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Histoire économique et sociale


L'évolution des sciences et des techniques en Wallonie
- (1995)
Première partie - Deuxième partie - Troisième partie

Robert Halleux
Directeur du Centre d'Histoire des Sciences et des Techniques de l'Université de Liège

Anne-Catherine Bernès
Directeur-adjoint du Centre d'Histoire des Sciences et des Techniques de l'Université de Liège

Luc Etienne
Conseiller au Cabinet du Ministre des Technologies

 

Un savoir-faire millénaire

L'usage d'associer l'évolution des sciences et celle des techniques ne va pas sans anachronisme. Il est vrai qu'aujourd'hui la technologie ne se conçoit pas sans base théorique et que la recherche fondamentale finit toujours par s'appliquer. Avant le XIXe siècle, cependant, la science universitaire et les "arts et métiers" constituent deux traditions parallèles pratiquées par des catégories sociales différentes. Les interactions sont à l'origine peu nombreuses, et les rythmes d'évolution ne sont pas synchronisés.

En histoire des techniques, il est plus efficace de raisonner, avec Bertrand Gille, en terme de systèmes, c'est-à-dire d'ensembles structurés de matériaux, d'énergies et de mécanismes de transformation. Ainsi le système technique de l'Antiquité et du haut Moyen Age repose essentiellement sur les métaux non ferreux, le fer au procédé direct, le bois, la force de l'homme et des animaux. A partir du Moyen Age, un autre sytème se met en place, caractérisé par l'énergie hydraulique et la fonte au charbon de bois. A la Révolution industrielle, il sera détrôné par le système vapeur, fonte au coke, puis par le système acier-électricité, moteur à explosion, chimie. Chaque système se met en place à l'intérieur de l'ancien, débute avec des performances plus modestes, supplante graduellement le précédent, puis atteint à son tour la saturation.

C'est avec ce fil conducteur qu'il importe d'étudier l'évolution des techniques en Wallonie.

Les Wallons se vantaient de posséder "fer plus fort que fer, feu plus chaud que feu, pain meilleur que pain", l'acier, la houille, le seigle. Nos ressources minérales sont aujourd'hui épuisées. Elles ont été autrefois abondantes. A la fin du XVe siècle, le Grec Nicandre visitant nos régions affirme non sans exagération que l'on y trouve les sept métaux classiques : l'or, l'argent, le cuivre, l'étain, le fer, le plomb et le mercure. Depuis l'époque romaine, on exploite le fer dans l'Entre Sambre et Meuse, et la calamine (carbonate de zinc) dans les environs de Moresnet. C'est peut-être à l'époque romaine aussi que remonte, dans la région liégeoise, l'exploitation de la houille, puisqu'on en a retrouvé dans l'hypocauste de la place Saint- Lambert, tandis que les premières attestations dans les textes sont du XIIe siècle. De petits gisements de blende, de pyrite et de galène ont fourni depuis le Moyen Age du plomb, et accessoirement un peu d'argent. A partir du XVIe siècle, on exploite l'alun pour la teinturerie, le soufre pour la poudre à canon, les divers sulfates que l'on appelait vitriols pour l'industrie chimique naissante. Enfin, dans les Fagnes, les alluvions aurifères ont fait l'objet d'une exploitation épisodique depuis l'époque romaine.

On est peu informé sur les périodes les plus anciennes. Les artisans wallons exploitent en virtuoses les ressources du premier système technique, caractérisé par le fer produit au procédé direct et les métaux non ferreux. Le fer était produit au bas fourneau, simple trou dans le sol où on mélange le minerai, le charbon de bois et les fondants. Après réduction, on obtenait une loupe de fer spongieuse qu'il fallait cingler énergiquement. Dès avant l'an 1000, on passe au four à masse, construit en hauteur, qui permet d'obtenir des loupes de 100 à 300 kilos. Les barres de fer chauffées en présence de matières riches en carbone, se transformaient, par cémentation et trempe à l'eau, en acier particulièrement adéquat pour l'armurerie.

D'autre part, le travail du laiton est lui aussi une spécialité mosane dès le Moyen Age. Le cuivre importé d'Allemagne était réduit en feuilles. On le chauffait en creuset fermé, avec du charbon de bois et de la calamine calcinée dont le zinc s'alliait au cuivre et produisait du laiton sans passer par l'état métallique. Des oeuvres d'art comme les fonts baptismaux de Saint- Barthélemy témoignent d'une maîtrise dans les méthodes d'alliage et de coulée à la cire perdue, tandis que le repoussage du métal, la batterie du laiton, ou dinanderie, a rendu fameuse la ville de Dinant. (Les batteurs de cuivre dinantais s'établiront du reste au XVe siècle dans le district zincifère de Stolberg) Dans la première moitié du XIIe siècle, la Description des divers arts du prêtre Théophile reflète de façon saisissante l'état des arts et métiers dans nos régions. En effet, son auteur, le bénédictin Roger de Helmarshausen, avait été formé à Stavelot. Ses trois livres, consacrés respectivement au vitrail, aux pigments et colorants, à la métallurgie révèlent la maîtrise de ces matériaux dans les ateliers monastiques.

Jean Gimpel a parlé d'une révolution industrielle au Moyen Age. De fait, un nouveau système technique se met progressivement en place, caractérisé par l'emploi de l'énergie hydraulique. On pourra désormais quasiment superposer la carte du développement industriel et celle du réseau hydrologique. Des ruisseaux de faible débit, mais de cours rapide, actionneront des roues de moulins. Cette invention romaine se réintroduit à partir du IXe siècle, se développe aux XIIe et XIIIe siècles. L'arbre à cames, qui transforme le mouvement rotatif en mouvement alternatif, permet de mouvoir des marteaux à fouler, des bocards à concasser le minerai, des martinets et des soufflets de forges. Le système bielle-manivelle le complète à partir du XIVe siècle, et s'applique particulièrement aux pompes.

