2. Un bouquet de poètes
Il est temps de quitter
la prose pour la poésie. Dans ce domaine, la Wallonie est tellement foisonnante
qu'il faut bien faire un choix et tenir compte également du fait que de nombreux
poètes se sont manifestés aussi comme romanciers.
Ouvrons cet éventail de
poètes comme l'on ouvre dans la main les meilleures cartes d'un jeu et l'on
s'aperçoit bien vite qu'il évente de ses effluves parfumés tout le terroir de
Wallonie. A Tournai Géo Libbrecht et Pierre Nothomb, à Mons Charles Bertin, à
Gilly Paul Champagne, à Thuin Roger Foulon, à Chimay Maurice Gauchez, à Couvin
René Lyr, à Arlon Camille Biver et Anne-Marie Kegels, à Falmignoul Roger Bodart,
à Braine-l'Alleud Armand Bernier, à Ohain Edmond Vandercammen, à Amay Francis
Tessa, à Vaux-sous-Chèvremenont Berthe Bolsée et Marcel Thiry, à Liège Elise
Champagne, Paul Dresse, Georges Linze, Marc Baronheid, à Angleur Arthur Haulot,
à Chênée Robert Vivier, à Châtelet Auguste Marin, à Ransart André Miguel.
Il est temps d'abattre
nos deux premières cartes-maîtresses et déployer encore davantage l'éventail,
avec Thomas Braun et Maurice Carême.

Thomas Braun
Ce Bruxellois, né en
1876, est un patriarche dans tous les sens du terme, en famille comme en poésie.
Chêne puissant de la forêt d'Ardenne, il a pourtant choisi la voie des poètes
simples, comme il les appelle lui-même, et de lier amitié avec Francis Jammes,
dont il partage les goûts, l'inspiration, et, aussi, les convictions
chrétiennes. Le Livre des Bénédictions participe de la liturgie du poète
d'Orthez, de Paul Claudel, et de François d'Assise. Bière, fromages, herbes,
semences, oiseaux, pain, anneau nuptial et maison - même la mer - reçoivent leur
part d'eau bénite. Sauf le vin évidemment, que ce soit le Moselle, le Margaux ou
le vin blanc de Huy ! Mais le bon poète s'empresse d'ajouter une bénédiction
dépréciatoire, un exorcisme "contre les souris, les taupes, les fouines, les
vers et d'autres animaux nuisibles". On reconnaît là l'influence directe de
Francis Jammes, dans une inspiration plus exubérante, puisque les presses
d'imprimerie sont comprises dans cette bénédiction, avec une verve drue, un
entrain que l'on a plaisir à savourer.
A travers toute l'oeuvre
de Thomas Braun, l'Ardenne est sans cesse présente. Fumée d'Ardenne, au vent
rapide éparse, odeur d'une terre rousse et schisteuse, de Transinne aux rives de
la Lesse, de Saint-Hubert à la Semois, brouillard blanc qui s'élève du fond de
la rivière, myrtillières de l'Ourthe et de Freyr, c'est tout un art poétique qui
se déploie dans la calme simplicité des heures, des jours transparents, au
milieu des trèfles et des blés.

Maurice Carême
Tout sépare physiquement
Thomas Braun de Maurice Carême (Wavre 1899-1978). Le premier est un colosse, le
fusil en bandoulière, la gibecière au côté, le second est d'aspect menu, presque
fragile, et ce qu'il porte d'habitude, c'est le livre ou le cartable du maître
d'école. Cependant, au plan de l'oeuvre littéraire, tous deux appartiennent bien
à la catégorie des "poètes simples". On a suffisamment écrit que Maurice Carême
était le poète du bonheur. Il a voulu surtout - que l'expression est belle -
être un poète qui écrit avec de la lumière. Maurice Carême voit le monde baigné
de la même clarté douce, et, quand il arrive que le ciel soit gris, Dieu lui
apparaît sur le seuil de sa porte, la barbe mêlée de fils de soleil, de fils
d'argent, et dans ses yeux il voit "passer des abeilles et des ramiers".
Sa production a été
considérable et, à partir de 1925, recueils de poèmes se sont succédés à une
cadence rapide, le plus souvent couronnés d'un prix, sans oublier les romans,
les contes, les anthologies. Dans cette profusion d'images, de thèmes, de
pensées, le monde reste immuablement simple : une table, deux ou trois chaises,
un pain, une armoire, un bol, un couteau, un crucifix noir. Voilà qui suffit au
poète pour posséder tout l'univers. Cet univers, il le voit rond comme une
pomme. C'est la pomme du Paradis terrestre, "la pomme couleur du temps qui rend
les gens intelligents", la pomme que l'on croque au Caire ou à Rome. D'ailleurs,
comment évoquer l'amour sans penser que la terre est ronde ? Comme une pomme,
bien sûr. Mais pourquoi parcourir le vaste monde, alors que le doux Brabant
wallon vous accueille et vous berce comme une mère tendrement aimée ? Il suffit
d'une "petite maison blanche aux volets verts, aux larges tuiles", un homme qui
se penche au-dessus d'une haie, le vol de pigeons au-dessus des moissons dorées,
un bois de pins bleus, une allée de peupliers marchant vers la lumière. Et l'on
aura sans peine reconstitué le jardin où, sans se lasser, Maurice Carême aura
soigné avec amour ses fleurs de poésie, comme pour nous donner confiance avec un
sourire, et un clin d'oeil complice.

