La recherche fondamentale
Lorsque Guillaume Ier
fonda l'Université de Liège, on fut contraint de recruter sur place les premiers
professeurs et perpétuer ainsi l'influence de la science française.
L'enseignement médical se trouva réparti entre Jean-Nicolas Comhaire
(1778-1837), Nicolas Joseph Ansiaux (1745-1825), Toussaint Dieudonné Sauveur
(1766-1838). Les deux premiers avaient enseigné dans l'éphémère faculté
impériale. Comhaire avait soutenu, sous Dupuytren, une thèse sur la néphrectomie
dédiée à Xavier Bichat. Ansiaux avait appris la chirurgie à l'école de médecine
de Paris, avec Dubois et Giraud, et soutenu une thèse sur l'opération
césarienne. Quant à Sauveur, condisciple de Fouché à l'Université d'Angers, il
avait dédié la médecine à Paris sous Portal, Dubois et Corvisart. La physique et
les mathématiques furent confiées à Jean-Michel Vanderheyden (1767-1836), élève
de Minckelers à Louvain, ancien professeur de l'école centrale, puis du lycée
impériale. Un autre professeur du lycée impériale, Jean-Charles Delvaux de
Fenffe (1782-1863) lui aussi médecin formé à Paris, enseigna la physique, la
chimie appliquée, la métallurgie. Enfin, un polytechnicien français, Germinal
Dandelin, enseigna peu de temps l'exploitation des mines. Mais très tôt, le
gouvernement des Pays-Bas s'efforça de contrebattre l'influence française.
Ainsi, en 1818 l'histoire naturelle était confiée à Henri- Maurice Gaëde, formé
à Kiel et à Berlin. En 1825, la chaire d'anatomie était attribuée au Badois
Vincent Fohmann, élève de Tiedemann à Heidelberg.
Les choix furent si
contestés que le ministre jugea bon de s'en expliquer :
"Le gouvernement,
disait-il, a donné trop de preuves de son désir de favoriser tout ce qui est
vraiment national pour qu'on le puisse soupçonner d'avoir, sans de puissants
motifs, confié quelques branches de l'enseignement supérieur à des étrangers.
Ces motifs existaient en premier lieu, dans la difficulté de pouvoir faire de
bons choix parmi les Belges. Mais indépendamment de la nécessité, le
gouvernement a été guidé par d'autres considérations d'une nature plus élevée.
Les sciences, de nos jours, ont cela de commun avec la civilisation du siècle
dans lequel nous vivons, qu'elles ne sont plus le domaine d'une seule nation,
mais qu'elles appartiennent à l'Europe entière. Si ce choix s'est principalement
porté sur des savants allemands, c'est outre le motif que nous venons d'alléguer
dans la vue de renouer les relations littéraires des provinces méridionales avec
l'Allemagne. La littérature française exerçait une influence presque absolue sur
ces contrées. Elle était devenue en partie la littérature de la Belgique. Quel
moyen pouvait être plus efficace pour rétablir l'équilibre et faire connaître
dans ce pays les écrits profonds de l'Allemagne savante, que d'appeler à
professer chez nous quelques hommes de cette nation. [....] Sans les professeurs
étrangers, les fortes méthodes de l'Allemagne ne se seraient point introduites
dans notre pays; or ce sont ces méthodes, on peut le dire, qui nous ont
décidément affranchis de la routine. Les Wallons ont quelque chose de l'esprit
clair et analytique de leurs voisins du sud; mais leurs instincts réclament
aussi cette forte discipline intellectuelle et cette coordination synthétique
des idées qui sont les premiers besoins des races germaniques."

Malgré son agressivité et
son persiflage, le texte vaut d'être médité. L'équilibre entre influence
française et influence allemande sera maintenu par le gouvernement de la
Belgique indépendante, combiné avec le recrutement local, voire dynastique. Il
produira les plus heureux effets, en faisant de Liège un microcosme de la
science européenne.
Influence française,
d'abord, chez les mathématiciens. En 1835, au départ du mathématicien piémontais
Pagani (1796-1855), l'université s'efforça d'attirer le Parisien Charles Sturm
(1803-1855), mais la pression d'Arago lui fit décliner l'offre. A défaut, c'est
le Lorrain Jean-Nicolas Noël (1783-1867) qui vint enseigner la géométrie
analytique et la haute algèbre. L'influence française en mathématique culmine
avec Eugène Charles Catalan (1814-1894) militant républicain exilé, qui va créer
à Liège une brillante école de géométrie. Mais par ailleurs, en recrutant le
naturaliste Jean Théodore Lacordaire (1801-1870) frère de l'illustre
prédicateur, l'université vivifie l'enseignement de la zoologie par l'expérience
d'un grand explorateur de l'Amazonie. Enfin, c'est en France que vont souvent se
former les Luxembourgeois. Tel, Michel Gloesener (1794-1876) qui, après ses
études à Liège, va se perfectionner à Paris, notamment auprès du grand Ampère.
Sa thèse de 1824 s'attaque à la question controversée des affinités chimiques.
Il en fournit une originale explication électromagnétique, où il combine
l'influence d'Ampère, de Berthollet et de la Société d'Arcueil, avec l'hypothèse
atomique de John Dalton. Gloesener poussera de hardies recherches en électricité
théorique et surtout appliquée, construisant notamment des télégraphes et des
horloges électriques.