L'application de la soufflerie hydraulique au four à masse permit d'en accroître la capacité, d'y élever la température et de passer graduellement au haut-fourneau. La chronologie ici est difficile à établir, et le lieu de l'innovation est encore matière à controverse. Evrard tenait pour la région mosane et le XIVe siècle, Beck pour la région rhénane et une date plus tardive. Quoi qu'il en soit, au XVe siècle, le haut-fourneau wallon existe dans sa forme classique et il est abondamment représenté par des artistes : il est adossé à une colline, le minerai, le charbon de bois et le fondant sont enfournés par le gueulard. La charge descend par la cuve, le ventre, les étalages, l'ouvrage où aboutissent les tuyères, jusqu'au creuset en poudingue où se rassemblent le laitier et la fonte. A la base du fourneau, le fer coule. Car ce n'est plus de loupes qu'il s'agit mais d'un matériau nouveau, la fonte, c'est-à-dire du fer contenant beaucoup de carbone. Par sa coulabilité, la fonte se prête à être moulée en ustensiles de cuisine, taques de foyer, canons, boulets, tuyauteries et oeuvres d'art. C'est le bronze du pauvre. Cassante, elle nécessite d'être décarburée pour être convertie en fer malléable. La méthode wallonne d'affinage qui est répandue dès la fin du XVe siècle consiste à réchauffer les gueuses de fonte dans un foyer à charbon de bois, dans l'atmosphère oxydante créée par le vent des soufflets. Le fer fondait goutte à goutte en se décarburant et formait une loupe qui pouvait être martelée au martinet hydraulique, ou aplatie au laminoir dont un ingénieur normand travaillant dans nos régions, Salomon de Caus, donne la première description en 1615. Dans les fenderies, des cylindres cannelés débitaient le fer en verges que les cloutiers transformaient en clous, tandis que dans les platineries, la tôle était martelée en ustensiles de quincaillerie.

Si la houille ne pouvait être utilisée dans le haut-fourneau en raison des matières volatiles qu'elle contient, elle était largement utilisée dans les autres industries et pour l'usage domestique dans le pays de Liège. Très tôt, l'exploitation atteignit des couches profondes et la nécessité d'y épuiser les eaux stimula le développement des techniques hydrauliques : araines ou canaux en pente amenant les eaux au pied des collines, chaînes à godets mues par un manège à chevaux, pompes actionnées par l'énergie animale ou par des roues hydrauliques. Ces machines, décrites par Agricola dans son De re metallica de 1556, sont bien attestées à Liège à cette époque, et des inventeurs venus de Lorraine, d'Allemagne et de Bohême sollicitent des privilèges pour des machines.

Le règne du prince-évêque Ernest de Bavière (1554-1612) marque en même temps le développement du capitalisme et l'expansion technologique. L'intérêt de ce prince pour la technologie est bien attesté. Aux dires du mathématicien louvaniste Adrianus Romanus "Les diverses machines utiles pour la guerre et pour la paix, d'une invention admirable, d'une exécution parfaite, prouvent votre habileté et sont telles, que ceux qui prennent le titre glorieux d'ingénieurs sont remplis d'admiration en les voyant et avouent ingénument que ce qu'ils regardaient comme leurs inventions les plus sublimes, pâlissent au prix des vôtres". Comme bon nombre de princes contemporains, Ernest intervient personnellement dans le développement industriel, particulièrement minier et métallurgique de ses états.

Ernest ne pouvait rester indifférent aux richesses minières du pays de Liège. En 1582- 1583, Ernest donne commission à Gilles de la Rôlette d'Or pour prospecter les gisements de fer, cuivre, plomb, soufre, couperose (sulfate de cuivre), kisses (pyrites), alun et calamine. Il prend des parts dans les sociétés minières, notamment pour le plomb, soufre, cuivre et couperose de Prayon. Il découvre lui-même en 1587, en Ardenne, des gisements de soufre, alun et vitriol. Il prend plusieurs édits pour protéger cette industrie et pour l'exhaure des houillères, qui atteignent le niveau de la Meuse. C'est la grande époque de la fonte et de la "méthode wallonne" de décarburation. La consommation énorme de bois dans les hauts- fourneaux suscite dès cette époque des recherches sur l'emploi, en sidérurgie, de la houille, abondante au pays de Liège. Le 18 juin 1625, le conseil privé de Liège accordera à Ottavio da Strada, gentilhomme de Bohême, un brevet pour fondre le minerai au combustible minéral.

Les progrès de l'armurerie et la construction d'instruments scientifiques reflètent l'essor d'une autre technologie bien wallonne, la mécanique de précision.

C'est à ce moment que le savoir-faire wallon se transfère à la périphérie de l'Europe, souvent avec les techniciens eux-mêmes. Le munitionnaire Jean Curtius établit en Espagne des usines sidérurgiques et des fonderies de canons appliquant les méthodes wallonnes. Jean Mariotte les introduit en Allemagne occidentale dans la région du Rhin et de la Lahn. Louis de Geer, marchand de fer établi à Amsterdam, fonde la sidérurgie suédoise. Les transferts de technologie s'accompagnent souvent d'une émigration de techniciens.

Typique de ces ingénieurs itinérants est le cas de Jean Gallé. Né en 1580, Jean Gallé mène une vie errante dans toute l'Europe avec trois pôles, Liège, Bruxelles, Paris. Il dirige les forteresses des Pays-Bas et fait des expériences de balistique, rectifie le cours de la Meuse et propose une jonction Meuse-Escaut sur un tracé qui préfigure le canal Albert. Mais on le trouve aussi réorganisant les salines d'Osnabrück, prêtant main-forte à Richelieu pour le siège de la Rochelle. Parallèlement, il fréquente Mersenne et Van Helmont, popularise l'arithmétique de Néper, expérimente dans l'Adriatique sur la chute des corps et mène des recherches acoustiques avec un facteur d'orgues liégeois.