Renée Brock, Elise Champagne :
deux visions antithétiques
Poétesse ménagère, et
comme par accident. Ainsi se définissait Renée Brock : (Liège 1912- 1980). Elle
a bâti une oeuvre entre les recettes de cuisines, les soins familiaux, l'accueil
des amis. Elle aussi appartient à la catégorie des "poètes simples", mais avec
quelle faveur elle a célébré le sang de la vie, le lait maternel, et cette
extase de la cire "son odeur simple de poterie sa bonne odeur de brique lavée".
Elle est mère avant d'entrer en poésie. Le meilleur de son oeuvre est enclose
dans ces effusions tendres, brûlantes, inquiètes de l'amour maternel, l'angoisse
et la joie de voir grandir les êtres qui sont nés d'un ventre comblé par le
bonheur, un ventre "aimé du fruit". Aussi n'est-il pas étonnant qu'elle ait
dédié son
Poème du sang (1949) à ses fils, en multipliant tout au long de ses
courtes médiations l'image heureuse, les trouvailles des mots, les visions de
calme plénitude ? Noblesse d'une oeuvre qui, comme l'avouait l'auteur "pèse
750g, le poids de cinq tourterelles".
Ce monde paisible, Elise
Champagne en refusera obstinément l'image avec une véhémence de femme meurtrie
par la vie et la guerre. Seul un Ordre secret
(1972) pourrait dissiper la tristesse poignante, apaiser le coeur et l'esprit :
"Il faut tout mettre en ordre : un rêve dans l'armoire / Et la robe d'argent
inutile en ses plis".
L'oiseau "ne chante plus
que la douleur". La poétesse ne trouvera la paix de l'âme qu'en allant revoir
l'Ardenne, le Mont des Brumes, paradis devenus inaccessibles à celle qui crie et
qui souffre.

Poètes de la beauté du monde
Le Verviétois Lucien
Christophe (1891-19 ) a été profondément marqué par les deux guerres mondiales.
D'où son Ode à Péguy, d'où son apostrophe émue à Louis Boumal. Sa lyre a
donc, le plus souvent, des accents plus graves que l'humour latent qui
transparaît dans les vers de Thomas Braun et de Maurice Carême. Mais quelle
tendresse délicate pour évoquer Liège "au matin sous ses collines dans une
écharpe de vapeur" et pour saluer la présence d'Apollinaire "en Fagne où les
vents tournent fous"! Le tout couronné par une confiance tranquille dans la vie
: "Nous finirons la route ensemble".
Quant à Pierre Nothomb
(Tournai 1887-1967) le chaleureux ermite du Pont d'Oye, l'homme politique
ardent, le rêveur d'une lotharingie retrouvée, il associe bellement le poème à
l'amour, dans une plénitude charnelle qui livre son parfum dans le tiède matin
et l'odeur des beaux fruits mûrs. Mais ce sensuel, amoureux de la vie, sait
aussi prier Notre-Dame, à l'aube, "parmi la bruyère et le thym" Notre-Dame du
Matin (1912) et "s'offrir aux eaux torrentielles" devant celui qui sauve. Le
souvenir d'une enfant trop tôt disparue (Maribelle, 1920) lui a inspiré un de
ses plus beaux poèmes L'enfant morte (1920), ce croyant sincère et cet
optimiste foncier, même si "cet avenir et ce passé" sont déchirants, il ne peut
s'empêcher de crier; "Et pourtant j'aime / sentir ces jeux rêvés me piétiner le
coeur".
Edmond Vandercammen (Ohain,
1901-1980) peut, lui aussi, être placé parmi les poètes de la beauté du monde,
ne fût-ce que grâce au Sonnet du pain, dans le recueil Faucher plus
près du ciel (1954). Le poète nous fait la confidence de la saveur
détectable de cette "Ile dorée au milieu d'une table" qui lui rappelle son
enfance, le geste de piété de la mère avant de couper "ce pain de froment".
Oui, il faut "saisir le
bonheur". Cette préhension n'est-elle pas "fête sacrée" ? Et quand descendra le
crépuscule des saisons, le poète ira à sa rencontre "sur la pointe des pieds :
Tous deux nous parlerons encore de poésie !".

