Un savoir-faire millénaire
L'usage d'associer
l'évolution des sciences et celle des techniques ne va pas sans anachronisme. Il
est vrai qu'aujourd'hui la technologie ne se conçoit pas sans base théorique et
que la recherche fondamentale finit toujours par s'appliquer. Avant le XIXe
siècle, cependant, la science universitaire et les "arts et métiers" constituent
deux traditions parallèles pratiquées par des catégories sociales différentes.
Les interactions sont à l'origine peu nombreuses, et les rythmes d'évolution ne
sont pas synchronisés.
En histoire des
techniques, il est plus efficace de raisonner, avec Bertrand Gille, en terme de
systèmes, c'est-à-dire d'ensembles structurés de matériaux, d'énergies et de
mécanismes de transformation. Ainsi le système technique de l'Antiquité et du
haut Moyen Age repose essentiellement sur les métaux non ferreux, le fer au
procédé direct, le bois, la force de l'homme et des animaux. A partir du Moyen
Age, un autre sytème se met en place, caractérisé par l'énergie hydraulique et
la fonte au charbon de bois. A la Révolution industrielle, il sera détrôné par
le système vapeur, fonte au coke, puis par le système acier-électricité, moteur
à explosion, chimie. Chaque système se met en place à l'intérieur de l'ancien,
débute avec des performances plus modestes, supplante graduellement le
précédent, puis atteint à son tour la saturation.
C'est avec ce fil
conducteur qu'il importe d'étudier l'évolution des techniques en Wallonie.
Les Wallons se vantaient
de posséder "fer plus fort que fer, feu plus chaud que feu, pain meilleur que
pain", l'acier, la houille, le seigle. Nos ressources minérales sont aujourd'hui
épuisées. Elles ont été autrefois abondantes. A la fin du XVe siècle, le Grec
Nicandre visitant nos régions affirme non sans exagération que l'on y trouve les
sept métaux classiques : l'or, l'argent, le cuivre, l'étain, le fer, le plomb et
le mercure. Depuis l'époque romaine, on exploite le fer dans l'Entre Sambre et
Meuse, et la calamine (carbonate de zinc) dans les environs de Moresnet. C'est
peut-être à l'époque romaine aussi que remonte, dans la région liégeoise,
l'exploitation de la houille, puisqu'on en a retrouvé dans l'hypocauste de la
place Saint- Lambert, tandis que les premières attestations dans les textes sont
du XIIe siècle. De petits gisements de blende, de pyrite et de galène ont fourni
depuis le Moyen Age du plomb, et accessoirement un peu d'argent. A partir du
XVIe siècle, on exploite l'alun pour la teinturerie, le soufre pour la poudre à
canon, les divers sulfates que l'on appelait vitriols pour l'industrie chimique
naissante. Enfin, dans les Fagnes, les alluvions aurifères ont fait l'objet
d'une exploitation épisodique depuis l'époque romaine.
On est peu informé sur
les périodes les plus anciennes. Les artisans wallons exploitent en virtuoses
les ressources du premier système technique, caractérisé par le fer produit au
procédé direct et les métaux non ferreux. Le fer était produit au bas fourneau,
simple trou dans le sol où on mélange le minerai, le charbon de bois et les
fondants. Après réduction, on obtenait une loupe de fer spongieuse qu'il fallait
cingler énergiquement. Dès avant l'an 1000, on passe au four à masse, construit
en hauteur, qui permet d'obtenir des loupes de 100 à 300 kilos. Les barres de
fer chauffées en présence de matières riches en carbone, se transformaient, par
cémentation et trempe à l'eau, en acier particulièrement adéquat pour
l'armurerie.
D'autre part, le travail
du laiton est lui aussi une spécialité mosane dès le Moyen Age. Le cuivre
importé d'Allemagne était réduit en feuilles. On le chauffait en creuset fermé,
avec du charbon de bois et de la calamine calcinée dont le zinc s'alliait au
cuivre et produisait du laiton sans passer par l'état métallique. Des oeuvres
d'art comme les fonts baptismaux de Saint- Barthélemy témoignent d'une maîtrise
dans les méthodes d'alliage et de coulée à la cire perdue, tandis que le
repoussage du métal, la batterie du laiton, ou dinanderie, a rendu fameuse la
ville de Dinant. (Les batteurs de cuivre dinantais s'établiront du reste au XVe
siècle dans le district zincifère de Stolberg) Dans la première moitié du XIIe
siècle, la
Description des divers arts du prêtre Théophile reflète de façon saisissante
l'état des arts et métiers dans nos régions. En effet, son auteur, le bénédictin
Roger de Helmarshausen, avait été formé à Stavelot. Ses trois livres, consacrés
respectivement au vitrail, aux pigments et colorants, à la métallurgie révèlent
la maîtrise de ces matériaux dans les ateliers monastiques.
Jean Gimpel a parlé d'une
révolution industrielle au Moyen Age. De fait, un nouveau système technique se
met progressivement en place, caractérisé par l'emploi de l'énergie hydraulique.
On pourra désormais quasiment superposer la carte du développement industriel et
celle du réseau hydrologique. Des ruisseaux de faible débit, mais de cours
rapide, actionneront des roues de moulins. Cette invention romaine se
réintroduit à partir du IXe siècle, se développe aux XIIe et XIIIe siècles.
L'arbre à cames, qui transforme le mouvement rotatif en mouvement alternatif,
permet de mouvoir des marteaux à fouler, des bocards à concasser le minerai, des
martinets et des soufflets de forges. Le système bielle-manivelle le complète à
partir du XIVe siècle, et s'applique particulièrement aux pompes.