L'influence allemande,
quant à elle, imprègne l'enseignement des lettres, du droit et surtout de la
médecine. Fohmann y sera suivi par Joseph Antoine Spring (1814-1872) élève de
Von Ringseis à Berlin, par Théodore Schwann, élève de Müller à Bonn et à Berlin,
puis par Gussenbauer, Fuchs et von Winiwarter. Or, toute cette génération est
profondément influencée par la Naturphilosophie
qui l'incite en même temps aux spéculations théologiques les plus élevées et à
l'expérimentation la plus rigoureuse. Gaëde et Spring ont été disciples de
Schelling.
En médecine, les méthodes
allemandes vont permettre l'essor de la physiologie expérimentale. Elles
porteront des coups très rudes au vitalisme de Xavier Bichat, en niant la notion
de force vitale. Elles modifieront profondément l'enseignement médical.
Dans son grand ouvrage
Symptomatologie
ou Traité des accidents morbides, Spring restitue, face à la méthode
anatomo-pathologique française, l'importance des éléments fonctionnels. "La
médecine moderne, en concentrant l'attention sur les lésions anatomiques, s'est
habituée à regarder les troubles des fonctions comme des reflets insignifiants.
Mais quelque sincère que soit l'admiration des progrès réalisés par les travaux
anatomiques, microscopiques et chimiques, les troubles fonctionnels demeurent
toujours le sujet principal de la préoccupation du médecin comme du malade. J'ai
cru qu'il était important de restituer au symptôme son importance."
L'empreinte de la
Naturphilosophie
conjuguée avec l'essor de la paléontologie houillère rendra la Wallonie
accueillante à l'évolutionnisme. Gaëde, puis Spring mettent en cause la notion
d'espèce en supposant une gradation insensible du vivant : Spring dégage la
véritable signification des travaux de Schmerling. Les idées de Darwin
rencontreront un accueil très favorable et une diffusion rapide, tant à Liège
qu'à Louvain avec le hennuyer Henry de Dorlodot (1855-1929).
A l'époque du
Kulturkampf, le modèle allemand s'impose pour l'organisation logistique de
la recherche, sa méthode expérimentale rigoureuse, sa collaboration avec
l'industrie, sa totale liberté.
En 1873 encore, dans sa
brochure. "De l'état de l'enseignement supérieur en Belgique", Louis Trasenster
écrivait :
"c'est principalement
l'enseignement des universités qui a transformé et sauvé l'Allemagne; c'est lui
qui a fourni cette forte génération de savants, d'écrivains, de professeurs,
d'hommes d'Etat, de jurisconsultes, d'administrateurs et même de généraux, qui a
donné à cette nation l'éclat dont elle rayonne aujourd'hui [...] Mais, à côté de
la situation morale de l'enseignement supérieur, il y a beaucoup à faire pour la
partie matérielle. Nous pouvons, aussi, sous ce rapport, demander à l'Allemagne
des leçons tout aussi utiles que pour la partie intellectuelle.

Berlin, Heidelberg, Bonn,
toutes les grandes universités allemandes consacrent des sommes considérables à
des laboratoires de chimie, de physique, de physiologie, d'anatomie, aux
bibliothèques, aux collections de tous genres. On érige, pour les écoles
polytechniques, des palais splendides avec toutes les installations nécessaires.
En Belgique, il n'est pas d'établissement qui, comparé à ceux d'Allemagne, ne
soit, sous ce rapport, dans un état d'infériorité déplorable. Cependant,
l'enseignement des sciences d'observation ne peut être sérieux, ne peut être
vivant, ne peut développer l'esprit d'investigation qu'autant qu'il soit
constamment appuyé sur des expériences et des faits et qu'on y associe les
étudiants. D'un autre côté, les dépenses pour les locaux sont telles que les
budgets des villes n'y pourraient suffire. L'Etat doit donc intervenir largement
pour doter ses universités et ses écoles, de tout ce qui leur manque et les
placer à la hauteur de la science moderne."
De fait, c'est sur le
modèle allemand que seront organisés les grands laboratoires.
En 1866, le recteur de
Cuyper brossait, dans son discours inaugural, un tableau passionné de l'ambiance
scientifique à Liège :
"Jamais l'esprit de
recherche n'a mis plus d'ardeur à la poursuite de la vérité. Voyez-le interroger
notre globe sur sa constitution, son histoire dans le monde planétaire, sa place
dans la création; rechercher l'origine des espèces, l'antiquité de l'homme;
sonder l'immensité de l'espace à parcourir, la balance et le compas à la main,
les mondes infinis qui le peuplent, analyser même la matière qui les compose;
s'élever au-dessus des nuages dans les hautes régions de l'atmosphère, traverser
les glaces polaires, les déserts et les forêts vierges; franchir les montagnes
inaccessibles et plonger dans les profondeurs de l'océan, ou dans les entrailles
de la terre; rechercher des millions d'êtres organisés dans un espace que l'oeil
considérait comme un infiniment petit en étendue, et entrevoir dans la vibration
lumineuse l'infiniment petit en durée."
