des individus, il n'y a pas de science
wallonne, flamande, ou belge. Savoir et savoir-faire n'ont pas de patrie.
Hommes, livres, idées, procédés se diffusent dans un espace qui, au fil du
temps, s'élargit à la Terre entière.
Mais paradoxalement, cet
internationalisme même a permis à la Wallonie de jouer un rôle appréciable dans
l'évolution universelle des sciences et des techniques. C'est qu'elle est, par
excellence, terre de transit, d'échange et d'accueil. Aux marches de la
romanité, elle est le lieu d'interface de la culture française et de la culture
germanique. Ses voies navigables et ses grandes routes ont constitué le lieu de
passage obligé entre la France, l'espace rhénan, la Hollande. Elles n'ont pas
seulement acheminé les marchandises et les invasions, mais les innovations de
tout ordre.
Ainsi, tous les grands
courants qui ont modelé le paysage scientifique et technologique de l'Europe ont
traversé la Wallonie. Dans ce milieu aussi réceptif que perméable, ils ont fait
éclore une intense activité intellectuelle et industrielle. Les foyers ainsi
créés ont à leur tour essaimé en Europe et dans le monde. C'est donc au coeur
d'un réseau complexe que se perçoivent les flux et les pulsations du savoir en
Wallonie, hier, aujourd'hui et sans doute demain.
Les structures politiques
auxquelles la Wallonie a été successivement intégrée ont, elles aussi, influencé
les aspects institutionnels, économiques ou idéologiques de cette évolution. Ce
que nous appelons aujourd'hui la Wallonie se répartissait, sous l'Ancien Régime,
entre la principauté épiscopale de Liège, terre d'Empire, mais indépendante de
fait, et les anciens Pays- Bas du sud qui furent bourguignons, puis espagnols,
puis autrichiens. Avec la Révolution, puis l'Empire, l'ensemble bascule dans la
sphère d'influence française, puis dans celle du royaume des Pays-Bas avant de
se retrouver, avec la Flandre, dans une Belgique unitaire et francophone,
jusqu'à ce qu'émerge une identité wallonne. Les communautés scientifiques
wallonnes sont ainsi tour à tour intégrées au réseau français, hollandais, belge
et européen. Il serait artificiel et mutilant de les en séparer.
I. Les racines d'un dynamisme
Réceptivité aux mutations du savoir
La périodisation
classique de l'histoire n'est guère pertinente pour l'évolution des sciences. Au
risque de simplisme, on peut articuler l'exposé autour de trois grandes
charnières, que l'on dénomme, un peu abusivement, révolutions : l'arrivée de la
science arabe, qui substitue au cosmos symbolique du haut Moyen Age l'univers
d'Aristote, de Galien et de Ptolémée; la Révolution scientifique des XVIe et
XVIIe siècles, qui met au point le modèle héliocentrique et mécanique; le
tournant du XIXe et du XXe siècle, avec la relativité, la mécanique quantique et
la génétique. Dans ces mutations, la Wallonie a toujours été présente, et
souvent active.
1. L'arrivée de la science arabe
La grande coupure dans la
science médiévale est l'arrivée de la science arabe; non par les croisades,
comme on le répète souvent, mais par les régions de contact interculturel, comme
l'Italie du sud et l'Espagne, où chrétiens, juifs et musulmans vivent en bonne
intelligence. Ce sont nos régions, pourtant bien éloignées des foyers
d'assimilation, qui vont constituer le premier terrain d'adaptation de la
science nouvelle. Elles vont la répandre dans toute la Lotharingie et bien
au-delà.
Du point de vue
chronologique, les historiens des sciences distinguent plusieurs phases : une
phase d'infiltrations (Xe-XIe siècles) marquée par les personnalités de Gerbert
- le futur pape Sylvestre II - et de Constantin l'Africain (mort en 1085); une
phase de traductions intensives, en Espagne et en Italie du sud (XIIe siècle);
une dernière vague, limitée à l'Italie, celle des traducteurs angevins (XIIIe
siècle). Pendant la première phase, soit du milieu du Xe au milieu du XIe
siècle, il existe en Wallonie une importante école mathématique dont Liège et
Lobbes sont le centre. Les savants et les oeuvres se répartissent sur deux
générations.
Une première génération
de mathématiciens est liée à l'école de Reims, où enseigne Gerbert : Notger
lui-même, évêque de Liège (972-1008) est peut-être l'auteur d'un commentaire à
la grande Arithmétique
de Boèce. Son collaborateur Heriger, abbé de Lobbes (avant 950-1007) écrit des
règles pour le calcul de l'abaque. Adelbold, élève de Lobbes et de Liège, évêque
d'Utrecht (1010-1027) correspond avec Gerbert sur l'aire du triangle équilatéral
et sur le volume de la sphère, et commente un passage arithmétique de la
Consolation philosophique de Boèce. Sans être disciples de Gerbert, ces
auteurs travaillent sur une voie parallèle.
A la seconde génération,
formée à Chartres par Fulbert, appartiennent la célèbre correspondance échangée
dans les années 1020-1027 entre Radulphe, professeur de Liège et Ragimbold,
écolâtre de Cologne et La Quadrature du cercle que Francon de Liège écrit
aux environs de 1050 avec la collaboration de Falchalin, écolâtre de
Saint-Laurent. Enfin, on sait par la tradition indirecte que d'autres écolâtres,
Wazon, Adelman et Razechin ont traité de mathématique, mais leur enseignement a
péri.