L'application de la
soufflerie hydraulique au four à masse permit d'en accroître la capacité, d'y
élever la température et de passer graduellement au haut-fourneau. La
chronologie ici est difficile à établir, et le lieu de l'innovation est encore
matière à controverse. Evrard tenait pour la région mosane et le XIVe siècle,
Beck pour la région rhénane et une date plus tardive. Quoi qu'il en soit, au XVe
siècle, le haut-fourneau wallon existe dans sa forme classique et il est
abondamment représenté par des artistes : il est adossé à une colline, le
minerai, le charbon de bois et le fondant sont enfournés par le gueulard. La
charge descend par la cuve, le ventre, les étalages, l'ouvrage où aboutissent
les tuyères, jusqu'au creuset en poudingue où se rassemblent le laitier et la
fonte. A la base du fourneau, le fer coule. Car ce n'est plus de loupes qu'il
s'agit mais d'un matériau nouveau, la fonte, c'est-à-dire du fer contenant
beaucoup de carbone. Par sa coulabilité, la fonte se prête à être moulée en
ustensiles de cuisine, taques de foyer, canons, boulets, tuyauteries et oeuvres
d'art. C'est le bronze du pauvre. Cassante, elle nécessite d'être décarburée
pour être convertie en fer malléable. La méthode wallonne d'affinage qui est
répandue dès la fin du XVe siècle consiste à réchauffer les gueuses de fonte
dans un foyer à charbon de bois, dans l'atmosphère oxydante créée par le vent
des soufflets. Le fer fondait goutte à goutte en se décarburant et formait une
loupe qui pouvait être martelée au martinet hydraulique, ou aplatie au laminoir
dont un ingénieur normand travaillant dans nos régions, Salomon de Caus, donne
la première description en 1615. Dans les fenderies, des cylindres cannelés
débitaient le fer en verges que les cloutiers transformaient en clous, tandis
que dans les platineries, la tôle était martelée en ustensiles de quincaillerie.
Si la houille ne pouvait
être utilisée dans le haut-fourneau en raison des matières volatiles qu'elle
contient, elle était largement utilisée dans les autres industries et pour
l'usage domestique dans le pays de Liège. Très tôt, l'exploitation atteignit des
couches profondes et la nécessité d'y épuiser les eaux stimula le développement
des techniques hydrauliques : araines ou canaux en pente amenant les eaux au
pied des collines, chaînes à godets mues par un manège à chevaux, pompes
actionnées par l'énergie animale ou par des roues hydrauliques. Ces machines,
décrites par Agricola dans son
De re metallica de 1556, sont bien attestées à Liège à cette époque, et
des inventeurs venus de Lorraine, d'Allemagne et de Bohême sollicitent des
privilèges pour des machines.
Le règne du prince-évêque
Ernest de Bavière (1554-1612) marque en même temps le développement du
capitalisme et l'expansion technologique. L'intérêt de ce prince pour la
technologie est bien attesté. Aux dires du mathématicien louvaniste Adrianus
Romanus "Les diverses machines utiles pour la guerre et pour la paix, d'une
invention admirable, d'une exécution parfaite, prouvent votre habileté et sont
telles, que ceux qui prennent le titre glorieux d'ingénieurs sont remplis
d'admiration en les voyant et avouent ingénument que ce qu'ils regardaient comme
leurs inventions les plus sublimes, pâlissent au prix des vôtres". Comme bon
nombre de princes contemporains, Ernest intervient personnellement dans le
développement industriel, particulièrement minier et métallurgique de ses états.
Ernest ne pouvait rester
indifférent aux richesses minières du pays de Liège. En 1582- 1583, Ernest donne
commission à Gilles de la Rôlette d'Or pour prospecter les gisements de fer,
cuivre, plomb, soufre, couperose (sulfate de cuivre), kisses (pyrites), alun et
calamine. Il prend des parts dans les sociétés minières, notamment pour le
plomb, soufre, cuivre et couperose de Prayon. Il découvre lui-même en 1587, en
Ardenne, des gisements de soufre, alun et vitriol. Il prend plusieurs édits pour
protéger cette industrie et pour l'exhaure des houillères, qui atteignent le
niveau de la Meuse. C'est la grande époque de la fonte et de la "méthode
wallonne" de décarburation. La consommation énorme de bois dans les hauts-
fourneaux suscite dès cette époque des recherches sur l'emploi, en sidérurgie,
de la houille, abondante au pays de Liège. Le 18 juin 1625, le conseil privé de
Liège accordera à Ottavio da Strada, gentilhomme de Bohême, un brevet pour
fondre le minerai au combustible minéral.
Les progrès de
l'armurerie et la construction d'instruments scientifiques reflètent l'essor
d'une autre technologie bien wallonne, la mécanique de précision.
C'est à ce moment que le
savoir-faire wallon se transfère à la périphérie de l'Europe, souvent avec les
techniciens eux-mêmes. Le munitionnaire Jean Curtius établit en Espagne des
usines sidérurgiques et des fonderies de canons appliquant les méthodes
wallonnes. Jean Mariotte les introduit en Allemagne occidentale dans la région
du Rhin et de la Lahn. Louis de Geer, marchand de fer établi à Amsterdam, fonde
la sidérurgie suédoise. Les transferts de technologie s'accompagnent souvent
d'une émigration de techniciens.
Typique de ces ingénieurs
itinérants est le cas de Jean Gallé. Né en 1580, Jean Gallé mène une vie errante
dans toute l'Europe avec trois pôles, Liège, Bruxelles, Paris. Il dirige les
forteresses des Pays-Bas et fait des expériences de balistique, rectifie le
cours de la Meuse et propose une jonction Meuse-Escaut sur un tracé qui
préfigure le canal Albert. Mais on le trouve aussi réorganisant les salines
d'Osnabrück, prêtant main-forte à Richelieu pour le siège de la Rochelle.
Parallèlement, il fréquente Mersenne et Van Helmont, popularise l'arithmétique
de Néper, expérimente dans l'Adriatique sur la chute des corps et mène des
recherches acoustiques avec un facteur d'orgues liégeois.
A la fin du XVIIe siècle,
une famille de mécaniciens de Jemeppe, les Sualem, se spécialise dans l'exhaure
des mines et atteindra une réputation quasiment mythique. Renkin Sualem, né le
29 janvier 1645, construit pour alimenter les fontaines du château de Modave un
système de pompes actionnées par des roues hydrauliques qui refoulent l'eau de
la Meuse à 40 mètres de hauteur. Le baron Arnold de Ville répond à l'appel
d'offre international lancé par Louis XIV pour l'approvisionnement en eau du
parc de Versailles. Renkin et son équipe construiront à Marly, de 1681 à 1687,
la gigantesque machine dont les quatorze roues de douze mètres de diamètre
mettront en mouvement trois cents pompes. Le jeu complexe de tringles et de
balanciers qui transmet le mouvement aux pompes des étages supérieurs témoigne
d'une grande habileté mécanique. Il révèle en même temps la saturation du
système, puisque la plus grande partie de l'énergie produite est perdue en
frottement.