C'est ce dynamisme
initial qui permettra aux scientifiques wallons d'aborder, au tournant des deux
siècles, le manque de moyens matériels; et d'autre part, le terrifiant défi des
grandes mutations intellectuelles.
C'est devenu un lieu
commun que le XXe siècle a connu plus de mutations scientifiques que tous les
autres ensemble. De fait, le bouleversement des idées n'a d'équivalent que dans
la Révolution scientifique du XVIIe siècle, où une nouvelle image du monde s'est
imposée sur les déblais de l'ancienne. C'est bien de cela qu'il s'agit en
physique où la relativité, la mécanique quantique ont mis en cause des notions
aussi respectables que la masse, l'énergie, la lumière, l'espace, le temps. La
physique désormais pénètre au plus profond de l'atome et dans l'infini du
cosmos. Identique est le bouleversement dans les sciences de la vie. De la
biologie cellulaire, de la physiologie expérimentale et des lois de l'hérédité
naîtront la génétique, la biologie cellulaire, le génie génétique. En même
temps, cette extension démesurée du savoir a conféré à l'homme un formidable
pouvoir sur la matière et sur la vie, pour le meilleur et pour le pire. Analyser
la part de nos savants dans les deux grandes révolutions de la physique et la
biologie, c'est en même temps découvrir les origines de deux fers de lance de la
technologie wallonne, le spatial et la biotechnologie.
Physique théorique et astrophysique
Les grandes révolutions
de la physique touchent à la fois les mathématiciens, les physiciens et les
astronomes.
Pour un homme du XIXe
siècle, l'astronomie n'est pas une recherche purement désintéressée. Elle sert
la navigation au long cours. D'autre part, un réseau de chemin de fer, avec ses
horaires, implique l'unification du temps sur l'ensemble du pays.
L'observatoire de
Bruxelles est l'oeuvre de l'illustre Gantois Adolphe Quetelet. Il lui faudra dix
ans pour le construire (1823-1833). Son successeur, le Montois Jean-Charles
Houzeau de Lehaie (1820-1888) d'abord aide-astronome, sera révoqué en 1846 par
Charles Rogier pour ses idées avancées. Il va parcourir le monde, cow boy au
Texas, planteur à la Jamaïque, luttant contre l'esclavage à la Nouvelle Orléans,
humaniste libre penseur, une personnalité chaleureuse. En 1874, il reviendra
comme directeur à l'intervention personnelle de Léopold II. Sa Bibliographie
de l'Astronomie est un outil encore utilisé. A Liège, c'est François Folie,
correspondant de Clausius, qui crée l'observatoire de Cointe. Son successeur,
Constantin Le Paige, y alliera la haute mathématique, l'histoire et la
philosophie des sciences.
A Bruxelles, aux Conseils
de Physique institués par Solvay, se débat, tous les trois ans, l'avenir de la
physique. Il suffit de citer les participants du premier conseil en 1911 :
Planck, Sommerfeld, Lindeman, de Broglie, Jeans, Rutherford, Kammerlingh Onnes,
Einstein, Langevin, Nernst, Brillouin, Lorentz, Perrin, Wien, Marie Curie,
Poincaré.
Dans les universités,
quatre hommes vont prendre le relais : à Bruxelles, Théophile de Donder
(1872-1957), à Liège, Henry-Janne d'Othée (1884-1966) et Léon Rosenfeld (1904-
1974), à Louvain, Monseigneur Georges Lemaître (1894-1966). Théophile de Donder
suit de près les travaux d'Einstein sur la gravitation et prend part à
l'élaboration de la théorie générale, tout en développant la thermodynamique. Il
est ainsi à l'origine de la grande école de Bruxelles avec Glansdorff et
Prigogine. A Liège, c'est Henry-Janne d'Othée qui en 1929 introduit la
relativité et la mécanique quantique dans l'enseignement de la physique
théorique. Léon Rosenfeld, docteur de l'Université de Liège en 1926, travaille à
Paris avec Louis de Broglie et Langevin, à Göttingen avec Max Born, à Zurich
chez Wolfgang Pauli avant de devenir en 1930 l'ami et le disciple de Niels Bohr
à Copenhague. Pendant sa période de professorat à Liège, il exercera une
influence décisive sur l'institut d'astrophysique. A la veille de la guerre, il
quittera Liège pour Utrecht, puis Manchester, puis Copenhague où il poursuivra
ses grands travaux sur l'interprétation physique de la mécanique quantique. Il
se tournera ensuite vers le problème de l'irréversibilité, travaillant avec le
groupe de Prigogine.

C'est dans la brillante
école de mathématique de Louvain, auprès de l'illustre Charles de la
Vallée-Poussin (1866-1962) que se forme Georges Lemaître. Très tôt familiarisé
avec les idées d'Einstein, il travaille à Cambridge avec Eddington, puis à Mit.
En 1925, il est chargé du cours de "Relativité" à Louvain. Il publie en avril
1927 dans les Annales de la Société Scientifique de Bruxelles une étude
sur "un univers homogène de masse constante et de rayon croissant, rendant
compte de la vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques". Il y exposait le
modèle d'un univers en expansion. En 1931, il esquissait la théorie de l'atome
primitif (le big bang) et les relations entre matière et rayons cosmiques.