Un réseau homogène
d'hommes et de manuscrits couvre la Lotharingie et la déborde : Notger vient de
Saint-Gall, Adelbold émigre à Utrecht, Adelman en Allemagne, Radulphe correspond
avec Ragimbold à Cologne, Francon dédie son
De quadratura à Hermann de Cologne, Hermann le Contrefait, moine de
Reichenau, est l'élève de Berno de Prüm, et a pour disciple Meinzo de Constance.
C'est dans ce véritable réseau de savants que vont cheminer de proche en proche
les premiers éléments de la science arabe.
L'influence arabe diffère
selon les disciplines. En géométrie, elle est inexistante. Un exemple suffira.
Les problèmes relatifs au cercle et à la sphère occupent la lettre d'Adelbold à
Gerbert et le De quadratura
de Francon. Pour démontrer qu'une sphère ayant un diamètre double d'une autre
aura un volume octuple, Adelbold calcule d'abord la circonférence = 227 D, puis
la surface du cercle = D2 x C2 , puis le volume comme égal aux 1121 du cube
construit sur le diamètre. Il en ressort pour p la valeur 227 . Francon procède
de la même manière pour construire un cercle de diamètre 14 dont la surface,
154, n'est pas un carré, ce qui nécessitera de passer par une construction
approchée pour réaliser la quadrature. Ces connaissances, étrangement pauvres,
viennent des arpenteurs romains, c'est-à-dire de recettes, purement empiriques,
pour le mesurage des champs, sans aucune notion de démonstration géométrique.
D'Euclide, nos géomètres n'ont plus que quelques énoncés, sans les
démonstrations.
Le tableau est différent
en arithmétique, où Heriger de Lobbes (vers 950-1008) écrit des Règles des
nombres sur le calcul de l'abaque. On sait, en effet, que l'emploi des
chiffres romains présentait aux multiplications et aux divisions les plus
simples des obstacles quasi insurmontables, à cause surtout des symboles
additifs (XI, VI) soustractifs (IV, IX), multiplicatifs (L, D) différents pour
les unités, les dizaines et les centaines. Gerbert perfectionna l'abaque,
c'est-à-dire une planche à 27 colonnes, correspondant à nos unités simples,
dizaines, centaines, unités de mille, dizaines de mille, centaines de mille etc.
Sur cette planche, on déplaçait des jetons de corne (apice ) sur lesquels
étaient figurés les chiffres de 1 à 9, qui prenaient ainsi une valeur de
position selon la colonne, les cases vides équivalant à zéro.
Le problème ici est
simple : qu'y avait-il sur les apices ? Les apices pouvaient
porter soit des chiffres romains, soit des signes convenus (initiales), soit des
chiffres "arabes" ou "indiens" que l'on préfère à présent appeler tolédans, car
acclimatés depuis le Xe siècle en Espagne et modifiés par des graphies
visigothiques de chiffres romains. Ces nombres tolédans ont pénétré en deux
vagues : d'abord sur les
apices , ensuite par l'arithmétique d'al Khwarizmi, l'algorisme
, traduite en latin probablement à Tolède au XIIe siècle, qui introduit une
nouvelle méthode de calcul, par effacement. Sur l'abaque d'Heriger les chiffres
sont romains, mais chaque groupe de trois colonnes (l'arc de Pythagore) est
numéroté en chiffres arabes. Dans un autre texte de même provenance, la "seconde
géométrie de Boèce", les chiffres tolédans apparaissent deux fois, une première
fois dans le corps du texte pour présenter les chiffres servant au calcul; une
seconde fois sur l'abaque pour numéroter les colonnes. Nos calculateurs sont ici
à la pointe de l'innovation. Mais on observe, dans les manuscrits, que les
chiffres apparaissent inversés ou mis de côté. En fait, ces déformations
s'expliquent par la "rotation des apices " : on ne savait dans quel sens
tenir les jetons.
En astronomie aussi, la
nouveauté de la recherche se révèle lorsque Radulphe écrit à Ragimbold "Je vous
aurais envoyé un astrolabe pour que vous l'examiniez, mais nous avons besoin du
nôtre pour en construire une copie. Si vous souhaitez vous en informer, venez à
la messe de Saint-Lambert. Car il ne suffit pas de voir simplement un
astrolabe". Ce texte est une des premières mentions de l'astrolabe en Occident.
La principale utilité de l'astrolabe est de mesurer les distances angulaires
entre deux objets donnés, particulièrement la hauteur des corps célestes.
L'astrolabe est une invention grecque, considérablement perfectionnée par les
Arabes. Tolède s'en était fait une spécialité et c'est par le monastère catalan
de Ripoll qu'il pénètre en Occident par Gerbert. Il est à Chartres sous Fulbert,
à Fleury sur Loire avec Abbon. Plutôt que d'inspiration grecque, l'astrolabe de
Liège semble d'origine arabe. Pourquoi le trouvait-on à la messe de
Saint-Lambert ? Peut-être parce qu'il servait à en déterminer l'heure. Il
apparaît ainsi associé à une réorganisation de la vie monastique. De Liège, il
se répand jusqu'au lac de constance où Herman le Contrefait, moine de Reichenau,
en décrit le maniement.