Au XVIIIe siècle, les
mines et la métallurgie wallonnes possèdent une juste renommée dans la
littérature scientifique internationale. Elles sont décrites en détail par Jars,
Morand, Monnet, Hellot, Bouchu et de Courtivron, et on en trouve maints échos
dans l'Encyclopédie. Le médecin Léopold Genneté, espion industriel au
service de l'Empereur, décrit la fabrication du vitriol à la Rochette, les
houillères liégeoises et les mines de Vedrin.
En réalité, le système
technique est saturé : les méthodes d'exhaure des houillères sont insuffisantes,
la fonte au bois entraîne un déboisement considérable et le combustible devient
cher. Aussi divers essais sont-ils tentés pour remplacer le charbon de bois par
la houille. Après un voyage à Sulzbach, Jean Philippe de Limbourg réussit à
produire du coke en 1768, mais ses premiers essais de fonte au coke échouent
pour des raisons à la fois techniques et financières. A Louvain, où la chimie
pneumatique est à l'honneur, le Maastrichtois Jean-Pierre Minckelers produit du
gaz d'éclairage en chauffant de la houille dans un canon de fusil. Ni Limbourg,
ni Minckelers ne mènera sa découverte au stade industriel. Le terrain est
toutefois favorable économiquement et idéologiquement pour accueillir les
transferts de technologie qui feront de la Wallonie un foyer de l'Europe
industrielle.
II. Un foyer de l'Europe industrielle
Dès le début du XIXe
siècle, la Wallonie intégrée dans l'espace hollandais puis belge, connaît un
développement prodigieux de l'industrie lourde. Ce développement influence non
seulement l'évolution des techniques et des sciences, mais aussi les
institutions, la société, la marche générale des idées. Mais le déclin s'amorce
dès après 1929, il est consommé dans les années soixante, au moment où se fait
jour, paradoxalement, la conscience politique de l'identité wallonne.
Les institutions scientifiques
Par arrêté du 25 juillet
1816, le gouvernement des Pays-Bas créait trois universités d'Etat, à Liège, à
Louvain et à Gand. Elles ouvraient leurs portes l'année suivante. Ces
institutions nouvelles ne s'implantaient pas sur un terrain totalement vierge.
Elles prolongeaient en bien des cas les Ecoles centrales et les éphémères
Facultés françaises dans leurs bibliothèques, leurs cabinets de physique, leurs
bâtiments et même leurs professeurs, qui avaient traversé les régimes. Les trois
universités connurent des destins divers. L'Université de l'Etat de Louvain
disparut en 1835, remplacée par l'Université catholique, créée d'abord à
Malines, tandis que Théodore Verhaegen fondait l'Université libre de Bruxelles.
Avec l'Ecole Vétérinaire de Cureghem, institution privée fondée en 1832 et
reprise par l'Etat en 1836, l'Ecole militaire créée en 1834, elles constituent
les nouveaux centres d'attraction pour la jeunesse studieuse.
Toutes ces institutions
sont francophones, et elles recrutent leurs étudiants dans la bourgeoisie
"belge". La délimitation de leurs zones d'influence dans la Wallonie est
complexe. L'Université de Liège a surtout un recrutement local, Louvain recrute
dans les milieux catholiques, dans la province de Luxembourg et bien sûr dans le
Brabant, Bruxelles recrute dans les milieux laïcs du Hainaut et du Brabant.
L'ambiance de la guerre scolaire fait que les liens sont particulièrement
étroits entre les deux universités d'Etat, Liège et Gand qui échangent souvent
des professeurs.
Une place à part doit
être faite aux études d'ingénieurs. Celles-ci se font dans les Ecoles spéciales
annexées aux Universités, à Liège l'Ecole des arts et manufactures et l'Ecole
des mines, à Gand l'Ecole des Ponts et Chaussées. A Mons, l'Ecole des Mines
(1837) est indépendante. L'Institut agronomique de l'Etat, à Gembloux, est fondé
en 1860. Dès leurs origines, ces écoles d'ingénieurs ont fourni les cadres de
l'industrie européenne. Les élèves viennent des pays les plus divers, et les
ingénieurs ainsi formés transféreront dans le monde entier les méthodes de la
technologie wallonne. Les formations se diversifieront également : ainsi Liège
créera en 1883 l'Institut électrotechnique Montefiore, formant des ingénieurs
électriciens. En 1893, les Ecoles Spéciales de Liège deviendront facultés
techniques.
Les Universités sont
flanquées d'un réseau très actif de société savantes. La Société des sciences de
Liège, la Société libre d'Emulation de Liège, la Société des arts, des sciences
et des lettres du Hainaut, l'Association des ingénieurs sortis de l'Université
de Liège, les Sociétés belges d'entomologie, de botanique, d'astronomie, de
géologie assurent une collaboration entre amateurs et professionnels. Au sommet
de l'édifice, l'Académie royale, avec ses différentes classes, est le siège
d'une activité scientifique du plus haut niveau : contacts avec les Académies
étrangères et les scientifiques étrangers, présentation de notes, organisation
des concours, publication des Bulletins.
Les Universités d'Etat
avaient bénéficié de la loi de 1880 qui permit notamment à Liège la création de
nouveaux instituts : zoologie, anatomie, physiologie, pharmacie et chimie.
Toutefois, la guerre de 1914 porte un coup très rude à l'enseignement
universitaire qui a beaucoup de mal à s'adapter aux grandes mutations du XXe
siècle.