L'astrophysique infuse
ainsi un sang nouveau dans les vieux observatoires. C'est le cas à Liège, où
l'observatoire de Cointe, pratiquement abandonné en 1893, est équipé de neuf par
Marcel Dehalu (1873-1960) et se hisse au premier rang mondial grâce à Polydore
Swings (1906-1983). C'est à Varsovie, puis à Chicago que Polydore Swings se
persuade de la nécessité d'appliquer à l'astrophysique les progrès de la
spectroscopie moléculaire. Avec lui, l'institut d'astrophysique de Cointe
s'ouvre à la spectroscopie, Rosenfeld y contribue efficacement. En 1933, le
spectroscopiste Boris Rosen les rejoint. Après un séjour forcé aux Etats-Unis
pendant la guerre, Swings réorganise le laboratoire en 1948. Avec Swings, Marcel
Migeotte et Paul Ledoux (1914-1988), le groupe d'astrophysique de Liège est au
premier rang mondial. A partir de 1949, il organise les colloques internationaux
d'astrophysique de Liège. La même année, Liège ouvre un laboratoire de
spectrographie solaire à la Station scientifique internationale du Jungfraujoch
(Suisse) et installe un télescope à l'observatoire de Haute- Provence.
Dans les années soixante,
la recherche spatiale européenne débute avec la constitution de l'Esro
(Organisation européenne de recherches spatiales). Swings s'associe à la
proposition de H.E. Butler, astronome à Edimbourg, pour construire un satellite
emportant un télescope destiné à réaliser un relevé complet du ciel dans
l'ultraviolet. Le satellite TD1 fut lancé en 1972.
D'autre part, l'institut
de Cointe n'a cessé d'avoir une part importante aux activités de l'observatoire
européen austral (ESO) tant à La Silla (Chili) qu'à Garching.
En 1959, l'institut
d'astrophysique créa un laboratoire spatial IAL Space, sous la direction du
professeur A. Monfils. Dès 1977, reconnu par l'Agence spatiale européenne, IAL
Space a le statut de centre de recherches en 1988. En 1992, IAL Space prit le
titre de Centre spatial de Liège, spécialisé en optique, optoélectronique, et
ingéniérie spatiale, avec les techniques annexes de cryogénie, technologie du
vide et métrologie; chambre propre, avec trois chambres de simulation spatiale,
où on peut reproduire des conditions spécifiques (vide, variation de
température, illumination).
De la physiologie expérimentale aux biotechnologies
En mars 1839,
l'université de Louvain nommait Théodore Schwann (1810-1882) professeur
d'anatomie. En 1848, Schwann passait à l'Université de Liège. C'est l'origine
d'un puissant courant de recherche biologique d'où les biotechnologies actuelles
tirent leur origine lointaine.
Né à Neuss sur le Rhin en
1810, Schwann avait fait des études au Gymnase de Cologne dans une ambiance
favorable aux sciences. A l'Université de Bonn, il étudie les sciences
naturelles et la médecine et rencontre Johann Müller, pionnier de la méthode
expérimentale en anatomie comparée et en physiologie. En 1833, il rejoint son
professeur à Berlin et soutient en 1834 sa thèse de doctorat en médecine sur la
nécessité de l'oxygène au développement de l'embryon de poulet. C'est dans le
laboratoire de Müller qu'il fait ses plus belles découvertes.
En avril 1835, le
Fundamentalversuch
(la recherche fondamentale) détermine comment la force d'un muscle varie avec
son degré de contraction : la force du muscle diminue avec son raccourcissement.
En octobre novembre 1835,
il découvre la pepsine. On connaissait le suc gastrique et la présence d'acide
dans celui-ci. Schwann établit que dans la digestion de protéines comme le blanc
d'oeuf, une autre substance, la pepsine, agit avec l'acide, dans un processus de
fermentation. Cette enzyme sera isolée par E.W. Brücke et cristallisée par
Northrop en 1930. En 1836, il étudie les phénomènes de fermentation alcoolique
et de putréfaction. Depuis le XVIIe siècle, on y voyait le rôle d'"animalcules
nés par génération spontanée". Schwann démontre, avant Pasteur, que la
putréfaction est due au développement des microorganismes, et que le chauffage
de l'air détruit leurs germes. La génération des microorganismes dépend de
l'introduction de leurs germes dans le milieu. D'autre part, il découvre la
nature vivante de la levure et son rôle dans la fermentation alcoolique.
En 1838-1839, Schwann
énonce dans ses Mikroskopiche Untersuchungen (Recherches microscopiques)
la théorie cellulaire : l'être vivant - animal ou végétal - est constitué de
cellules. C'est un agrégat de cellules différenciées, provenant d'une cellule
initiale, un oeuf. "L'origine cellulaire est commune à tout ce qui vit".
Ainsi l'unité du vivant
est établie, la biologie générale est possible, l'embryologie devient
l'auxiliaire indispensable de l'anatomie, la physiologie et la pathologie
expérimentales peuvent se développer; l'étude de la transmission de la vie et
donc de l'hérédité, peut commencer.
A Louvain, Schwann étudie
le rôle de la bile et du foie dans la digestion par une méthode originale, la
fistule biliaire : la bile n'est pas un simple produit d'excrétion mais joue un
rôle actif. Il fait des expériences sur la respiration et la nutrition. Il y
lance l'étude de la cellule. Dans son sillage, un laboratoire de microscopie et
d'étude des cellules ou cytologie fut créé à l'université catholique de Louvain
par Jean-Baptiste Carnoy (1836-1899) fondateur de La Cellule, premier
périodique consacré exclusivement à ce sujet.