Enfin, la médecine arabe
pénètre, elle, par Salerne en Italie du sud, que Wibald, abbé de Stavelot,
visite en 1137. Le galénisme gréco-arabe relaie ainsi le galénisme bénédictin.
Dans la deuxième moitié
du XIIe siècle, les oeuvres arabes arrivent en masse; mais la capacité
d'absorption et de valorisation de nos régions, comme de toute la Lotharingie,
semble essoufflée. La culture lotharingienne, extrêmement réceptive à la
nouveauté dans la période d'infiltration, n'a pas véritablement exploité la
science arabo-latine. La comparaison s'impose avec la France de Philippe-Auguste,
pour laquelle Guy Beaujouan parlait d'un "lent décollage des sciences". Mais en
France, la science s'épanouit après 1200, tandis qu'en Lotharingie, elle
continue de stagner. En réalité, la science arabo-latine n'a pu être féconde que
grâce à la caisse de résonance que constituaient l'enseignement et surtout les
universités. En Lotharingie, les cheminements des hommes et des livres sont
nombreux, mais ils ne convergent pas et ne fondent pas d'école. La Wallonie ne
parvient pas à donner au savoir nouveau l'infrastructure d'enseignement et de
recherche qui en eût permis l'épanouissement, à savoir une université. Elle
manque ainsi sa première révolution scientifique. D'autres écoles, acquérant
l'autonomie juridique, deviennent une universitas
: Paris et Bologne vers 1200, Oxford en 1214, Naples en 1224. Il faut y joindre
les studia dominicains de Cologne (1248) et de Naples (1272).
L'exode des cerveaux,
déjà, va essentiellement vers Paris. Il est singulier de constater que bon
nombre des docteurs parisiens, et des plus hétérodoxes, sont originaires de nos
régions : Siger de Brabant, né vers 1240, maître ès arts entre 1260 et 1265,
chanoine de Saint- Paul à Liège, et ses deux collègues, Gossuin de la Chapelle,
chanoine de Saint-Martin à Liège, et Bernier de Nivelles, chanoine de Tongres.
Leur aristotélisme intégral les fit soupçonner, à diverses reprises, de cultiver
la théorie de la double vérité : une pour la foi, une autre pour le raisonnement
philosophique. Attaqués par Bonaventure en 1267-1268, par Thomas d'Aquin en
1270, ils virent treize de leurs propositions censurées par Etienne Tempier,
archevêque de Paris, le 10 décembre 1270. Le 23 novembre 1276, ils étaient cités
au Tribunal de l'Inquisition de France et devaient leur salut à la fuite. Le
même Etienne Tempier condamnait définitivement leurs doctrines le 7 mars 1277.
A la génération suivante,
Godefroid de Fontaines, né près de Hozémont (mort après 1303), grand admirateur
de Thomas d'Aquin, est aussi l'intermédiaire par qui la morale et la politique
d'Aristote influenceront le chapitre de Saint-Lambert dans les luttes politiques
du XIIIe siècle. Autre proche de Thomas d'Aquin, le Hennuyer Gilles de Lessines
s'attache à l'optique, à l'astronomie dans la tradition d'Alhazen, ainsi qu'à la
théorie des comètes. Un troisième, Henri Bate de Malines, chantre de
Saint-Lambert, observe des comètes, construit des astrolabes, dresse des tables
astronomiques. A Orvieto, en 1292, il traduit des livres arabes d'astrologie
pour la cour pontificale; en 1310, il observe à Tongerlo une éclipse de Soleil;
à Liège, il traduit l'astrologue Abraham ibn Ezra; vers 1301, il écrit pour Guy
de Hainaut, frère du comte Jean II d'Avesnes, une encyclopédie philosophique.
Si intégrés qu'ils soient
à l'Université parisienne, les grands scolastiques wallons restent liés, souvent
par le biais d'un bénéfice ecclésiastique ou d'une fonction administrative, à
leur terre d'origine. C'est grâce à eux que les bibliothèques s'enrichissent des
grands classiques de l'aristotélisme et de la scolastique. Ainsi, Bernier de
Nivelles et Godefroid de Fontaines ont une prédilection pour la bibliothèque
bénédictine de Saint-Jacques à Liège. Cette bibliothèque, sans cesse enrichie du
XIe au XVe, révèle un véritable souci de suivre l'actualité scientifique,
particulièrement médicale. Pétrarque y retrouvera un manuscrit rare de Cicéron.
Cependant, ces richesses s'exploitent en vase clos, et n'alimentent que quelques
compilations médicales à usage interne.
Il en va de même pour les
couvents - observatoires des croisiers à Namur, à Huy et à Liège. On y copie les
grands classiques de l'astronomie : albums d'astres, perspective, questions sur
la sphère, tables alphonsines, traités de l'astrolabe, tables de l'astronome
picard Jean de Linières (mort vers 1350-1355), mais on y fait aussi des
observations, comme par exemple des éclipses de Soleil. L'activité se
maintient jusqu'au XVIe siècle. On en a conservé des imprimés annotés.