Aussi le discours du roi
Albert Ier le 1er octobre 1927 à Seraing marque-t-il un véritable tournant. Ce
texte, prononcé à l'occasion du cent dixiËme anniversaire de la S.A. John
Cockerill est souvent mentionné, mais rarement cité. Il mérite qu'un large
extrait en révèle toute la dimension et toute l'actualité :
"L'établissement dont
nous célébrons aujourd'hui le jubilé plus que centenaire participa très
largement à montrer aux Belges enfermés dans d'étroites frontières politiques la
voie qui devait conduire leur pays à une des premières places parmi les grandes
Puissances économiques du monde. Une nation se préserve de la décadence et est
sûre de rester forte quand elle suit résolument la marche du progrès dans tous
les domaines et qu'elle utilise les meilleures aptitudes de ses nationaux au
profit de l'accroissement de son bien- être général. Hormis le charbon, la
Belgique ne dispose guère de ressources naturelles, mais elle possède le
courage, l'énergie au travail de ses habitants, leur esprit d'initiative doublé
d'un remarquable sens pratique. Ce sont là d'incomparables richesses et ces
qualités fondamentales de la race ont pu donner toute leur mesure, grâce au
régime de libertés plus étendues que dans aucun autre pays.
Il est utile de constater
que ce qui a assuré le succès et la prospérité de Cockerill, c'est que depuis
son fondateur et, à son exemple, ses dirigeants ont eu des vues prévoyantes, un
sens averti de l'avenir. Ils ont été en avance sur leur temps. John Cockerill a
été le premier et longtemps le seul à avoir conçu un établissement de cette
ampleur. Ses successeurs ont, souvent et avant d'autres, adopté les méthodes les
plus progressives et les plus perfectionnées.
Il se dégage de tout cela
une haute leçon. Il faut que moins que jamais nous ne nous laissions pas
distancer par nos concurrents. La science moderne ouvre des perspectives
nouvelles et presque infinies à la technique. C'est dans les laboratoires de
recherches que s'élaborent les rudiments de l'industrie future, et cependant,
l'on ne peut se défendre de quelque inquiétude lorsque l'on constate la pénurie
des moyens matériels dont les hommes de science disposent aujourd'hui chez nous
pour poursuivre leurs études et leurs travaux. Il y a en Belgique une véritable
crise des institutions scientifiques et des laboratoires, et les difficultés
économiques issues de la guerre et de l'après-guerre ont mis les pouvoirs
publics hors d'état de prendre par leurs seuls efforts les mesures décisives et
radicales qui se recommanderaient pour remédier au mal. Le public ne comprend
pas assez, chez nous, que la science pure est la condition indispensable de la
science appliquée et que le sort des nations qui négligeront la science et les
savants est marqué pour la décadence. Des efforts considérables et soutenus, des
initiatives multiples s'imposent, si nous voulons - et nous devons le vouloir -
maintenir notre rang et notre réputation. De nos jours, qui n'avance pas,
recule. Je suis persuadé que l'élite industrielle qui m'écoute le comprend
parfaitement. Je demande à tous ceux qui forment cette élite, de penser souvent
à nos Universités, à nos écoles spéciales, à nos laboratoires. Le champ est
largement ouvert, dans ce domaine, à l'initiative privée. Il faut que, nous
inspirant d'exemples bien connus, mais jusqu'ici beaucoup moins fréquents en
Belgique que dans certains pays étrangers, nous trouvions tous ensemble les
moyens pratiques de promouvoir la science et d'encourager les chercheurs et les
savants.
L'énergie nationale -
dont nous célébrons aujourd'hui l'une des plus remarquables conquêtes dans le
domaine industriel - nous est un sûr garant des possibilités de réalisation qui
se déploient devant nous."
A la suite du discours de
Seraing, le roi Albert annonça la création du Fonds national de la recherche
scientifique qui voyait le jour le 2 juin 1928, avec 25 commissions
scientifiques spécialisées. Il devait se compléter dans la suite d'autres
institutions de recherche : 1944, Institut pour la recherche scientifique dans
l'industrie et l'agriculture; 1947, Institut pour la recherche scientifique en
Afrique centrale; 1951, Institut interuniversitaire des sciences nucléaires;
1955, Centre belge d'études océanographiques; 1960, Fonds de la recherche
scientifique médicale.
A côté des universités
anciennes, d'autres institutions acquièrent graduellement la stature
universitaire. La loi du 21 mai 1929 sur l'enseignement universitaire assimilait
aux universités, pour les candidatures, la Faculté de Philosophie et Lettres du
Collège Notre-Dame de la Paix à Namur, fondé en 1831 (aujourd'hui Facultés
Notre-Dame de la Paix). A Mons, l'Institut commercial des industriels du
Hainaut, fondé à l'initiative de Raoul Warocqué, devenait un centre
universitaire en 1965, avec une faculté des sciences (physique et chimie), une
faculté des sciences pédagogiques et un cycle complet de sciences économiques
appliquées ainsi qu'une école d'interprètes internationaux. L'Institut
agronomique de Gembloux devenait Faculté des sciences agronomiques. L'Ecole de
médecine vétérinaire elle-même devenait d'abord Faculté de médecine vétérinaire
rattachée à l'Université de Liège, et petit à petit y était transférée sur le
site nouveau du Sart Tilman.
Mais en même temps, la
conscience régionale se faisant jour en Flandre modifiait profondément le
paysage scientifique. Les étapes principales sont la flamandisation de
l'Université de Gand (1928), la création de la Koninklijke Vlaamse Academie
(1938) devenue Koninklijke Academie en 1971. Au printemps 1969, les commissions
scientifiques du FNRS furent constituées sur base de la parité linguistique, et
le 1er octobre 1969, le même principe fut adopté pour les conseils
d'administration du FNRS, de l'Institut interuniversitaire des sciences
nucléaires, du Fonds de la recherche fondamentale collective et du fonds de la
recherche médicale.