En décembre 1848,
Schwann, mal à l'aise à Louvain, est nommé à Liège sur les instances de Spring.
Sans faire de nouvelles découvertes en physiologie fondamentale, il imprime à
l'enseignement et à la recherche une orientation profondément expérimentale. Il
crée un laboratoire de pointe où beaucoup d'appareils sont de son invention.
Mêlé au milieu industriel liégeois, il se tourne vers la recherche appliquée, il
invente avec Marcellis et Jaspar une pompe à hélice pour les mines. Après de
longues recherches sur la physiologie de la respiration et l'absorption du gaz
carbonique, il présente en 1876 et 1878 l'appareil respiratoire permettant de
vivre en atmosphère irrespirable, particulièrement pour le sauvetage dans les
mines. Enfin, Schwann ne cessa de travailler à sa grande synthèse biologique, la
Theoria , qui resta inachevée, où il renouait avec les aspects théologiques
de la Naturphilosophie.
Après Schwann, le
mouvement d'études ainsi initié se diversifiera dans quatre directions :
- vers la physiologie
expérimentale et la biochimie avec Fredericq, Florkin, Bacq et Schoffeniels;
- vers la bactériologie et l'immunologie avec Bordet et Gratia;
- vers la cytologie avec de Duve;
- vers l'embryologie et la génétique avec Van Beneden, von Winiwarter, Brachet.

1. L'essor de la biochimie
En 1879, Théodore Schwann
appelait, pour lui succéder, le Gantois Léon Fredericq (1851-1935). Après ses
études à Gand il avait, en Europe, fréquenté tous ceux qui s'occupaient de créer
la physiologie expérimentale : à Paris, Paul Bert, Jules Murey, Claude Bernard;
à Roscoff, Henri de Lacaze-Duthiers; à Strasbourg, Goltz et Hoppe-Seyler; à
Heidelberg, Kühne, à Berlin, Emil du Bois Reymond. Il en était revenu avec une
robuste méthode expérimentale et la conviction que le vivant est un chapitre de
la physique et de la chimie. Sous l'influence du darwinisme, il cherche chez les
animaux marins les mécanismes de base de la biologie. Il découvre ainsi chez le
crabe l'amputation réflexe ou autotomie. Mais il découvre aussi que le sang du
poulpe contient une substance qui bleuit à l'air, l'hémocyanine (du grec
haima, sang et kyanos, bleu) qui joue le même rôle que
l'hémoglobine chez les vertébrés. Elle contient du cuivre au lieu du fer et se
combine également avec l'oxygène. Il étend ses recherches à la physiologie de la
circulation et de la respiration. A partir des travaux sur l'équilibre du milieu
intérieur, il aborde le concept clé de régulation.
L'institut de
physiologie, qu'il construit de 1885 à 1888, possède un rayonnement
international. Les années ne vont cesser d'étoffer ce réseau de relations, et
même des amitiés vont se nouer, au fur et à mesure des travaux, des voyages, des
lettres échangées ou de l'accueil chaleureux fait à Liège à ces chercheurs
étrangers. Quelques entreprises officialisèrent ces relations.
Les congrès
internationaux de physiologie ont été créés afin que les physiologistes -
européens pour commencer - puissent se réunir autour de "démonstrations
expérimentales". Le premier - où Fredericq était présent - se réunit à Bâle en
1888. Trois ans plus tard, 102 physiologistes étaient reçus à Liège par
Fredericq, président du deuxiËme Congrès. A Boston, en 1929, il égrenait, pour
les participants du treiziËme Congrès, ses souvenirs des neuf premiers.
A Cambridge (1898), on
décida de la création d'une "Commission internationale pour l'unification et le
contrôle des instruments inscripteurs en Physiologie". C'est l'origine de
l'Institut Marey aux travaux duquel Fredericq devait participer. Du côté des
publications, signalons le succès remporté à l'étranger par ses ouvrages
didactiques, en particulier les Eléments de physiologie , rédigés avec
Nuel (sept éditions, traduction russe). Epinglons sa participation au
Dictionnaire de physiologie de Charles Richet. Son amitié avec le
physiologiste français lui valut de contribuer à l'oeuvre collective d'une part
par la rédaction de notices, d'autre part par le choix d'auteurs, ce qui se
traduisit par une participation importante des physiologistes belges.

A son actif encore, la
création et la direction d'une revue, les Archives internationales de
physiologie . Elles étaient conçues au départ, avec Paul Héger, son collègue
de l'Université de Bruxelles, pour remplacer leurs "Travaux de laboratoires" et
voulaient les ouvrir aux travaux de laboratoires d'autres petits pays, comme la
Hollande et la Suisse. Mais dès le premier numéro (1904), les Archives
prirent une dimension plus largement européenne. Elles représentaient alors la
seule revue en langue française consacrée entièrement à la physiologie. Il faut
d'ailleurs souligner le rôle de trait d'union joué par Fredericq entre les
physiologistes francophones et leurs collègues germanophones, notamment par ses
innombrables comptes rendus d'ouvrages.