L'astronomie qui s'en dégage est celle de Ptolémée retouchée par les
scolastiques : géocentrisme amélioré avec son jeu compliqué d'épicycles et
d'excentriques.
2. La Révolution scientifique
Entre le De
Revolutionibus
de Copernic (1543) et les Principia d'Isaac Newton (1687) le modèle du
monde et de l'homme change. Le monde géocentrique, clos, qualitatif, réglé par
l'équilibre des éléments, des humeurs, des mouvements naturels, cède la place à
un univers héliocentrique, infini, mathématisable, où tout est soumis aux lois
de la mécanique.
La Révolution
scientifique est le fruit de la Renaissance et du double retour qu'elle opère
vers les mots et les choses. Remettre à l'honneur les Grecs et les Latins pour
leur valeur de science, c'est en même temps les confronter à la réalité qu'ils
sont censés décrire et s'apercevoir de leurs erreurs et de leur ignorance. En
Pologne, Copernic confronte le modèle de Ptolémée avec les observations et
découvre que les calculs sont plus faciles si on veut bien mettre le Soleil au
centre du monde. A Louvain, la même année, André Vésale confronte les textes de
Galien avec les corps disséqués, et conclut à l'erreur du maître de Pergame.
Enfin, la découverte de l'Amérique révèle des plantes, des animaux, des hommes,
qui échappent aux descriptions et aux taxonomies classiques. Autant d'aspects où
les chercheurs de nos régions ont joué un rôle.
C'est en 1543, l'année de
sa mort, que le chanoine polonais Nicolas Copernic fit enfin paraître le
Traité des révolutions des orbes célestes
(De revolutionibus orbium caelestium ). De centre de l'univers, la
Terre devenait une petite planète errante. La diffusion fut rapide et ne semble
pas avoir rencontré d'opposition, peut-être à cause de la préface astucieuse où
l'éditeur Osiander présente le système copernicien comme un pur modèle
mathématique permettant de "sauver les apparences", c'est-à-dire de calculer et
de prédire la position des planètes. A Louvain, Gemma Frisius ne voit rien
d'absurde dans le mouvement de la Terre. Son disciple, Jean Stadius, compose en
1560 au palais de Liège des tables astronomiques, Tabulae Bergenses,
dédiées au prince évêque Robert de Berghes, et dans l'esprit copernicien. Ernest
de Bavière possède un observatoire remarquablement équipé. Sans prendre position
sur le débat cosmologique, il acquiert deux lunettes de Galilée. Lors d'un
séjour à Prague en 1610, il en prêtera une à Kepler, qui n'en possédait pas, et
c'est grâce à lui que l'infortuné astronome put vérifier les observations de
Galilée sur les satellites de Jupiter. Il lui dédie sa Dioptrique. C'est
l'époque où la facture d'instruments de précision prospère. Au palais de Liège,
Gérard Stempels et Adriaan Zeelst mettent au point un nouveau modèle
d'astrolabe, tandis que Lambert Damery grave celui d'Odon van Maelcote, et que
Michel Coignet, ingénieur d'origine montoise, va construire à Anvers des
instruments de rare qualité.
En médecine, crise
parallèle en anatomie et en physiologie. André Vésale reconstruit l'anatomie sur
les faits minutieusement observés, qui ont désormais plus de poids que les
livres. A Paris, à Louvain, à Padoue, il montrera que l'anatomie des anciens
repose moins sur la dissection du corps humain que sur des extrapolations à
partir de l'anatomie animale. L'Humani corporis fabrica (1543) est un
tournant dans l'histoire de la méthode expérimentale. Son contemporain,
Paracelse, est plus radical encore. Les maladies nouvelles comme la syphilis
requièrent une réforme fondamentale de la médecine. La "grosse vérole" est à
Liège en 1496, dans la Basse Meuse en 1497-1498. La pandémie, non décrite par
les anciens et incurable, mine les fondements mêmes de la médecine. Typique de
cet état d'esprit, le traité de la maladie d'Espagne, Morbi hispanici, de
Remacle Fusch de Limbourg (1541). Il considère la syphilis comme une maladie
cutanée et contagieuse; les éruptions et les ulcères qu'elle provoque sont
souvent accompagnées de douleurs atroces dans les os; il conseille de brûler, de
scier, d'exciser les os cariés. Il préfère avoir recours à des décoctions de
bois de Gaiac qui, en excitant, dit-il, la transpiration, guérissent
radicalement la maladie. Fusch s'efforce d'adapter, tant bien que mal, les
dogmes des anciens à la réalité nouvelle. Ce sont les Paracelsiens qui prôneront
le recours à la chimie et concevront le fonctionnement du corps humain comme un
laboratoire de chimie. Ernest de Bavière, quant à lui, fera de sa cour de Liège
un foyer de diffusion de la pensée de Paracelse. C'est à son action personnelle
que l'on doit la grande édition de Paracelse publiée à Bâle par Jean Huser de
Brisgau. Paracelsiens et alchimistes trouveront refuge à sa cour, ce qui
stimulera la recherche minière et métallurgique.