Dès 1935, un enseignement
en langue néerlandaise est instauré à la Faculté de droit de l'ULB. A partir de
1955, on étend progressivement ce dédoublement à toutes les facultés. En 1970,
la Vrije Universiteit Brussel voit le jour. L'Université de Louvain devient
bilingue dès le début du siècle. En 1968, de vives tensions conduisirent à sa
division. Le 1er juillet 1970, deux nouvelles universités se créaient. La
Katholieke Universiteit te Leuven restait à Louvain, tandis que l'Université
catholique de Louvain, francophone, établissait sa faculté de médecine en Région
bruxelloise, à Woluwé, et ses autres facultés en Wallonie sur le site de
Louvain-la- Neuve. A mesure que progresse la régionalisation de la Belgique, les
Universités de Louvain et de Bruxelles développent des antennes en Wallonie, par
exemple à Charleroi. Ainsi se met en place un réseau spécifiquement wallon de
haut enseignement et de recherche.
L'Industrie lourde, les techniques et les sciences
Depuis le début du XIXe
siècle jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, deux systèmes techniques ont
successivement commandé l'évolution des sciences et des techniques : le système
coke-fonte-vapeur dans les trois premiers quarts du XIXe siècle; le système
acier-électricité-chimie-moteur à explosion à partir des environs de 1875.
En Wallonie comme dans
toute l'Europe industrielle, les rapports entre science et technique n'ont pas
été les mêmes dans les deux périodes. Dans la première, l'innovation est le fait
de bricoleurs de génie, d'"ingénieurs" formés sur le tas. Les ingénieurs
universitaires sont destinés aux grands corps de l'Etat, mines, ponts et
chaussées, chemins de fer. Les industriels hésitent du reste à les engager. Le
vieux baron de Rothschild ne manquait pas de dire qu'il y a, pour un industriel,
trois manières de se ruiner : les femmes, le jeu et les ingénieurs. La première
était la plus agréable, la troisième la plus sûre. La perspective change à
partir des années 1870 : électricité, chimie, nécessitent de plus en plus de
connaissances scientifiques. Les Universités s'engagent résolument dans la voie
d'une collaboration avec l'industrie qui est, aujourd'hui encore, leur meilleur
atout.
1. Période 1800-1870
Le concept de Révolution
industrielle, créé au XIXe siècle par Natalis Briavoinne, implique des
changements rapides et profonds dans les techniques, l'économie et la société.
Pareil mouvement s'amorce en Angleterre dans le deuxième quart du XVIIIe siècle
et se répand sur le continent à partir de nos régions. Le transfert des
technologies britanniques trouve en Wallonie un terrain d'élection : réceptivité
de la bourgeoisie manufacturière, habileté technique des masses laborieuses,
ressources naturelles.
Anne Van Neck a bien
étudié la diffusion de la machine à vapeur dans nos régions. Dès le deuxième
quart du XVIIIe siècle, des maîtres de fosse de Liège et du Borinage équipent
leurs houillères de "pompes à feu", c'est-à-dire de machines à vapeur système
Newcomen actionnant les pompes d'exhaure. En 1721, l'Irlandais O'Kelly en
construit une à Tilleur; en 1731, l'Anglais Sanders en équipe les mines de
Vedrin pour le duc d'Arenberg, puis en 1735, la houillère de Lodelinsart pour
Gérard Desandrouin. Mais très vite, les mécaniciens wallons, comme les Dorzée,
les Wasseige, Fastré ou Rorive peuvent rivaliser avec les techniciens
britanniques.
On a coutume de prendre
1798 comme date pivot. En cette année-là, William Cockerill, un mécanicien
originaire du Lancashire, propose aux drapiers verviétois Simonis et Biolley les
premières mécaniques à filer la laine. Arrivé en 1799, il introduira de
nombreuses transformations mécaniques dans le droussage, le cardage, la
filature, le tissage. La famille s'installe à Liège en 1807. En 1817, le fils
John Cockerill achète l'ancienne résidence d'été des princes-évêques de Liège et
y créera à Seraing ce qui va devenir un empire industriel. De 1817 à 1830, il ne
fabriquera pas moins de 83 machines à vapeur de divers modèles intégrant sans
relâche à ses produits les innovations de l'Europe entière.
John Cockerill n'est pas
le seul. Gilles Antoine Lamarche (1785-1865) associé à l'Anglais Richard Braine,
construit des machines à vapeur à Ougrée à partir de 1836. Les constructeurs
wallons de machines vont se multiplier. Leur histoire reste à faire. Leurs
archives ont souvent péri. La machine à vapeur est utilisée à la fonderie
Marcellis dès 1821, aux ateliers de construction mécanique à
Vaux-sous-Chèvremont depuis 1824, chez Houget et Teston à Verviers depuis 1828,
chez Dumonceau à Thimister depuis 1829. Des machines d'extraction à vapeur sont
installées en 1803 à Rieu du Coeur et en 1811 à la houillère de Sainte-Walburge.
Les machines à vapeur d'extraction se généralisent dans les années 1820-1830. Il
suffit de consulter le catalogue d'une exposition industrielle pour voir la
gamme de produits extrêmement variée construite par les mécaniciens wallons. Les
chemins de fer et la marine leur fourniront un marché considérable.
Aux transformations
énergétiques correspondent de grandes mutations dans les matériaux. En 1768, les
frères de Limbourg avaient réussi à transformer la houille en coke, mais sans
parvenir à l'employer dans le haut-fourneau. Jean-Marie Stanislas Desandrouin,
bailli de Charleroi, n'avait pas été plus heureux. C'est en 1823 que l'Anglais
David Mushet viendra construire pour John Cockerill le premier haut-fourneau au
coke. Il sera suivi rapidement par Joseph Michel Orban à Grivegnée et Huart
Chapel à Marcinelle.
A la vieille méthode
wallonne de décarburation de la fonte se substitue peu à peu le puddlage,
c'est-à-dire la seconde fusion avec brassage dans un four réverbère. On la
trouve dès 1821 chez Joseph-Michel Orban et son fils Henri-Joseph à Grivegnée,
mais aussi à la Fonderie de Canons, au Fourneau des Vennes et à Charleroi. Dès
1850, Liège est le premier pôle sidérurgique du conduit européen. De cette
époque datent les grandes entreprises sidérurgiques wallonnes, comme la S.A. des
Hauts-Fourneaux, usines et charbonnages de Marcinelle et de Couillet (1835), la
S.A. des Laminoirs, Hauts-Fourneaux, Forges, Fonderies et Usines de la
Providence (1838).