En physiologie, l'oeuvre
de Léon Fredericq fut poursuivie par son fils Henri Fredericq, et par Zénon Bacq
(1903-1983). Bacq consacra ses recherches à la physiologie du système nerveux,
en particulier les mécanismes de la transmission neuro-humorale dans les
synapses et les jonctions des systèmes nerveux autonomes. A la suite de
l'explosion d'Hiroshima, Bacq étudia les effets de la radioactivité sur
l'organisme et la pharmacologie des radio-protecteurs. De 1957 à 1959, il
présida le Comité scientifique des nations unies pour l'étude des radiations
ionisantes.
En biochimie, Léon
Fredericq eut un successeur à sa mesure en la personne de Marcel Florkin
(1900-1979) premier titulaire de la chaire de biochimie formée en 1934. La
découverte par Fredericq de l'hémocyanine incita Florkin à étudier d'autres
transporteurs d'oxygène chez les invertébrés, en particulier les hémérythrines
des Sipanculides. A partir de 1935, il se pose le problème de la régulation de
la pression osmotique du milieu interne chez des organismes qui ont des modes de
vie très différents : animaux marins, dulcicoles, terrestres. Il pousse
l'interprétation des phénomènes d'osmorégulation et d'ionorégulation jusqu'au
niveau moléculaire.
Une longue réflexion,
poursuivie pendant la guerre, amena Florkin ‡ créer, en 1944, le concept
d'évolution biochimique, c'est-à-dire de penser l'évolution à l'échelle
moléculaire. L'étude des caractères biochimiques permet de concevoir, autant que
celle des caractères morphologiques la notion d'évolution des animaux. Les
caractères biochimiques et les caractères morphologiques se sont modifiés au
cours de l'évolution. A la suite de ce grand ouvrage, Florkin, son disciple
Ernest Schoffeniels et leurs collaborateurs ont mené la biochimie comparée dans
les directions les plus diverses.
C'est une caractéristique
commune à Fredericq, Bacq, Florkin et Schoffeniels d'avoir intégré la recherche
scientifique dans l'humanisme le plus large. Fredericq, aquarelliste de talent,
fut aussi un vulgarisateur infatigable et un défenseur de la Fagne; Bacq un
philosophe engagé dans la défense des idéaux laïques; Florkin un militant
wallon, et une autorité en art contemporain. L'Apiaw est son oeuvre. Mais il
exerça aussi une influence prépondérante dans l'organisation de la science et de
la culture, tant au niveau national qu'international, notamment comme délégué de
la Belgique aux 18 premières conférences générales de l'Unesco (1946- 1964).
Ernest Schoffeniels a cultivé avec un égal bonheur l'art contemporain et la
philosophie des sciences.
2. De l'embryologie à la biologie
moléculaire
La génétique moderne
possède une double origine : les lois de l'hérédité, calculées en 1865-1869 par
le moine morave Gregor Mendel; la biologie cellulaire et l'embryologie avec la
découverte des chromosomes et de leurs comportement lors de la fécondation.
C'est Thomas Hunt Morgan (1866-1945) qui met en rapport chromosomes et hérédité
en montrant que les chromosomes et leurs constituants les gènes sont les
vecteurs de l'information héréditaire. En 1952, la "double hélice" de l'ADN
permet de passer au niveau moléculaire.
C'est en embryologie,
dans l'étude des premiers stades de la fécondation, que les pas décisifs sont
franchis. A Liège, le zoologiste Edouard van Beneden (1846-1910) apporte une
contribution fondamentale à la connaissance du mécanisme de la division
cellulaire et de la fécondation de l'oeuf par le spermatozoïde. Il montre que
l'oeuf vierge est bien une cellule vivante détachée de l'organisme maternel et
rendu capable de multiplication par la fécondation. En 1883-1884, dans une
mémorable étude des Archives de Biologie, Van Beneden met en évidence
dans la cellule reproductive de l'ascaris (ver parasite de l'intestin du cheval)
le phénomène de la méiose, c'est-à-dire la réduction des chromosomes des
cellules sexuelles et le rôle du noyau dans la fécondation. Son disciple, Hans
de Winiwarter (1875-1949) qui sera professeur d'histologie à Liège, étudie les
stades qui précèdent la division de maturation des cellules sexuelles (ovogenèse
et spermatogenèse) et le mécanisme par lequel se réalise la méiose. Ainsi, il
décrit minutieusement l'accolement parallèle des chromosomes homologues,
d'origine maternelle ou paternelle, puis leur séparation. De même, il détermine
le nombre de chromosomes chez divers vertébrés, notamment l'homme. A Louvain, le
chanoine Franciscus Janssens (1869-1924) découvre et interprète les figures
chromosomiques qui, à la méiose, par le mécanisme connu sous le nom de
crossing over, entraînent un brassage intrachromosomique des gènes.
L'influence de Van
Beneden fut considérable à Liège, où une importante école d'embryologie comparée
et expérimentale se constitue avec Charles Julin (1857-1930), Julien Fraipont
(1857-1910), Paul Cerfontaine (1864-1917), Désiré Damas (1877-1959) et Hans de
Winiwarter. Elle est tout aussi importante à Bruxelles avec Auguste Lameere,
Albert Brachet (1869-1983), Polydore Francotte et Marc de Sélys-Longchamps.