A la fin du XVIIe siècle, une famille de mécaniciens de Jemeppe, les Sualem, se spécialise dans l'exhaure des mines et atteindra une réputation quasiment mythique. Renkin Sualem, né le 29 janvier 1645, construit pour alimenter les fontaines du château de Modave un système de pompes actionnées par des roues hydrauliques qui refoulent l'eau de la Meuse à 40 mètres de hauteur. Le baron Arnold de Ville répond à l'appel d'offre international lancé par Louis XIV pour l'approvisionnement en eau du parc de Versailles. Renkin et son équipe construiront à Marly, de 1681 à 1687, la gigantesque machine dont les quatorze roues de douze mètres de diamètre mettront en mouvement trois cents pompes. Le jeu complexe de tringles et de balanciers qui transmet le mouvement aux pompes des étages supérieurs témoigne d'une grande habileté mécanique. Il révèle en même temps la saturation du système, puisque la plus grande partie de l'énergie produite est perdue en frottement.

Au XVIIIe siècle, les mines et la métallurgie wallonnes possèdent une juste renommée dans la littérature scientifique internationale. Elles sont décrites en détail par Jars, Morand, Monnet, Hellot, Bouchu et de Courtivron, et on en trouve maints échos dans l'Encyclopédie. Le médecin Léopold Genneté, espion industriel au service de l'Empereur, décrit la fabrication du vitriol à la Rochette, les houillères liégeoises et les mines de Vedrin.

En réalité, le système technique est saturé : les méthodes d'exhaure des houillères sont insuffisantes, la fonte au bois entraîne un déboisement considérable et le combustible devient cher. Aussi divers essais sont-ils tentés pour remplacer le charbon de bois par la houille. Après un voyage à Sulzbach, Jean Philippe de Limbourg réussit à produire du coke en 1768, mais ses premiers essais de fonte au coke échouent pour des raisons à la fois techniques et financières. A Louvain, où la chimie pneumatique est à l'honneur, le Maastrichtois Jean-Pierre Minckelers produit du gaz d'éclairage en chauffant de la houille dans un canon de fusil. Ni Limbourg, ni Minckelers ne mènera sa découverte au stade industriel. Le terrain est toutefois favorable économiquement et idéologiquement pour accueillir les transferts de technologie qui feront de la Wallonie un foyer de l'Europe industrielle.

 

II. Un foyer de l'Europe industrielle

Dès le début du XIXe siècle, la Wallonie intégrée dans l'espace hollandais puis belge, connaît un développement prodigieux de l'industrie lourde. Ce développement influence non seulement l'évolution des techniques et des sciences, mais aussi les institutions, la société, la marche générale des idées. Mais le déclin s'amorce dès après 1929, il est consommé dans les années soixante, au moment où se fait jour, paradoxalement, la conscience politique de l'identité wallonne.

 

Les institutions scientifiques

Par arrêté du 25 juillet 1816, le gouvernement des Pays-Bas créait trois universités d'Etat, à Liège, à Louvain et à Gand. Elles ouvraient leurs portes l'année suivante. Ces institutions nouvelles ne s'implantaient pas sur un terrain totalement vierge. Elles prolongeaient en bien des cas les Ecoles centrales et les éphémères Facultés françaises dans leurs bibliothèques, leurs cabinets de physique, leurs bâtiments et même leurs professeurs, qui avaient traversé les régimes. Les trois universités connurent des destins divers. L'Université de l'Etat de Louvain disparut en 1835, remplacée par l'Université catholique, créée d'abord à Malines, tandis que Théodore Verhaegen fondait l'Université libre de Bruxelles. Avec l'Ecole Vétérinaire de Cureghem, institution privée fondée en 1832 et reprise par l'Etat en 1836, l'Ecole militaire créée en 1834, elles constituent les nouveaux centres d'attraction pour la jeunesse studieuse.

Toutes ces institutions sont francophones, et elles recrutent leurs étudiants dans la bourgeoisie "belge". La délimitation de leurs zones d'influence dans la Wallonie est complexe. L'Université de Liège a surtout un recrutement local, Louvain recrute dans les milieux catholiques, dans la province de Luxembourg et bien sûr dans le Brabant, Bruxelles recrute dans les milieux laïcs du Hainaut et du Brabant. L'ambiance de la guerre scolaire fait que les liens sont particulièrement étroits entre les deux universités d'Etat, Liège et Gand qui échangent souvent des professeurs.

Une place à part doit être faite aux études d'ingénieurs. Celles-ci se font dans les Ecoles spéciales annexées aux Universités, à Liège l'Ecole des arts et manufactures et l'Ecole des mines, à Gand l'Ecole des Ponts et Chaussées. A Mons, l'Ecole des Mines (1837) est indépendante. L'Institut agronomique de l'Etat, à Gembloux, est fondé en 1860. Dès leurs origines, ces écoles d'ingénieurs ont fourni les cadres de l'industrie européenne. Les élèves viennent des pays les plus divers, et les ingénieurs ainsi formés transféreront dans le monde entier les méthodes de la technologie wallonne. Les formations se diversifieront également : ainsi Liège créera en 1883 l'Institut électrotechnique Montefiore, formant des ingénieurs électriciens. En 1893, les Ecoles Spéciales de Liège deviendront facultés techniques.

Les Universités sont flanquées d'un réseau très actif de société savantes. La Société des sciences de Liège, la Société libre d'Emulation de Liège, la Société des arts, des sciences et des lettres du Hainaut, l'Association des ingénieurs sortis de l'Université de Liège, les Sociétés belges d'entomologie, de botanique, d'astronomie, de géologie assurent une collaboration entre amateurs et professionnels. Au sommet de l'édifice, l'Académie royale, avec ses différentes classes, est le siège d'une activité scientifique du plus haut niveau : contacts avec les Académies étrangères et les scientifiques étrangers, présentation de notes, organisation des concours, publication des Bulletins.

Les Universités d'Etat avaient bénéficié de la loi de 1880 qui permit notamment à Liège la création de nouveaux instituts : zoologie, anatomie, physiologie, pharmacie et chimie. Toutefois, la guerre de 1914 porte un coup très rude à l'enseignement universitaire qui a beaucoup de mal à s'adapter aux grandes mutations du XXe siècle.