A la différence de la
sidérurgie au coke, la métallurgie thermique du zinc, elle, est une innovation
typiquement liégeoise. C'est en effet un membre du cercle de Villette,
Jean-Jacques- Daniel Dony, qui parvint à extraire le zinc de la calamine
(carbonate de zinc) en empêchant sa volatilisation et son oxydation. Dony eut
l'idée de réduire la calamine dans des creusets tubulaires en derle ou argile
réfractaire, analogues à ceux que l'on utilisait pour la transformation des
pyrites en vitriol. A l'extrémité du creuset, une botte ou condenseur
tronconique permettait de condenser le zinc à l'abri de l'air. Médiocre
gestionnaire, comme beaucoup d'inventeurs wallons, Dony fut contraint de céder
ses parts au négociant Jean- Dominique Mosselman, fondateur de la
Vieille-Montagne. En un siècle, Vieille-Montagne allait se répandre dans le
monde entier et multiplier les innovations : Zinc-bâtiment, zinc d'art, coulé et
patiné, et surtout le blanc de zinc qui va, en peinture, détrôner la céruse
toxique.
La métallurgique
extractive entraînera, en aval, un développement considérable des fabrications
métalliques et mécaniques. Cockerill fait ici figure de modèle d'entreprise
intégrée, puisqu'il extrait minerais et charbons, fabrique la fonte et l'affine
en fer, coule les pièces de fonderie, forge, lamine, usine le métal, et
construit les machines.
Le verre et la céramique
connaissent des progrès parallèles. Dès le XVIIe siècle, des verriers italiens
fabriquaient à Liège des verres transparents "à la façon de Venise". Au XVIIIe
siècle, Sébastien Zoude introduit à Namur le cristal plombeux "à l'anglaise".
Les verreries vont alors se multiplier à proximité des charbonnages qui
fournissent un combustible bon marché. ainsi, en Hainaut, à Jumet et à
Lodelinsart, au Val-Saint-Lambert près de Liège, à Venêche près de Namur. Ces
verres, en particulier le cristal du Val-Saint-Lambert, connaissent aujourd'hui
encore une renommée mondiale.
En céramique, la
révolution industrielle relaie une très ancienne tradition artisanale. Une
poterie très répandue en Wallonie aux XVIe et XVIIe siècles est le grès (formé
de petits grains de quartz agglomérés) avec vernis vitrifié à haute température.
On en produisait à Raeren, Dinant, Bouvignes, Châtelet et Bouffioulx. La
faïence, originaire d'Italie, s'introduit à partir du XVIe siècle. La faïence
s'obtient à partir d'une pâte opaque contenant soit du calcaire, soit du
feldspath. On la cuisait entre 800 et 1100 degrÈs. Cette pâte, le biscuit, est
poreuse. On ajoutait donc une couverte contenant du sable (silice), de l'oxyde
de plomb, mais aussi du sel et d'autres substances qui faisaient le secret du
fabricant. Sur cet émail cru, les peintres pouvaient poser des couleurs, les
couleurs de grand feu : le bleu cobalt, le violet de manganèse, le jaune orangé
d'oxyde de fer, le vert de cuivre, le jaune d'antimoine. En 1708, en Saxe,
Böttger obtenait une céramique dure et transparente, la porcelaine, avec une
argile blanche résistant au feu, le kaolin, secret jalousement gardé jusqu'alors
par les Chinois.
En 1751, une manufacture
de porcelaine était créée à Tournai. On y produisait une porcelaine tendre, sans
kaolin. En 1767, Jean-François Dominique et Pierre-Joseph Boch créent une
faïencerie à Septfontaines près de Luxembourg. En 1774, la première faïencerie
est créée à Andenne; dans la suite, de nombreuses manufactures s'y créeront
jusqu'à la fin du XIXe siècle. La Fabrique Impériale et Royale de Nimy voit le
jour en 1789.
En 1816, les frères Boch
réalisent à Septfontaines la première cuisson au charbon du biscuit et de la
glaçure. En 1841, Victor et Eugène Boch, associés à leur beau-frère Jean-
Baptiste Nothomb, fondent la manufacture Keramis à Saint-Vaast (La Louvière).
Equipée de machines à vapeur et de fours au charbon, Keramis produit une faïence
fine feldspathique. En 1860-1870, on y introduit les premiers fours à flamme
renversée, en 1904 le premier four tunnel chauffé au gaz.
La base énergétique de
cet essor est la houillerie, dont Nicole Caulier-Mathy a retracé la
modernisation au XIXe siècle : introduction de la machine à vapeur pour
l'exhaure et l'extraction : remplacement du cuffat, tonneau pendu à des chaînes
par la cage glissant dans un guidonnage rigide; introduction des chevaux de
trait et des rails; lampe de sûreté de Davy, perfectionnée par Mathieu-Louis
Mueseler (1790-1866); appareil respiratoire de Théodore Schwann (1854)
permettant aux sauveteurs d'opérer en atmosphère irrespirable.
Les incidences du
développement industriel sur les sciences varieront selon les disciplines.
A l'Université, la
première moitié du siècle perpétue en chimie l'influence d'un chimiste
philosophe, Jean Baptiste Van Mons (1765-1842), un des premiers propagandistes
de Lavoisier. Jean-Servais Stas (1813-1891), qui enseigne à l'Ecole militaire,
et Laurent- Guillaume de Koninck (1808-1887), qui enseigne à Liège, sont de ses
disciples. Expérimentateur rigoureux, Stas se spécialise en toxicologie et est
un pionnier dans l'étude des pollutions industrielles. Adolphe Lesoinne
(1803-1856) professeur de métallurgie à Liège, est le premier à appliquer la
théorie lavoisienne de l'oxydo-réduction à la marche d'un haut- fourneau. Mais
avec la nomination de Kékulé à Gand, le modèle qui s'impose est le modèle
allemand, développé par Liebig à Giessen (de 1824 à 1859), suivi par Wöhler à
Göttingen, par Bunsen à Heidelberg; de grands laboratoires travaillent en
liaison étroite avec l'industrie. Ce contexte est favorable à l'adoption de
nouveautés qui ailleurs ne s'imposaient qu'avec peine, comme la chimie organique
de synthèse.