Si l'impact économique et
politique de la conquête de l'Amérique a été bien étudié, l'impact intellectuel
a été longtemps sous-estimé. Pourtant, cette confrontation sera riche de
conséquences pour l'idée que l'Européen se fait du monde naturel et de l'homme.
Un bouleversement dont nos régions ont ressenti l'onde de choc.
Le 13 avril 1521, les
Espagnols de Cortès entraient dans Tenochtitlan (Mexico), capitale de l'empire
aztèque. Dès 1520, Albert Dürer avait pu admirer à Malines les cadeaux de
Montezuma à Cortès, dont Charles Quint avait remis une part à Marguerite
d'Autriche. C'est sans doute à Malines qu'Erard de la Marck les vit. Dans la
première cour du palais des princes évêques qu'il construisit de 1526 à 1538,
les chapiteaux de la galerie occidentale et orientale portent aux angles des
figures humaines grimaçantes coiffées de plumes, dont l'analogie est frappante
avec l'art précolombien. Mais au-delà de cette influence culturelle, artistique,
c'est une crise profonde qui s'amorce. Les Européens étaient, depuis
l'Antiquité, accoutumés à une flore, une faune, une minéralogie
méditerranéennes. C'est elle que décrivaient les textes classiques. Les plantes
exotiques - les species ou épices - arrivaient séchées, contrefaites,
défigurées. Avec les découvertes, on les retrouvait bien différentes des
descriptions classiques. Bien pis, on découvrait des plantes, des pierres, des
animaux qui n'étaient décrits ni dans Aristote, ni dans Pline, ni dans
Dioscoride. La première attitude fut de les assimiler à des plantes déjà
connues. C'est par exemple le but de Remacle Fusch de Limbourg dans son De
plantis antehac ignotis "Sur les plantes inconnues jusqu'à présent,
retrouvées par l'extrême soin de quelques modernes". Mais c'est bientôt
l'inventaire tout entier du monde naturel qui est bouleversé. L'Artésien Charles
de l'Escluse traduit en latin, en 1574, la grande étude de Nicolas Monardes,
publiée à Séville de 1565 à 1574, sur les plantes des Indes occidentales, et les
écrits du Portugais Garcias ab Horto sur les Indes orientales. Les
classifications botaniques et les familles établies à grand'peine éclatent, et
la thérapeutique s'enrichit, car beaucoup de ces plantes passent pour
médicinales : l'ipécacuanha, le gaïac , le baume du Pérou, le café, ou même le
tabac.
Pour la conquête de
l'Amérique, c'est un graveur, Théodore de Bry (1528-1598), qui reflète le mieux
le désarroi né du choc des cultures. Protestant, il devra quitter Liège pour
Strasbourg et Francfort où il illustrera la collection dite des Grands Voyages.
Le volume VI, consacré à la conquête du Pérou par Pizarre et Almagro, trahit
tout à la fois l'admiration devant la culture des vaincus et sa sympathie de
persécuté pour les victimes du génocide. Tout aussi parlant est le témoignage
des missionnaires. Le père Louis Hennepin, d'Ath, observe les sauvages de la
Louisiane. Comme une légende indienne rapporte un fratricide, Hennepin en tire
la conclusion réconfortante qu'ils ont gardé le souvenir de Caïn et d'Abel. Leur
singularité est ainsi réduite.
En 1633, la condamnation
de Galilée va porter un rude coup à la nouvelle science en gestation. Le nonce
de Cologne la notifie aux milieux louvanistes et liégeois. Descartes apprenant
par Mersenne la notification liégeoise, remettra au tiroir le manuscrit de son
Traité du monde. En fait l'affaire se termine sans vainqueur ni vaincu. Le
gel des grandes questions cosmologiques permettra l'étude des problèmes
particuliers, et un consensus s'établira au moins sur le recours à l'expérience
et au calcul, et sur la réduction des phénomènes physiques à la figure et au
mouvement.
Nulle part en Europe, la
nouvelle science ne s'est imposée sans traumatismes. Dans la Révolution
scientifique, ceux qui ont perdu sont aussi intéressants - et même aussi
sympathiques - que ceux qui ont gagné. Libert Froidmont de Haccourt, professeur
à Louvain, exprime bien ce désarroi : "Peut-être aucun siècle n'a-t-il autant
que le nôtre méprisé l'antiquité et poursuivi la nouveauté. Dans les sciences
sacrées comme dans les sciences profanes, on a de tous côtés battu en brèche
(vainement toutefois) des doctrines qui étaient solidement assises, grâce à leur
antiquité même et aux arguments dont on les munissait".
Froidmont n'est ni
incompétent ni malhonnête. C'est un homme qui a peur. Au début de sa carrière,
il est copernicien. Ensuite, contre les excès des coperniciens, il publie son
Anti aristarchus (1631) où il est paradoxalement proche de Galilée. En 1634,
il signe les censures qui envoient en prison le chimiste flamand Jean-Baptiste
Van Helmont. En 1637, Descartes, qui publie le Discours de la méthode, la
Géométrie, les Météores le consulte amicalement. Froidmont ne peut admettre
cet univers purement mécanique, car l'intuition atomistique contredit non
seulement l'univers d'Aristote, mais aussi le dogme catholique. Les travaux
scientifiques des jésuites anglais de Liège iront dans le même sens. Le père
Francis Hall (Linus), habile expérimentateur et mathématicien de talent, mènera
des combats d'arrière garde contre les expériences du vide et l'optique de
Newton.