Robert Vivier
Louis Boumal, Lucien
Christophe, Marcel Paquot, trois poètes dans la guerre. Le premier n'en est pas
revenu, Robert Vivier, lui aussi combattant de 1914-1918, a évoqué l'étonnante
parution, en pleine guerre, d'une revue littéraire Les Cahiers, destinée
à aider les soldats à réagir contre l'enlisement intellectuel, à poursuivre
leurs études, en même temps à défendre et illustrer la langue française.
"Vain Eté, cueilleur de
roses", avait murmuré Marcel Paquot dans la boue des tranchées, tandis que Louis
Boumal, promis à une mort prochaine songeait à un "avril plein d'herbes et de
mousse". Robert Vivier fut le confident de ces effusions lyriques, dans le
fracas des armes, et il témoigne : "A l'âge où l'on veut savoir ce qu'on est, ce
que sont les autres, ce qu'est notre existence dans le monde, le pays du front
nous a donné chaque jour et chaque nuit des réponses". Or, pendant sa très
longue vie, Robert Vivier, poète, essayiste et romancier n'a cessé de continuer
à méditer ces interrogations sur lui-même, sur les autres.
Le sort a voulu qu'il
revive la terrible expérience de la guerre. Son recueil Tracé par l'oubli
se termine par cinq poèmes rédigés entre mai 1940 et décembre 1944, qui sont
comme autant de cris, "torche de cris à toutes les fenêtres" tandis que "l'arbre
éclate / Absurde blancheur, pour le bois frais des cercueils".
Mais le doux Vivier,
hésitant en parole, sûr de lui dans l'écriture, ce distrait attentif aimait se
gaver de paysages, analyser leurs structures, faire, au fond, travail de
géologue devenu poète. Ce même amour de la nature, il l'a transposé dans un
amour des hommes qui ne s'est pas limité à l'expression poétique.
Délivrez-nous du mal, étude consacrée à l'Antoinisme, n'en est-il pas la
preuve ? Comme il l'a écrit dans l'avertissement de son Essai Frères du ciel,
consacré à quelques aventures poétiques d'Icare et de Phaéton : "pour explorer
l'empire de poésie (...), on peut prendre plus d'un chemin". Robert Vivier a
choisi celui de la solidarité humaine, il invite la pluie à venir brouter
l'odeur de l'homme "dans nos mains", il nous suggère d'être "l'arbre où le temps
fait escale / Pour se charger de souvenir" et rentrer ainsi "dans un destin très
vieux".