Aussi le discours du roi Albert Ier le 1er octobre 1927 à Seraing marque-t-il un véritable tournant. Ce texte, prononcé à l'occasion du cent dixiËme anniversaire de la S.A. John Cockerill est souvent mentionné, mais rarement cité. Il mérite qu'un large extrait en révèle toute la dimension et toute l'actualité :

"L'établissement dont nous célébrons aujourd'hui le jubilé plus que centenaire participa très largement à montrer aux Belges enfermés dans d'étroites frontières politiques la voie qui devait conduire leur pays à une des premières places parmi les grandes Puissances économiques du monde. Une nation se préserve de la décadence et est sûre de rester forte quand elle suit résolument la marche du progrès dans tous les domaines et qu'elle utilise les meilleures aptitudes de ses nationaux au profit de l'accroissement de son bien- être général. Hormis le charbon, la Belgique ne dispose guère de ressources naturelles, mais elle possède le courage, l'énergie au travail de ses habitants, leur esprit d'initiative doublé d'un remarquable sens pratique. Ce sont là d'incomparables richesses et ces qualités fondamentales de la race ont pu donner toute leur mesure, grâce au régime de libertés plus étendues que dans aucun autre pays.

Il est utile de constater que ce qui a assuré le succès et la prospérité de Cockerill, c'est que depuis son fondateur et, à son exemple, ses dirigeants ont eu des vues prévoyantes, un sens averti de l'avenir. Ils ont été en avance sur leur temps. John Cockerill a été le premier et longtemps le seul à avoir conçu un établissement de cette ampleur. Ses successeurs ont, souvent et avant d'autres, adopté les méthodes les plus progressives et les plus perfectionnées.

Il se dégage de tout cela une haute leçon. Il faut que moins que jamais nous ne nous laissions pas distancer par nos concurrents. La science moderne ouvre des perspectives nouvelles et presque infinies à la technique. C'est dans les laboratoires de recherches que s'élaborent les rudiments de l'industrie future, et cependant, l'on ne peut se défendre de quelque inquiétude lorsque l'on constate la pénurie des moyens matériels dont les hommes de science disposent aujourd'hui chez nous pour poursuivre leurs études et leurs travaux. Il y a en Belgique une véritable crise des institutions scientifiques et des laboratoires, et les difficultés économiques issues de la guerre et de l'après-guerre ont mis les pouvoirs publics hors d'état de prendre par leurs seuls efforts les mesures décisives et radicales qui se recommanderaient pour remédier au mal. Le public ne comprend pas assez, chez nous, que la science pure est la condition indispensable de la science appliquée et que le sort des nations qui négligeront la science et les savants est marqué pour la décadence. Des efforts considérables et soutenus, des initiatives multiples s'imposent, si nous voulons - et nous devons le vouloir - maintenir notre rang et notre réputation. De nos jours, qui n'avance pas, recule. Je suis persuadé que l'élite industrielle qui m'écoute le comprend parfaitement. Je demande à tous ceux qui forment cette élite, de penser souvent à nos Universités, à nos écoles spéciales, à nos laboratoires. Le champ est largement ouvert, dans ce domaine, à l'initiative privée. Il faut que, nous inspirant d'exemples bien connus, mais jusqu'ici beaucoup moins fréquents en Belgique que dans certains pays étrangers, nous trouvions tous ensemble les moyens pratiques de promouvoir la science et d'encourager les chercheurs et les savants.

L'énergie nationale - dont nous célébrons aujourd'hui l'une des plus remarquables conquêtes dans le domaine industriel - nous est un sûr garant des possibilités de réalisation qui se déploient devant nous."

A la suite du discours de Seraing, le roi Albert annonça la création du Fonds national de la recherche scientifique qui voyait le jour le 2 juin 1928, avec 25 commissions scientifiques spécialisées. Il devait se compléter dans la suite d'autres institutions de recherche : 1944, Institut pour la recherche scientifique dans l'industrie et l'agriculture; 1947, Institut pour la recherche scientifique en Afrique centrale; 1951, Institut interuniversitaire des sciences nucléaires; 1955, Centre belge d'études océanographiques; 1960, Fonds de la recherche scientifique médicale.

A côté des universités anciennes, d'autres institutions acquièrent graduellement la stature universitaire. La loi du 21 mai 1929 sur l'enseignement universitaire assimilait aux universités, pour les candidatures, la Faculté de Philosophie et Lettres du Collège Notre-Dame de la Paix à Namur, fondé en 1831 (aujourd'hui Facultés Notre-Dame de la Paix). A Mons, l'Institut commercial des industriels du Hainaut, fondé à l'initiative de Raoul Warocqué, devenait un centre universitaire en 1965, avec une faculté des sciences (physique et chimie), une faculté des sciences pédagogiques et un cycle complet de sciences économiques appliquées ainsi qu'une école d'interprètes internationaux. L'Institut agronomique de Gembloux devenait Faculté des sciences agronomiques. L'Ecole de médecine vétérinaire elle-même devenait d'abord Faculté de médecine vétérinaire rattachée à l'Université de Liège, et petit à petit y était transférée sur le site nouveau du Sart Tilman.

Mais en même temps, la conscience régionale se faisant jour en Flandre modifiait profondément le paysage scientifique. Les étapes principales sont la flamandisation de l'Université de Gand (1928), la création de la Koninklijke Vlaamse Academie (1938) devenue Koninklijke Academie en 1971. Au printemps 1969, les commissions scientifiques du FNRS furent constituées sur base de la parité linguistique, et le 1er octobre 1969, le même principe fut adopté pour les conseils d'administration du FNRS, de l'Institut interuniversitaire des sciences nucléaires, du Fonds de la recherche fondamentale collective et du fonds de la recherche médicale.