Dans l'autre camp, une
plaque tournante dans les échanges scientifiques européens est un chanoine
liégeois, René-François de Sluse, abbé d'Amay. Né à Visé en 1622, il étudie le
droit à Louvain. De 1642 à 1650, il est à Rome, auprès d'un oncle fonctionnaire
de Curie. Il y apprend le droit, les langues orientales. Il s'y frotte aux
disciples de Galilée et de Cavalieri, aux premiers cartésiens d'Italie. On ne
dira jamais assez la fécondité intellectuelle des rapports entre la Wallonie et
l'Italie. En 1650, il est pourvu d'une prébende de chanoine de Saint-Lambert et
doit rentrer à Liège. On lui offrira la direction de la bibliothèque vaticane,
une chaire à l'Université de Pise, il reste à Liège, où il occupe de hautes
fonctions dans l'administration de la principauté. Il compense sa solitude par
une correspondance assidue avec les meilleurs esprits d'Europe : Michelangelo
Ricci, cardinal et mathématicien, Christiaan Huygens, Blaise Pascal, mais aussi
Pierre Lambeck, bibliothécaire à Vienne; Henry Oldenburg, secrétaire de la Royal
Society de Londres dont Sluse sera membre; John Wallis, professeur de géométrie
à Oxford; Cosimo Brunetti, le secrétaire du roi de Pologne; Samuel Sorbière,
aventurier de la science, curieux de tout; l'astronome Ismaël Bouillau, le
voyageur Balthazar de Monconys, mais aussi le philosophe libertin Charles de
Saint Evremond ou le mémorialiste Paul de Gondi, cardinal de Retz. C'est à sa
correspondance que Sluse a réservé les résultats de ses recherches sur les
sujets les plus divers : mathématique, physique (le baromètre et le
thermomètre), astronomie, sciences de la vie (la reproduction des animaux).
Reconnu comme un oracle par toute l'Europe, il vit la Révolution scientifique de
près. Sluse est un homme discret. Sur les sujets sensibles, il pratique souvent
la suspension du jugement, l'epoch des sceptiques grecs. N'a-t-il pas
traduit en latin un des maîtres du scepticisme, Sextus Empiricus ? Mais le
provincialisme, qu'il semble avoir choisi, finira par l'asphyxier. Absorbé par
des tâches administratives accaparantes et prestigieuses, il voit sa créativité
se tarir, sa correspondance se raréfier. Il consacre ses dernières années à des
travaux d'érudition. C'est un savant dépassé qui meurt le 19 mars 1685, deux ans
avant les Principia de Newton. Ainsi, Sluse illustre la très wallonne
ambivalence de la fidélité à la terre.
Avec les idées nouvelles,
l'organisation du travail scientifique se modifie elle aussi. Certes, les
savants errent dans toute l'Europe, mais depuis le XVe siècle l'Université de
Louvain, plus proche, draine les meilleurs esprits de nos régions. En 1561,
Robert de Berghes avait obtenu une bulle érigeant et dotant à Liège une
institution d'enseignement supérieur, vraisemblablement pas une université, mais
un séminaire qu'il aurait confié aux jésuites. Il y attirait des savants comme
le théologien Ximénès, les humanistes Torrentius et Lampson. Le projet échoua.
Un projet d'université sera de nouveau lancé par Ernest de Bavière. Il échouera
devant l'opposition du chapitre de Saint-Lambert et de l'Université de Louvain.
A vrai dire, c'est en dehors de l'université que se fera la Révolution
scientifique, et les universités du XVIIe siècle seront plutôt des foyers de
conservatisme. La recherche expérimentale en commun exigera d'autres structures,
la cour princière d'abord, ensuite ces groupements subventionnés de recherche
fondamentale et appliquée que seront les académies.
Pour parler de la
communauté internationale des gens d'étude, les savants de ce temps parlent de
"République des lettres". La notion la plus proche aujourd'hui serait celle de
réseau européen. Les correspondances y jouent le rôle de nos journaux
scientifiques, puisque les lettres sont lues en public, discutées, copiées pour
de nouveaux destinataires. Les voyages fournissent l'indispensable information
de terrain. Un filet à mailles serrées couvre l'Europe savante. Privilégiées,
nos régions sont le point de passage obligé de France vers la terre de liberté
intellectuelle que constitue la Hollande. D'autre part, Spa commence à devenir
le café de l'Europe. Nicolas Fabri de Peiresc possède chez nous de nombreux
correspondants pour les matières d'érudition. Pierre Gassendi va prendre les
eaux de Spa et en profite pour voir Van Helmont; le père Mersenne rencontre à
Liège le P. Woestenraedt et André Rivet, pasteur de Leyde, qui est de passage;
il s'intéresse au grand carillon de Saint-Lambert dans ses Harmonicorum Libri
de 1636. Sur le chemin de Spa, une bande de brigands lui vole son argent et le
dépouille de ses vêtements. Il ne reste pas longtemps, part à Anvers, en passant
par Geet-Bets voir l'astronome Godefroid Wendelen et par Louvain voir Libert
Froidmont.