De même, la construction
de machines, particulièrement de machines à vapeur, stimule la recherche en
mécanique appliquée, avec Jean-Baptiste Brasseur (1802-1868) et une réception
très précoce de la thermodynamique avec Victor Dwelshauwers Déry (1836-1913), et
François Folie, correspondant de Clausius.
Mais la géologie et la
paléontologie ont dû à l'exploitation houillère un essor spectaculaire. C'est
dans le milieu des ingénieurs des mines qu'André Dumont (1809-1857) se forma aux
méthodes stratigraphiques. Autodidacte, il est distingué par d'Omalius d'Halloy
et devient en 1835 professeur extraordinaire à Liège. Il réalise seul la carte
géologique de toute la Belgique et découvre les gisements houillers du Limbourg.
Si Dumont contestait la datation des terrains par les fossiles, son collègue
Philippe-Charles Schmerling (1796-1836) découvrait, dans la caverne de Chokier
et d'Engis, un fragment de crâne néanderthalien voisinant avec les os de grands
mammifères fossiles. Contre les chronologies traditionnelles, il affirmait
l'antiquité de l'espèce humaine. Ainsi débutait la grande école liégeoise de
paléontologie où devaient s'illustrer Antoine Spring, Julien Fraipont et Max
Lohest. En 1878, le percement d'une galerie de recherche aux charbonnages de
Bernissart fit rencontrer une accumulation d'ossements fossiles. Il s'agissait
du célèbre Iguanodon Bernissartensis BLG. Patiemment remontés au Musée
d'Histoire naturelle de Bruxelles, les iguanodons font de 1882 à 1900 la base
des études de Louis Dollo qui créa ainsi la paléontologie éthologique ou
paléoéthologie.
2. Période 1870 à 1945
Le 15 avril 1861, Ernest Solvay,
directeur adjoint de l'usine à gaz de Saint Josse Ten Noode, déposait un brevet
pour la fabrication industrielle du carbonate de soude au moyen de sel marin, de
l'ammoniaque et de l'acide carbonique. Le 17 juillet 1871, un menuisier de Jehay-
Bodegnée, Zénobe Gramme, présentait à l'Académie des Sciences de Paris la
première dynamo à courant continu. En 1860, un mécanicien de Mussy la Ville,
Etienne Lenoir, inventait le moteur à gaz. Des techniciens de Wallonie faisaient
entrer l'Europe dans un nouveau système technique, caractérisé par l'acier,
l'électricité, la chimie, le moteur à explosion.
C'est aux hommes d'abord
qu'il convient de s'arrêter, car en cette période de transition, malgré les
apparences ils sont la plus belle incarnation d'un type qui va disparaître,
l'inventeur autodidacte. Zénobe Gramme (1826-1901), menuisier particulièrement
adroit, est un pur produit des cours du soir à l'Ecole industrielle de Liège.
C'est à Paris, dans la Société l'Alliance, qu'il s'initie au fonctionnement des
machines magnéto-électriques. Des lectures de vulgarisation, la fréquentation
des milieux scientifiques feront le reste. A un physicien qui met la dynamo en
équations, il répondra "s'il m'avait fallu savoir tout cela, je ne l'aurais
jamais inventée".
Ernest Solvay,
(1863-1922) a, lui aussi, peu étudié. Après des études secondaires, il travaille
à l'usine à gaz où il s'occupe de l'épuration du gaz, du lavage de l'extraction
des eaux ammoniacales. C'est ainsi qu'en recueillant les gaz d'ammoniaque et de
dioxyde de carbone dans l'eau salée, il précipite le bicarbonate de sodium. En
1863, il construit l'usine de Couillet. En 1888, l'entreprise possède des
soudières dans toute l'Europe et sa production est de 350.000 tonnes par an.
Comme Gramme, Solvay a le goût de la recherche théorique. C'est grâce à lui que
les congrès Solvay réuniront l'élite internationale des physiciens, et
deviendront le laboratoire d'idées pour la physique atomique, la mécanique
quantique et la relativité.
Des hommes comme Gramme
ou Solvay sont légion dans la Wallonie du XIXe siècle. On pourrait en tracer un
portrait-robot : habiles de leurs mains, prompts à assimiler et à exploiter
l'information. Tel l'électricien Joseph Jaspar. Comme le dit son biographe
anonyme, "il connaissait toutes les pisseûres et tos les mestis. Comme on
dit, il sciait avec une hache et hachait avec une scie". Il apprend le métier de
bijoutier, fabrique des hausses de fusil pour l'armée et invente un modèle de
lampe à arc qui éclairera l'opéra de Paris. En 1878, il rencontre Gramme à
l'exposition internationale de Paris et se lance dans la fabrication de dynamos.
Il construit des machines outils, des moteurs à gaz, des ascenseurs électriques
et des escaliers roulants qui feront sa renommée. Autour de sa maison, ses
ateliers envahissent peu à peu le quartier. Autres mécaniciens, les Pieper,
Henri I (1841-1898) et Henri II (1867-1952). Le 27 janvier 1885, Pieper signe
avec Edison un contrat pour des lampes à arc. Il éclairera l'Arc de Triomphe
pour les funérailles de Victor Hugo. Les Pieper se tournent ensuite vers les
bicyclettes, les voitures électriques, les automobiles, sans négliger
l'armurerie, où ils prennent un nombre incroyable de brevets. Mais l'ère des
autodidactes est révolue. L'ère des ingénieurs, chimistes, métallurgistes,
électriciens commence. Les établissements Cockerill produisent l'acier Bessemer
à partir de 1863, la Société Anonyme de Sclessin, l'acier Siemens - Martin en
1872; l'acierie d'Angleur, l'acier Thomas en 1886. La transformation de la
houille en coke allait entraîner l'industrie du gaz et la carbochimie. En 1867,
l'ingénieur carolorégien Evence Coppée mettait au point le four à coke à
carneaux verticaux : en 1885, à Bois du Luc, fonctionnait la première batterie
de fours à coke avec récupération de sous-produits. En 1913, la Belgique avait
2900 fours à coke dont 900 à récupération.