Dès 1935, un enseignement en langue néerlandaise est instauré à la Faculté de droit de l'ULB. A partir de 1955, on étend progressivement ce dédoublement à toutes les facultés. En 1970, la Vrije Universiteit Brussel voit le jour. L'Université de Louvain devient bilingue dès le début du siècle. En 1968, de vives tensions conduisirent à sa division. Le 1er juillet 1970, deux nouvelles universités se créaient. La Katholieke Universiteit te Leuven restait à Louvain, tandis que l'Université catholique de Louvain, francophone, établissait sa faculté de médecine en Région bruxelloise, à Woluwé, et ses autres facultés en Wallonie sur le site de Louvain-la- Neuve. A mesure que progresse la régionalisation de la Belgique, les Universités de Louvain et de Bruxelles développent des antennes en Wallonie, par exemple à Charleroi. Ainsi se met en place un réseau spécifiquement wallon de haut enseignement et de recherche.

 

L'Industrie lourde, les techniques et les sciences

Depuis le début du XIXe siècle jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, deux systèmes techniques ont successivement commandé l'évolution des sciences et des techniques : le système coke-fonte-vapeur dans les trois premiers quarts du XIXe siècle; le système acier-électricité-chimie-moteur à explosion à partir des environs de 1875.

En Wallonie comme dans toute l'Europe industrielle, les rapports entre science et technique n'ont pas été les mêmes dans les deux périodes. Dans la première, l'innovation est le fait de bricoleurs de génie, d'"ingénieurs" formés sur le tas. Les ingénieurs universitaires sont destinés aux grands corps de l'Etat, mines, ponts et chaussées, chemins de fer. Les industriels hésitent du reste à les engager. Le vieux baron de Rothschild ne manquait pas de dire qu'il y a, pour un industriel, trois manières de se ruiner : les femmes, le jeu et les ingénieurs. La première était la plus agréable, la troisième la plus sûre. La perspective change à partir des années 1870 : électricité, chimie, nécessitent de plus en plus de connaissances scientifiques. Les Universités s'engagent résolument dans la voie d'une collaboration avec l'industrie qui est, aujourd'hui encore, leur meilleur atout.

 

1. Période 1800-1870

Le concept de Révolution industrielle, créé au XIXe siècle par Natalis Briavoinne, implique des changements rapides et profonds dans les techniques, l'économie et la société. Pareil mouvement s'amorce en Angleterre dans le deuxième quart du XVIIIe siècle et se répand sur le continent à partir de nos régions. Le transfert des technologies britanniques trouve en Wallonie un terrain d'élection : réceptivité de la bourgeoisie manufacturière, habileté technique des masses laborieuses, ressources naturelles.

Anne Van Neck a bien étudié la diffusion de la machine à vapeur dans nos régions. Dès le deuxième quart du XVIIIe siècle, des maîtres de fosse de Liège et du Borinage équipent leurs houillères de "pompes à feu", c'est-à-dire de machines à vapeur système Newcomen actionnant les pompes d'exhaure. En 1721, l'Irlandais O'Kelly en construit une à Tilleur; en 1731, l'Anglais Sanders en équipe les mines de Vedrin pour le duc d'Arenberg, puis en 1735, la houillère de Lodelinsart pour Gérard Desandrouin. Mais très vite, les mécaniciens wallons, comme les Dorzée, les Wasseige, Fastré ou Rorive peuvent rivaliser avec les techniciens britanniques.

On a coutume de prendre 1798 comme date pivot. En cette année-là, William Cockerill, un mécanicien originaire du Lancashire, propose aux drapiers verviétois Simonis et Biolley les premières mécaniques à filer la laine. Arrivé en 1799, il introduira de nombreuses transformations mécaniques dans le droussage, le cardage, la filature, le tissage. La famille s'installe à Liège en 1807. En 1817, le fils John Cockerill achète l'ancienne résidence d'été des princes-évêques de Liège et y créera à Seraing ce qui va devenir un empire industriel. De 1817 à 1830, il ne fabriquera pas moins de 83 machines à vapeur de divers modèles intégrant sans relâche à ses produits les innovations de l'Europe entière.

John Cockerill n'est pas le seul. Gilles Antoine Lamarche (1785-1865) associé à l'Anglais Richard Braine, construit des machines à vapeur à Ougrée à partir de 1836. Les constructeurs wallons de machines vont se multiplier. Leur histoire reste à faire. Leurs archives ont souvent péri. La machine à vapeur est utilisée à la fonderie Marcellis dès 1821, aux ateliers de construction mécanique à Vaux-sous-Chèvremont depuis 1824, chez Houget et Teston à Verviers depuis 1828, chez Dumonceau à Thimister depuis 1829. Des machines d'extraction à vapeur sont installées en 1803 à Rieu du Coeur et en 1811 à la houillère de Sainte-Walburge. Les machines à vapeur d'extraction se généralisent dans les années 1820-1830. Il suffit de consulter le catalogue d'une exposition industrielle pour voir la gamme de produits extrêmement variée construite par les mécaniciens wallons. Les chemins de fer et la marine leur fourniront un marché considérable.

Aux transformations énergétiques correspondent de grandes mutations dans les matériaux. En 1768, les frères de Limbourg avaient réussi à transformer la houille en coke, mais sans parvenir à l'employer dans le haut-fourneau. Jean-Marie Stanislas Desandrouin, bailli de Charleroi, n'avait pas été plus heureux. C'est en 1823 que l'Anglais David Mushet viendra construire pour John Cockerill le premier haut-fourneau au coke. Il sera suivi rapidement par Joseph Michel Orban à Grivegnée et Huart Chapel à Marcinelle.

A la vieille méthode wallonne de décarburation de la fonte se substitue peu à peu le puddlage, c'est-à-dire la seconde fusion avec brassage dans un four réverbère. On la trouve dès 1821 chez Joseph-Michel Orban et son fils Henri-Joseph à Grivegnée, mais aussi à la Fonderie de Canons, au Fourneau des Vennes et à Charleroi. Dès 1850, Liège est le premier pôle sidérurgique du conduit européen. De cette époque datent les grandes entreprises sidérurgiques wallonnes, comme la S.A. des Hauts-Fourneaux, usines et charbonnages de Marcinelle et de Couillet (1835), la S.A. des Laminoirs, Hauts-Fourneaux, Forges, Fonderies et Usines de la Providence (1838).