Héritier de la Révolution
scientifique, le Siècle des Lumières en cueillera tous les fruits. On sait que
la Wallonie, particulièrement le Pays de Liège, fut le terrain d'élection des
Lumières. Or, l'idéologie des lumières est particulièrement favorable au progrès
scientifique : la diffusion d'une culture scientifique, l'idée que la science et
la technique sont les véritables moteurs du progrès humain, qu'ils sont des
outils d'affranchissement politique, de prospérité économique, de libération
intellectuelle et morale; le goût pour l'expérimentation, le newtonianisme
associé à la philosophie de Voltaire et à la facture d'instruments; la
solidarité, sans cesse affirmée, entre la théorie et les applications, entre
science pure et science appliquée; avec elle, l'enthousiasme manufacturier lié à
la nouvelle chimie de Lavoisier; la nécessité de réformer l'enseignement pour y
intégrer cette nouvelle dimension du progrès.
Or, les imprimeurs de
Liège et de Bouillon sont au premier plan dans la diffusion de cette culture
nouvelle. En particulier, on imprime à Liège plusieurs dictionnaires spécialisés
tirés de l'Encyclopédie de 1751, et on montera plusieurs projets de réédition.
Le libraire liégeois Plomteux s'associera avec J.J. Panckoucke pour l'EncyclopŽdie
méthodique de 1782, c'est-à-dire une collection de dictionnaires
particuliers de médecine, de chimie, d'agriculture etc. Il en va de même pour
les journaux, comme le Journal Encyclopédique de Pierre Rousseau à Liège
et à Bouillon, le Journal Général de l'Europe de Pierre Lebrun à Herve,
l'Esprit des journaux de J.J. Tutot à Liège. Non seulement ils recensent
les publications scientifiques, mais ils propagent des nouvelles théories, comme
la vaccine, la nécessité d'une formation des sages femmes, la chimie
pneumatique.
La diffusion de la
culture scientifique au-delà du monde savant peut s'observer à travers l'étude
des bibliothèques et des cabinets de physique des particuliers. Marie-Thérèse
Isaac et ses collaborateurs ont analysé les inventaires de bibliothèques et les
catalogues des libraires montois de la fin du XVIIIe et du début du XIXe. Les
collections d'une certaine importance contiennent les oeuvres de Pluche, Buffon,
Valmont de Bomare, pour l'histoire naturelle; d'Ozanam et de Nollet pour la
physique, de Lémery ou de Macquer pour la chimie, bref, les grands
vulgarisateurs. Les achats sont plus spécialisés lorsque le propriétaire est un
médecin ou un professeur de mathématiques. Annette Félix a fait les mêmes
observations sur les bibliothèques bruxelloises de la même époque.
L'académie, nationale ou
provinciale, et à défaut, la société d'amateurs, constitue au Siècle des
Lumières, le nouveau lieu du savoir. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un
véritable cercle d'études physiques et chimiques se constitue à Liège autour
d'un constructeur d'instruments, François Laurent Villette (1729-1809), fils de
Nicolas-François, ingénieur et opticien du prince-évêque. En 1752, Villette
avait assisté aux leçons de physique de Nollet, avec qui il entretint dans les
années 1762-1766, une correspondance, notamment sur l'électricité. De 1769 à
1771, Villette donna, à l'hôtel de ville, des leçons publiques de "physique
raisonnée et expérimentée" au moyen d'un cabinet de physique fort complet.
Autour de Villette se groupent ainsi, de manière d'abord informelle, des
amateurs de physique et de chimie, particulièrement appliquées aux arts. On y
trouve ainsi Jean-Jacques Daniel Dony (1759-1819), l'inventeur du procédé
liégeois de fabrication du zinc; Henri Delloye (1752- 1802), son collaborateur;
Jean Démeste (1748-1783) qui, après ses études à Louvain, ira travailler à Paris
avec Sage et Romé de l'Isle. Ses "Lettres au docteur Bernard" (1779) sont en
fait un manuel pour le cours de Sage inspiré par Romé de l'Isle avec qui Démeste
entretiendra une longue correspondance (Bibl. de l'ULg, ms 2906); l'apothicaire
Louis-François Desaive, émule du Français Morand, a cherché et trouvé du sel de
Glauber dans le charbon des mines des environs de Liège, et il a mis au point un
procédé pour extraire l'ammoniaque de la suie du charbon; enfin Etienne-Gaspard
Robert, dit Robertson, né en 1763 fait avec Villette des expériences d'optique
et d'électricité avant d'aller suivre à Paris les cours de Charles (1792). Il
reviendra à Liège en 1794 et construira avec Villette un miroir ardent. En 1795,
il retourne à Paris où il ouvre un cabinet de phantasmagorie. C'est en vain
qu'on lui proposera la chaire de physique de l'Ecole centrale de Liège. Il ne
reviendra qu'en 1812 faire des ascensions en ballon.
Tous ces personnages se
retrouvent, d'une manière ou l'autre, à la Société libre d'émulation qui
connaîtra deux grandes périodes de prospérité : sous le prince-évêque
François-Charles de Velbruck de 1779 à 1784, et sous le préfet Charles-Emmanuel
Micoud d'Umons de 1809 à 1814. La petite académie liégeoise se place
délibérément dans la mouvance de la science française. On trouve parmi les
membres correspondants Romé de l'Isle, Sage, Bernard de Douai, Morand, Vicq d'Azyr,
le marquis d'Aoust, Buchoz et Fourcroy.