De leur côté, les
microbiologistes pénétreront peu à peu au niveau infracellulaire.
On sait que Louis Pasteur
(1822-1895) initie, dans les années 1870, les recherches sur les microorganismes
responsables des maladies contagieuses des animaux et de l'homme. Une nouvelle
discipline, la bactériologie, voit le jour avec la création de l'Institut
Pasteur en 1888. A Liège, c'est Charles Firket (1852- ) qui crée le premier
cours de bactériologie pathologique en Belgique. Son assistant Ernest Malvoz
créera l'institut provincial de bactériologie où il mènera une lutte sans merci
contre des maladies fréquentes chez les travailleurs, comme la tuberculose ou
l'ankylostomiase.
A Bruxelles, Jules Bordet
(1870-1961) ira se former à l'Institut Pasteur de Paris avec un disciple de
Pasteur, Elie Metchnikoff. Directeur de l'Institut Pasteur du Brabant, il tourne
ses recherches vers la bactériolyse et l'immunité humorale, en particulier le
mode d'union des anticorps et des antigènes. Ces recherches permettront
l'application des techniques sérologiques in vitro si utilisées
aujourd'hui pour le diagnostic et le contrôle des maladies infectieuses. Ces
travaux lui vaudront le Nobel de médecine en 1919. A ses côtés, André Gratia
(1893-1950), fils d'un professeur de Cureghem qui avait eu Pasteur pour maître,
s'attaque au problème de la lyse bactérienne par le bactériophage, contribuant
ainsi à élucider la nature des virus. Ses recherches sur la mycolyse sont
parallèles à celles qui conduiront Fleming en 1929 à la découverte de la
pénicilline. Successeur de Malvoz à Liège en 1932, il créera en 1945 le centre
de recherches sur la pénicilline et les antibiotiques, ouvrant ainsi une
orientation très féconde qui sera exploitée par son disciple Maurice Welsch.
Avec la découverte de la
"double hélice" de l'ADN par Crick et Watson en 1952, la génération suivante
sera confrontée, tant à Liège qu'à Bruxelles, au défi de la biologie
moléculaire.

A Bruxelles, Jean Brachet
(1909-1988) le fils d'Albert, devient un pionnier de la biologie moléculaire en
étudiant le rôle des acides nucléiques dans la genèse des êtres vivants, tout
particulièrement le rôle des acides ribonucléiques d'une cellule dans la
synthèse des protéines de cette cellule. A Liège, l'équipe de Florkin s'attaque
à la biochimie des acides nucléiques, constituant les gènes. Ils réussissent la
première synthèse de la thymidine tritiée, et l'utilisent pour la réplication de
la chaîne d'ADN dans des cellules en culture, une des techniques de base dans
l'actuel génie génétique.
La floraison, ici,
devient foisonnante. Pour en montrer la richesse et les diversité, un seul
repère suffira.
En 1971, un disciple
d'Henri Fredericq, Albert Claude, formé à l'institut Rockefeller de New York
(1930-1949) installe un nouveau laboratoire de biologie cellulaire. Claude a
l'idée de désintégrer des cellules et de soumettre leurs débris à la
centrifugation différentielle. Il applique alors aux organites cellulaires
isolés l'analyse de leur composition chimique. Il construit aussi un
ultramicrotome qui permet d'utiliser avec fruit le microscope électronique dans
l'étude des cellules. Son collègue Christian de Duve étudie parallèlement les
lysosomes qui sont en quelque sorte l'estomac de la cellule. En 1974, Albert
Claude et Christian de Duve obtiendront le Prix Nobel de Médecine, et de Duve
créera, à l'Université de Louvain, l'institut international de pathologie
cellulaire et moléculaire.
III. De quelques défis contemporains, en manière de conclusion
"L'histoire, écrivait
Paul Valéry, est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait
élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples,
leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs
vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des
grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes,
insupportables et vaines."
S'il est un lieu où ces
propos amers ont quelque pertinence, c'est bien la Wallonie, que le spectacle
des grandeurs passées détourne facilement des dures réalités du présent. Or,
réfléchir sur l'histoire, c'est d'abord échapper au piège de la nostalgie. Car
ce temps-là est mort, et il ne reviendra jamais. Comme l'a observé George Sarton,
l'histoire des sciences et des techniques est la seule histoire cumulative. Le
plus sot étudiant de candidature en sait plus que René de Sluse. L'histoire la
plus intéressante, c'est celle qui se vit au présent, et la Wallonie mérite
mieux que l'amertume d'un gentilhomme désargenté devant sa galerie d'ancêtres.
Le politique, astreint à
scruter la brume du futur, attend de l'historien, à défaut de lois ou de
prévisions, du moins le sens des mouvements, des vecteurs orientés, des lignes
de force.
Le simple citoyen, face
au spectre du chômage, de la prépension, des délocalisations, se demandera lui
aussi où nous mène l'évolution des sciences et des techniques. Et l'historien, à
moins d'être très jeune ou très vieux, refusera de répondre, puisque l'histoire
donne des exemples de tout, de chaque chose et de son contraire. Il sera comme
un clinicien habile dans l'anamnèse, circonspect au diagnostic, muet au
pronostic.