A la différence de la sidérurgie au coke, la métallurgie thermique du zinc, elle, est une innovation typiquement liégeoise. C'est en effet un membre du cercle de Villette, Jean-Jacques- Daniel Dony, qui parvint à extraire le zinc de la calamine (carbonate de zinc) en empêchant sa volatilisation et son oxydation. Dony eut l'idée de réduire la calamine dans des creusets tubulaires en derle ou argile réfractaire, analogues à ceux que l'on utilisait pour la transformation des pyrites en vitriol. A l'extrémité du creuset, une botte ou condenseur tronconique permettait de condenser le zinc à l'abri de l'air. Médiocre gestionnaire, comme beaucoup d'inventeurs wallons, Dony fut contraint de céder ses parts au négociant Jean- Dominique Mosselman, fondateur de la Vieille-Montagne. En un siècle, Vieille-Montagne allait se répandre dans le monde entier et multiplier les innovations : Zinc-bâtiment, zinc d'art, coulé et patiné, et surtout le blanc de zinc qui va, en peinture, détrôner la céruse toxique.

La métallurgique extractive entraînera, en aval, un développement considérable des fabrications métalliques et mécaniques. Cockerill fait ici figure de modèle d'entreprise intégrée, puisqu'il extrait minerais et charbons, fabrique la fonte et l'affine en fer, coule les pièces de fonderie, forge, lamine, usine le métal, et construit les machines.

Le verre et la céramique connaissent des progrès parallèles. Dès le XVIIe siècle, des verriers italiens fabriquaient à Liège des verres transparents "à la façon de Venise". Au XVIIIe siècle, Sébastien Zoude introduit à Namur le cristal plombeux "à l'anglaise". Les verreries vont alors se multiplier à proximité des charbonnages qui fournissent un combustible bon marché. ainsi, en Hainaut, à Jumet et à Lodelinsart, au Val-Saint-Lambert près de Liège, à Venêche près de Namur. Ces verres, en particulier le cristal du Val-Saint-Lambert, connaissent aujourd'hui encore une renommée mondiale.

En céramique, la révolution industrielle relaie une très ancienne tradition artisanale. Une poterie très répandue en Wallonie aux XVIe et XVIIe siècles est le grès (formé de petits grains de quartz agglomérés) avec vernis vitrifié à haute température. On en produisait à Raeren, Dinant, Bouvignes, Châtelet et Bouffioulx. La faïence, originaire d'Italie, s'introduit à partir du XVIe siècle. La faïence s'obtient à partir d'une pâte opaque contenant soit du calcaire, soit du feldspath. On la cuisait entre 800 et 1100 degrÈs. Cette pâte, le biscuit, est poreuse. On ajoutait donc une couverte contenant du sable (silice), de l'oxyde de plomb, mais aussi du sel et d'autres substances qui faisaient le secret du fabricant. Sur cet émail cru, les peintres pouvaient poser des couleurs, les couleurs de grand feu : le bleu cobalt, le violet de manganèse, le jaune orangé d'oxyde de fer, le vert de cuivre, le jaune d'antimoine. En 1708, en Saxe, Böttger obtenait une céramique dure et transparente, la porcelaine, avec une argile blanche résistant au feu, le kaolin, secret jalousement gardé jusqu'alors par les Chinois.

En 1751, une manufacture de porcelaine était créée à Tournai. On y produisait une porcelaine tendre, sans kaolin. En 1767, Jean-François Dominique et Pierre-Joseph Boch créent une faïencerie à Septfontaines près de Luxembourg. En 1774, la première faïencerie est créée à Andenne; dans la suite, de nombreuses manufactures s'y créeront jusqu'à la fin du XIXe siècle. La Fabrique Impériale et Royale de Nimy voit le jour en 1789.

En 1816, les frères Boch réalisent à Septfontaines la première cuisson au charbon du biscuit et de la glaçure. En 1841, Victor et Eugène Boch, associés à leur beau-frère Jean- Baptiste Nothomb, fondent la manufacture Keramis à Saint-Vaast (La Louvière). Equipée de machines à vapeur et de fours au charbon, Keramis produit une faïence fine feldspathique. En 1860-1870, on y introduit les premiers fours à flamme renversée, en 1904 le premier four tunnel chauffé au gaz.

La base énergétique de cet essor est la houillerie, dont Nicole Caulier-Mathy a retracé la modernisation au XIXe siècle : introduction de la machine à vapeur pour l'exhaure et l'extraction : remplacement du cuffat, tonneau pendu à des chaînes par la cage glissant dans un guidonnage rigide; introduction des chevaux de trait et des rails; lampe de sûreté de Davy, perfectionnée par Mathieu-Louis Mueseler (1790-1866); appareil respiratoire de Théodore Schwann (1854) permettant aux sauveteurs d'opérer en atmosphère irrespirable.

Les incidences du développement industriel sur les sciences varieront selon les disciplines.

A l'Université, la première moitié du siècle perpétue en chimie l'influence d'un chimiste philosophe, Jean Baptiste Van Mons (1765-1842), un des premiers propagandistes de Lavoisier. Jean-Servais Stas (1813-1891), qui enseigne à l'Ecole militaire, et Laurent- Guillaume de Koninck (1808-1887), qui enseigne à Liège, sont de ses disciples. Expérimentateur rigoureux, Stas se spécialise en toxicologie et est un pionnier dans l'étude des pollutions industrielles. Adolphe Lesoinne (1803-1856) professeur de métallurgie à Liège, est le premier à appliquer la théorie lavoisienne de l'oxydo-réduction à la marche d'un haut- fourneau. Mais avec la nomination de Kékulé à Gand, le modèle qui s'impose est le modèle allemand, développé par Liebig à Giessen (de 1824 à 1859), suivi par Wöhler à Göttingen, par Bunsen à Heidelberg; de grands laboratoires travaillent en liaison étroite avec l'industrie. Ce contexte est favorable à l'adoption de nouveautés qui ailleurs ne s'imposaient qu'avec peine, comme la chimie organique de synthèse.