Comme beaucoup d'autres
académies, grandes ou petites, la Société littéraire de Bruxelles et Société d'Emulation
à Liège inscrivent à leur programme le progrès des arts et des manufactures. A
Bruxelles, le prince de Kaunitz, chancelier de l'Empire, recommande d'éviter
"l'inconvénient où sont tombées tant d'académies de belles-lettres en Italie
qui, au lieu d'éclairer et d'instruire la nation, lui ont inspiré un esprit de
bagatelle et de frivolité si nuisible au progrès de la raison". Le principal
objet d'étude doit être "l'histoire naturelle et civile du pays". A Liège,
l'abbé Ramoux ouvrit la séance de l'assemblée fondatrice de la Société libre d'Emulation
en ces termes : "S'il est un voeu digne des âmes vraiment patriotiques, c'est de
voir se former, au sein de notre nation, un tribunal de goût qui, en appréciant
les essais relatifs aux arts nobles ou utiles, aurait pour but d'exciter le feu
de l'émulation, soit par les avis d'une critique saine et raisonnée, soit par
des encouragements, dont le défaut laisse presque toujours dépérir le précieux
germe du talent. Tel est, Messieurs, l'objet de l'établissement d'une Société,
dont on soumet aujourd'hui l'esquisse à votre zèle et à vos lumières.
Ne possédons-nous pas des
émules dignes des Lemeri, des Nollet, des Franklin ? Que d'artisans même, dont
l'heureuse industrie se réveillerait et susciterait des prodiges, si quelque
marque publique d'honneur, ou l'attrait de quelque récompense, ou, au moins,
l'assurance du débit, les dédommageait du temps et des peines qu'il leur en
coûte pour donner à leurs ouvrages le degré de perfection dont ils sont
susceptibles ?"
L'enthousiasme des
participants de la Société d'Emulation pour une science utile se perçoit dans
l'oeuvre d'un de ses membres les plus actifs, Léonard Defrance (1735-1805), qui
introduit dans la peinture des sujets industriels et remporte en 1789 le prix de
l'Académie des sciences de Paris en réponse à la question "La recherche des
moyens par lesquels on pourrait garantir les broyeurs de couleurs des maladies
qui les attaquent fréquemment et qui sont la suite de leur travail". Ce mémoire
dont la Révolution empêcha la publication est conservé dans le manuscrit 3281B
de la Bibliothèque de l'Université de Liège.
De 1794 à 1814, nos
provinces sont rattachées à la France. L'Université de Louvain est fermée en
1797. Il appartenait aux soldats et aux instituteurs de la République d'imposer
le système métrique, la géométrie de Monge, la chimie de Lavoisier, la
cristallographie de Haüy et de Romé de L'Isle. L'oeuvre scientifique de la
Révolution fut un sujet de grand débat. Si aucune découverte véritable n'est à
mettre à son actif, la mutation est bien plus profonde : le savant devient
l'ouvrier du progrès. Par l'éducation, il luttera contre le despotisme et la
superstition; en appliquant son génie aux arts, il accroîtra la prospérité
publique. Les Ecoles centrales, héritières de Condorcet, préparées par le projet
de Joseph Lakanal le 16 décembre 1794, voient le jour par décret du 25 février
1795. L'enseignement moderne naît, avec la priorité aux mathématiques, à la
physique, à l'histoire naturelle, sans négliger la géographie, l'histoire, la
morale, la formation civique. Si les Ecoles centrales de Mons, de Namur, de
Liège, de Maastricht recrutent leurs élèves "parmi les fils de fonctionnaires et
d'acheteurs de biens nationaux" et si elles échouèrent, faute d'hommes et
d'argent, elles vont insuffler un esprit nouveau et susciter de véritables
vocations scientifiques. Ainsi, les livres de prix que l'on y distribue
reflètent le progrès de la recherche en France. La loi du 1er mai 1802 supprime
les Ecoles centrales et les remplace par les Lycées, marquant un retour aux
études classiques. Mais les professeurs vont traverser les vicissitudes des
régimes, on les retrouvera dans les institutions d'enseignement supérieur et
secondaire de la Belgique indépendante. Ainsi l'Université de Liège avait été
précédée par deux facultés françaises, la faculté des sciences, ouverte en
décembre 1811, et l'école de médecine. Comme l'observe Marcel Florkin "Quand le
roi Guillaume Ier fonda l'Université de Liège, il n'eut qu'à maintenir la
Faculté des Sciences et l'Ecole de médecine du régime français. La première,
privée de ses deux professeurs français, Percelat et Landois, n'eut plus que ses
deux professeurs liégeois, Delvaux et Vanderheyden. A la seconde fut adjoint un
nouveau professeur, Sauveur, ce qui, avec Ansiaux et Comhaire, portait à trois
l'effectif des professeurs de la faculté de médecine".
.../...
(Robert Halleux,
Anne-Catherine Bernès, Luc Etienne, L'évolution des sciences et des
techniques en Wallonie, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)