Il n'est pas interdit
cependant de confronter les temps, les expériences, les comportements des hommes
face aux mutations du savoir et du savoir-faire. Les observations que l'on en
peut tirer, même naïves, sont de nature à nourrir les débats du présent.
L'évolution des sciences
et des techniques se fait par ruptures et refontes. Les modèles scientifiques et
les systèmes techniques sont comme les produits commerciaux. Lorsqu'ils
atteignent la stabilité, ils sont condamnés à mort. C'est ici le lieu de méditer
une parole d'Emile Francqui "La prospérité est une situation exceptionnelle. La
crise est l'état naturel des choses. On y revient toujours". Or, entre
innovation et obsolescence, le temps est de plus en plus court. Rien n'est plus
insécurisant. La nouveauté ne peut donc que buter sur ce que Jean Ladrière
appelle "l'inertie du champ épistémologique". Pour dire la même chose, il y a en
wallon une phrase à bannir désormais On z'a toudi bin fait comme çoula
(on a toujours bien fait comme cela).Galilée fut condamné par des gens
compétents et honnêtes, qui aimaient la stabilité et avaient peur de l'inconnu.
Se maintenir sur la crête de la vague requiert désormais d'exorciser le mythe de
la stabilité, professionnelle, financière, affective, intellectuelle, bref,
d'être un éternel étudiant et de gérer l'imprévisible.
Ce qui fait basculer les
systèmes, c'est l'innovation. Elle n'éclot jamais sans information en amont et
sans diffusion en aval. La Wallonie fut toujours aux aguets de l'information
internationale. C'est dire toute l'importance de la communication, non seulement
des aéroports et du TGV, mais aussi du multilinguisme, seul moyen d'exploiter
les avantages d'une position géographique exceptionnelle. A la différence de
leurs aînés, obnubilés par une francolâtrie d'un autre âge, les jeunes Wallons
d'aujourd'hui apprennent que la science s'écrit en anglais et en allemand,
bientôt sans doute en arabe ou en russe. D'autre part les hommes se sont
toujours exportés avec leur technologie. Le chercheur d'aujourd'hui invité à
passer six mois à Kuala- Lumpur est le digne héritier des maçons d'Othée, qui
allaient construire des cheminées d'usine au fond de la Russie. Encore
faudrait-il que l'institution ne l'en pénalise pas. Inversement, les universités
ont à redécouvrir combien un autorecrutement frileux est stérilisant.

Le mécanisme de la
créativité, quant à lui, ne se laisse pas reproduire in vitro. Comment
invente-t-on ? Le malicieux tot tûsant, Sire de Renkin Sualem à Louis XIV
est encore la meilleure réponse. Il n'est pas sans profit, à cet égard,
d'interroger l'histoire récente : depuis 1981, le ministre du Développement
technologique de la Région wallonne décerne des Prix à l'Innovation
technologique. L'innovation est bien présente, bien féconde, et appelle
plusieurs remarques. Les lauréats se répartissent en divers secteurs :
métallurgie, matériaux, biotechnologie, électronique, spatial. Il s'agit soit de
secteurs traditionnels complètement repensés, soit des nouveau-nés des grandes
familles scientifiques. Ainsi, la biotechnologie recrute sur place des
chercheurs formés aux meilleures sources; le spatial est l'héritier de la
recherche astrophysique. La tradition est ici ambivalente, elle fournit
l'expérience mais en même temps limite la capacité d'innovation marginale.
D'autre part, si les
innovations témoignent du légendaire savoir-faire wallon, celui-ci n'est guère
plus qu'un slogan, car elles révèlent surtout une énorme valeur scientifique
ajoutée. Le temps des bricoleurs de génie est lui aussi révolu et les synergies
université-industrie sont la trame même du nouveau tissu industriel. La
Wallonie, couverte d'un réseau dense de centres de recherche est ici dans une
situation favorable, puisque la collaboration entre scientifiques et industriels
est une constante de son histoire. L'investissement dans l'intelligence est
l'alternative à une technologie de moyen niveau, pratiquée par tout le monde et
donc délocalisable.
L'intelligence est
indivisible et toutes les disciplines universitaires sont sollicitées, à
condition d'oublier cette philosophie larvaire du non engagement qui cherche,
pauvre mais digne, un oubli du présent dans la tour d'ivoire des valeurs
éternelles.
L'intelligence est enfin
au défi du partage. L'effondrement, par pans entiers, des industries
traditionnelles a engendré, en Wallonie, une profonde crise morale. Les
nouvelles technologies sont perçues comme en rupture avec les savoir-faire de
toujours, comme imposées du dehors et réservées à une élite. Le fossé se creuse
dès lors entre les spécialistes de plus en plus pointus et un public de plus en
plus exclu, proie toute désignée pour toutes les frustrations et tous les
intégrismes. A cet égard, notre ingéniérie sociale n'a pas encore suivi
l'évolution technologique. Un partage du savoir par une politique de
vulgarisation des disciplines avancées en est aussi importante que le partage du
travail. Car en Wallonie comme ailleurs, il n'est richesse que d'hommes.
Robert Halleux,
Anne-Catherine Bernès, Luc Etienne, L'évolution des sciences et des
techniques en Wallonie, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.