De même, la construction de machines, particulièrement de machines à vapeur, stimule la recherche en mécanique appliquée, avec Jean-Baptiste Brasseur (1802-1868) et une réception très précoce de la thermodynamique avec Victor Dwelshauwers Déry (1836-1913), et François Folie, correspondant de Clausius.

Mais la géologie et la paléontologie ont dû à l'exploitation houillère un essor spectaculaire. C'est dans le milieu des ingénieurs des mines qu'André Dumont (1809-1857) se forma aux méthodes stratigraphiques. Autodidacte, il est distingué par d'Omalius d'Halloy et devient en 1835 professeur extraordinaire à Liège. Il réalise seul la carte géologique de toute la Belgique et découvre les gisements houillers du Limbourg. Si Dumont contestait la datation des terrains par les fossiles, son collègue Philippe-Charles Schmerling (1796-1836) découvrait, dans la caverne de Chokier et d'Engis, un fragment de crâne néanderthalien voisinant avec les os de grands mammifères fossiles. Contre les chronologies traditionnelles, il affirmait l'antiquité de l'espèce humaine. Ainsi débutait la grande école liégeoise de paléontologie où devaient s'illustrer Antoine Spring, Julien Fraipont et Max Lohest. En 1878, le percement d'une galerie de recherche aux charbonnages de Bernissart fit rencontrer une accumulation d'ossements fossiles. Il s'agissait du célèbre Iguanodon Bernissartensis BLG. Patiemment remontés au Musée d'Histoire naturelle de Bruxelles, les iguanodons font de 1882 à 1900 la base des études de Louis Dollo qui créa ainsi la paléontologie éthologique ou paléoéthologie.

 

2. Période 1870 à 1945

Le 15 avril 1861, Ernest Solvay, directeur adjoint de l'usine à gaz de Saint Josse Ten Noode, déposait un brevet pour la fabrication industrielle du carbonate de soude au moyen de sel marin, de l'ammoniaque et de l'acide carbonique. Le 17 juillet 1871, un menuisier de Jehay- Bodegnée, Zénobe Gramme, présentait à l'Académie des Sciences de Paris la première dynamo à courant continu. En 1860, un mécanicien de Mussy la Ville, Etienne Lenoir, inventait le moteur à gaz. Des techniciens de Wallonie faisaient entrer l'Europe dans un nouveau système technique, caractérisé par l'acier, l'électricité, la chimie, le moteur à explosion.

C'est aux hommes d'abord qu'il convient de s'arrêter, car en cette période de transition, malgré les apparences ils sont la plus belle incarnation d'un type qui va disparaître, l'inventeur autodidacte. Zénobe Gramme (1826-1901), menuisier particulièrement adroit, est un pur produit des cours du soir à l'Ecole industrielle de Liège. C'est à Paris, dans la Société l'Alliance, qu'il s'initie au fonctionnement des machines magnéto-électriques. Des lectures de vulgarisation, la fréquentation des milieux scientifiques feront le reste. A un physicien qui met la dynamo en équations, il répondra "s'il m'avait fallu savoir tout cela, je ne l'aurais jamais inventée".

Ernest Solvay, (1863-1922) a, lui aussi, peu étudié. Après des études secondaires, il travaille à l'usine à gaz où il s'occupe de l'épuration du gaz, du lavage de l'extraction des eaux ammoniacales. C'est ainsi qu'en recueillant les gaz d'ammoniaque et de dioxyde de carbone dans l'eau salée, il précipite le bicarbonate de sodium. En 1863, il construit l'usine de Couillet. En 1888, l'entreprise possède des soudières dans toute l'Europe et sa production est de 350.000 tonnes par an. Comme Gramme, Solvay a le goût de la recherche théorique. C'est grâce à lui que les congrès Solvay réuniront l'élite internationale des physiciens, et deviendront le laboratoire d'idées pour la physique atomique, la mécanique quantique et la relativité.

Des hommes comme Gramme ou Solvay sont légion dans la Wallonie du XIXe siècle. On pourrait en tracer un portrait-robot : habiles de leurs mains, prompts à assimiler et à exploiter l'information. Tel l'électricien Joseph Jaspar. Comme le dit son biographe anonyme, "il connaissait toutes les pisseûres et tos les mestis. Comme on dit, il sciait avec une hache et hachait avec une scie". Il apprend le métier de bijoutier, fabrique des hausses de fusil pour l'armée et invente un modèle de lampe à arc qui éclairera l'opéra de Paris. En 1878, il rencontre Gramme à l'exposition internationale de Paris et se lance dans la fabrication de dynamos. Il construit des machines outils, des moteurs à gaz, des ascenseurs électriques et des escaliers roulants qui feront sa renommée. Autour de sa maison, ses ateliers envahissent peu à peu le quartier. Autres mécaniciens, les Pieper, Henri I (1841-1898) et Henri II (1867-1952). Le 27 janvier 1885, Pieper signe avec Edison un contrat pour des lampes à arc. Il éclairera l'Arc de Triomphe pour les funérailles de Victor Hugo. Les Pieper se tournent ensuite vers les bicyclettes, les voitures électriques, les automobiles, sans négliger l'armurerie, où ils prennent un nombre incroyable de brevets. Mais l'ère des autodidactes est révolue. L'ère des ingénieurs, chimistes, métallurgistes, électriciens commence. Les établissements Cockerill produisent l'acier Bessemer à partir de 1863, la Société Anonyme de Sclessin, l'acier Siemens - Martin en 1872; l'acierie d'Angleur, l'acier Thomas en 1886. La transformation de la houille en coke allait entraîner l'industrie du gaz et la carbochimie. En 1867, l'ingénieur carolorégien Evence Coppée mettait au point le four à coke à carneaux verticaux : en 1885, à Bois du Luc, fonctionnait la première batterie de fours à coke avec récupération de sous-produits. En 1913, la Belgique avait 2900 fours à coke dont 900 à récupération.