Ces industries absorbent
de plus en plus d'universitaires. En 1883, la générosité d'un industriel
italien, Georges Montefiore Levi, permet à l'Université de Liège de créer
l'institut électrotechnique qui, aujourd'hui encore, porte son nom. Les premiers
professeurs, Eric Gérard (1856-1916) et Omer de Bast (1865-1937) y développèrent
les applications industrielles de l'électricité : instruments de mesure,
téléphonie, télégraphie, moteurs, particulièrement les tramways électriques qui
seront une spécialité de l'industrie wallonne.
La même évolution se fait
jour dans l'industrie chimique. Le Liégeois Walthère Spring (1848-1911),
ingénieur des mines qui suit à Bonn les cours de Kékulé et de Clausius, et qui
enseigne à Liège la chimie organique en 1877 et en 1880 la chimie minérale.
Persuadé de la nécessité d'une solide formation scientifique de base pour les
ingénieurs, il fera ouvrir en 1893 la faculté technique, avec la création d'un
grade d'ingénieur chimiste. Dans sa description de l'Institut de Chimie générale
qui allait porter son nom, il écrivait avec une effrayante lucidité.
"Le principal aliment de
notre activité industrielle a été jusqu'à présent notre richesse minière, c'est
elle surtout qui est l'origine de notre fortune et la raison de l'éclosion, sur
notre sol, de tant de fabriques et d'établissements métallurgiques. Eh bien, ces
trésors de la terre marchent rapidement vers un épuisement sans retour. Déjà
toutes nos mines métallurgiques sont vidées, nombre de nos houillères sont
fermées et les difficultés d'exploitation de celles qui restent en activité
grandissent de jour en jour avec l'approfondissement des travaux. Les charbons
étrangers arrivent à concourir, chez nous, avec ceux de notre sol. On doit le
dire, dans un avenir encore indéterminé, notre pays devra chercher de nouvelles
ressources sous peine de s'exposer à des convulsions qui pourront être
terribles. Ces ressources nouvelles, il ne les trouvera que dans le
développement, sagement préparé, des arts chimiques et des arts mécaniques".
La transformation du
charbon en coke fournissait ainsi des matériaux de qualité pour la chimie de
synthèse. On a vu que le procédé Solvay récupérait l'ammoniaque des cokeries. Au
début du XXe siècle, nombre d'industriels investirent dans la carbochimie. On
disposait ainsi de matériaux de première qualité pour la chimie de synthèse. En
1923, la Société belge de l'azote s'installait à Renory, pour fabriquer
l'ammoniaque synthétique et les engrais ammoniacaux. En 1928, la Carbochimique
s'installait à Tertre. La soude Solvay, détrônant le procédé Leblanc,
approvisionnait largement l'industrie verrière.
Charbon, métallurgie,
mécanique, électricité, céramique, chimie, telles sont les lignes de force de la
technologie wallonne jusqu'aux années soixante. La région exporte à travers le
monde ses produits traditionnels : charpentes métalliques, matériel de chemin de
fer, des rails aux locomotives, armes lourdes et légères. Constructions
maritimes, tubulaires pour l'eau et le gaz, pneus, autos, bicyclettes,
constructions électriques, produits verriers. L'énumération des innovations
serait lassante. Au sein de chaque domaine, les expositions industrielles sont
les comptables du progrès : Liège 1905, Charleroi 1911, Liège 1930, Liège 1939
interrompu par la guerre. Les ingénieurs wallons travaillent dans le monde
entier et participent à l'aventure coloniale.
Dans la ligne du discours
d'Albert Ier, le développement industriel s'appuie sur la recherche. En 1937, la
Faculté technique de Liège devient faculté des sciences appliquées, ce qui est
bien plus qu'un changement de nom. Dans le domaine des mines et de la
métallurgie, les laboratoires de géologie et de paléontologie et de
stratigraphie houillères des universités, et laboratoires de métallurgie de
Liège et de Mons rayonnent bien au-delà du bassin. En mécanique, Charles Hanocq
(1881-1961) est un pionnier de la lubrification et des turbomachines. En génie
civil, F. Campus crée en 1945 un centre d'études de recherches et d'essais
scientifiques (CERES) qui rendra de grands services aux industriels et à l'état.
L'effort conjoint de l'Etat,
des universités et des industriels amène la création d'organes spécifiques de
recherche : en 1940, le Centre des eaux, qui devient Cebedeau en 1947; en 1946,
le Centre national de Recherches métallurgiques, futur CRM, avec deux sections,
l'une à Liège, l'autre en Hainaut; en 1948 le Centre de Recherche de l'industrie
belge de la céramique (CRIBC).
En s'efforçant de
refléter l'avancée technologique belge, l'exposition universelle de 1958 marque
un triomphe un peu factice : la technologie wallonne a vieilli, et mal vieilli.
La Grande Grève n'est pas loin. Elle va manifester en même temps l'émergence
d'une conscience politique wallonne et la précarité des moyens à sa disposition.
Après 1960, la Wallonie a
connu, comme les autres vieilles régions industrielles d'Europe, le déclin des
industries traditionnelles et les âpres vicissitudes de leur reconversion. La
fermeture des charbonnages en a été le signe le plus spectaculaire. Cette
histoire est inachevée. Il est sans doute trop tôt pour l'écrire, mais on ne
peut qu'être frappé par la métamorphose de la vieille sidérurgie qui s'oriente
de plus en plus vers des produits hautement spécialisés, comme par exemple les
produits laminés et les produits revêtus.
Avec la création de l'Inisma
(Institut interuniversitaire des silicats, sols et matériaux), les industries
céramiques ou céramiques techniques, produites à partir de produits extrêmement
purs comme l'alumine ou la zircone, cuites à de très hautes températures. Ces
matériaux nouveaux, extrêmement durs, résistent bien à l'abrasion et à la
corrosion et s'utilisent dans des secteurs aussi différents que l'automobile,
l'aérospatial, les télécommunications ou l'électronique.
.../...
Robert Halleux,
Anne-Catherine Bernès, Luc Etienne, L'évolution des sciences et des
techniques en Wallonie,
dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)