Ces industries absorbent de plus en plus d'universitaires. En 1883, la générosité d'un industriel italien, Georges Montefiore Levi, permet à l'Université de Liège de créer l'institut électrotechnique qui, aujourd'hui encore, porte son nom. Les premiers professeurs, Eric Gérard (1856-1916) et Omer de Bast (1865-1937) y développèrent les applications industrielles de l'électricité : instruments de mesure, téléphonie, télégraphie, moteurs, particulièrement les tramways électriques qui seront une spécialité de l'industrie wallonne.

La même évolution se fait jour dans l'industrie chimique. Le Liégeois Walthère Spring (1848-1911), ingénieur des mines qui suit à Bonn les cours de Kékulé et de Clausius, et qui enseigne à Liège la chimie organique en 1877 et en 1880 la chimie minérale. Persuadé de la nécessité d'une solide formation scientifique de base pour les ingénieurs, il fera ouvrir en 1893 la faculté technique, avec la création d'un grade d'ingénieur chimiste. Dans sa description de l'Institut de Chimie générale qui allait porter son nom, il écrivait avec une effrayante lucidité.

"Le principal aliment de notre activité industrielle a été jusqu'à présent notre richesse minière, c'est elle surtout qui est l'origine de notre fortune et la raison de l'éclosion, sur notre sol, de tant de fabriques et d'établissements métallurgiques. Eh bien, ces trésors de la terre marchent rapidement vers un épuisement sans retour. Déjà toutes nos mines métallurgiques sont vidées, nombre de nos houillères sont fermées et les difficultés d'exploitation de celles qui restent en activité grandissent de jour en jour avec l'approfondissement des travaux. Les charbons étrangers arrivent à concourir, chez nous, avec ceux de notre sol. On doit le dire, dans un avenir encore indéterminé, notre pays devra chercher de nouvelles ressources sous peine de s'exposer à des convulsions qui pourront être terribles. Ces ressources nouvelles, il ne les trouvera que dans le développement, sagement préparé, des arts chimiques et des arts mécaniques".

La transformation du charbon en coke fournissait ainsi des matériaux de qualité pour la chimie de synthèse. On a vu que le procédé Solvay récupérait l'ammoniaque des cokeries. Au début du XXe siècle, nombre d'industriels investirent dans la carbochimie. On disposait ainsi de matériaux de première qualité pour la chimie de synthèse. En 1923, la Société belge de l'azote s'installait à Renory, pour fabriquer l'ammoniaque synthétique et les engrais ammoniacaux. En 1928, la Carbochimique s'installait à Tertre. La soude Solvay, détrônant le procédé Leblanc, approvisionnait largement l'industrie verrière.

Charbon, métallurgie, mécanique, électricité, céramique, chimie, telles sont les lignes de force de la technologie wallonne jusqu'aux années soixante. La région exporte à travers le monde ses produits traditionnels : charpentes métalliques, matériel de chemin de fer, des rails aux locomotives, armes lourdes et légères. Constructions maritimes, tubulaires pour l'eau et le gaz, pneus, autos, bicyclettes, constructions électriques, produits verriers. L'énumération des innovations serait lassante. Au sein de chaque domaine, les expositions industrielles sont les comptables du progrès : Liège 1905, Charleroi 1911, Liège 1930, Liège 1939 interrompu par la guerre. Les ingénieurs wallons travaillent dans le monde entier et participent à l'aventure coloniale.

Dans la ligne du discours d'Albert Ier, le développement industriel s'appuie sur la recherche. En 1937, la Faculté technique de Liège devient faculté des sciences appliquées, ce qui est bien plus qu'un changement de nom. Dans le domaine des mines et de la métallurgie, les laboratoires de géologie et de paléontologie et de stratigraphie houillères des universités, et laboratoires de métallurgie de Liège et de Mons rayonnent bien au-delà du bassin. En mécanique, Charles Hanocq (1881-1961) est un pionnier de la lubrification et des turbomachines. En génie civil, F. Campus crée en 1945 un centre d'études de recherches et d'essais scientifiques (CERES) qui rendra de grands services aux industriels et à l'état.

L'effort conjoint de l'Etat, des universités et des industriels amène la création d'organes spécifiques de recherche : en 1940, le Centre des eaux, qui devient Cebedeau en 1947; en 1946, le Centre national de Recherches métallurgiques, futur CRM, avec deux sections, l'une à Liège, l'autre en Hainaut; en 1948 le Centre de Recherche de l'industrie belge de la céramique (CRIBC).

En s'efforçant de refléter l'avancée technologique belge, l'exposition universelle de 1958 marque un triomphe un peu factice : la technologie wallonne a vieilli, et mal vieilli. La Grande Grève n'est pas loin. Elle va manifester en même temps l'émergence d'une conscience politique wallonne et la précarité des moyens à sa disposition.

Après 1960, la Wallonie a connu, comme les autres vieilles régions industrielles d'Europe, le déclin des industries traditionnelles et les âpres vicissitudes de leur reconversion. La fermeture des charbonnages en a été le signe le plus spectaculaire. Cette histoire est inachevée. Il est sans doute trop tôt pour l'écrire, mais on ne peut qu'être frappé par la métamorphose de la vieille sidérurgie qui s'oriente de plus en plus vers des produits hautement spécialisés, comme par exemple les produits laminés et les produits revêtus.

Avec la création de l'Inisma (Institut interuniversitaire des silicats, sols et matériaux), les industries céramiques ou céramiques techniques, produites à partir de produits extrêmement purs comme l'alumine ou la zircone, cuites à de très hautes températures. Ces matériaux nouveaux, extrêmement durs, résistent bien à l'abrasion et à la corrosion et s'utilisent dans des secteurs aussi différents que l'automobile, l'aérospatial, les télécommunications ou l'électronique.

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Robert Halleux, Anne-Catherine Bernès, Luc Etienne, L'évolution des sciences et des techniques en Wallonie, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région, (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)


 

 

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