Marcel Thiry
"Toi qui pâlis au nom de
Vancouver". Non, Marcel Thiry (Charleroi, 1897-1977) n'est pas le poète de ce
seul vers, envoûtant dont le pouvoir onirique est tel qu'il a servi de titre au
recueil qui rassemble l'oeuvre de l'écrivain, de 1924 à 1975. Cinquante années
d'une production abondante, arrachée aux obligations professionnelles de cet
amoureux des forêts, qui était tenu de "déplacer de l'Eiffel ou de Wallonie /
Des peuples de sapins, pour les faire enterrer / la tête en bas dans les sables
de Batavie".
Une solidarité d'armes,
une amitié fraternelle liaient intimement Robert Vivier et Marcel Thiry. Quand
l'un parlait de l'autre, l'autre écrivait sur le premier des pages sensibles et
vraies. Sensibles, ils l'étaient tous deux, mais cette sensibilité s'est
exprimée de façon très différente chez chacun de ces deux grands poètes. Plus
que Vivier, médium de l'émotion nue, Marcel Thiry aime les jeux de mots, les
rencontres faussement inattendues des images, l'exercice quelque peu mallarméen
d'une rhétorique de la poésie. La civilisation industrielle l'envahit
quelquefois, non pour l'anéantir, mais comme pour ajouter aux mots de la rime et
la scansion, le bruit d'un avion, le glissement d'un train sur les rails, la
cargaison d'un minéralier, le tout précieusement truffé de sous-entendus
empruntés à la vie personnelle de l'auteur. Non dans le souci d'égarer le
lecteur mais pour engager celui-ci à suivre le poète dans son itinéraire
intérieur, sur les Plongeantes Proues, dans La Mer de la Tranquillité,
et finalement déposer de "secrètes floraisons" au pied de la Statue de la
Fatigue. Poésie d'industriel raffiné, épanchement pudique d'un étranger dans
la Ville, divertissement d'esthète cueilli aux feuilles d'un agenda commercial ?
On hésite d'abord, et puis l'on choisit tout dans chaque page que nous
abandonne, par une feinte nonchalance, le poète. Par instant, il nous transforme
en cet adolescent à peine pubère qui déambule parmi les villes sur "les
trottoirs pleins d'aventures" et s'émerveille de la beauté des femmes. Mais
c'est pour nous reprendre, l'instant d'après, comme par surprise, afin de nous
initier au prix indicatif du froment tendre, aux écluses du prix du porc, au
tarif des vins de Chypre. Car tout devient poésie sous la plume minutieuse de ce
jongleur de mots et c'est la grande rumeur du monde qu'il apporte, que nous le
voulions ou pas, dans nos chambres, nos studios, notre coeur impréparé.
Strasbourg, Knokke, Le
Puy, Pérouse, Coblence, New-York, Bénarès se bousculent dans cet itinéraire de
sensations, d'images, d'odeurs, de paroles et de vent, mais toujours Marcel
Thiry nous ramène au bord de Meuse, ou sur la Vesdre, dans cette Wallonie qui
l'a vu naître à Charleroi et se fixer plus tard sur les coteaux de Chèvremont.
Ce "cap le plus
nord-nord-est de la France", "ce cap mis hors France, à ma France", "ce cap aux
trois fronts de mer sur la mer Germanie", c'est bien notre terre wallonne, qu'il
a défendue comme homme politique et qu'il aime lorsqu'il écrit "avec ma ville
française à ma droite / La dernière ville française avant le ja", Liège qui,
après deux guerres "s'est retrouvée à rechanter son chant, et à / Refaire
heureusement le noeud de ses rivières".

Dialogue entre poètes
La guerre serait-elle
toujours présente dans le sang d'un poète ? Arthur Haulot (1918) pourrait en
témoigner, lui qui a connu la résistance et les camps de concentration. Mais ce
grand lutteur a entrepris d'autres combats, dans le Journal de Poètes,
dans les Biennales internationales de Poésie de Knokke et de Liège.
Léopold Sédar Sanghor, qui apprécie son talent, l'a un jour désigné comme le
"poète de la Vie" et il est bien vrai que ses énergies physiques et poétiques
ont toujours été orientées vers la joie d'aimer. Une joie charnelle, qui se
nourrit de pénétrations et d'orgasmes, célèbre les seins de la femme aimée, son
odeur et ses gestes, son corps "plus précieux que la lumière du soleil".
Entre poètes, il est des
rencontres imprévues, mais comme préparées en secret, et l'on peut choisir dans
une oeuvre ce qui n'est peut-être que l'éclat d'un instant. Or, un certain
moment, Arthur Haulot et Charles Berti (Mons, 1919) se sont rencontrés sur le
fil aérien de la création poétique. On a dit du second qu'il était le poète de
l'angoisse charnelle. "Volupté, ô bonheur plus puissant que la mer !"
Mais ce cri s'accompagne
chez Berti d'un sentiment de péché auquel Haulot reste absolument étranger. D'où
ce Chant noir (1949) qui s'élève, à la fois vainqueur et torturé.
La femme est également
présente dans Le soir prolongé (1967) de René Lyr. Présente au-delà de la
mort que refuse le poète, dans un émouvant sursaut de tout l'être : "et la table
où j'écris m'interrompant soudain / douce et chantante me fait comme entendre ta
main".
Est-ce l'heure de faire
Le dénombrement des choses ?
Roger Foulon (Thuin,
1923) se livre à cet exercice avec une justesse de ton que soulignent les belles
xylographies de Gustave Marchoul illustrant ce recueil publié en 1973. Pour ce
poète inspiré "il n'y a pas au monde un pouvoir plus réel / Que la lumière d'un
poème". D'ailleurs "on n'assassine pas un poète qui chante". Dans Jardins
(1976), Roger Foulon ne se lasse pas de savourer le poids d'un poème, "son
langage de caille éveillée avant l'aube", "son odeur de fruit mûr tiédi par le
soleil". En vérité, ce beau recueil est un "paradis peuplé d'images et de
signes".
Images et signes ont
animé la longue carrière de Georges Linze (1900-1993), fondateur du Groupe
moderne d'art de Liège, animateur de la revue Anthologie,
infatigable pèlerin de la réconciliation entre l'art et la machine. Mais
dans les abondants Manifestes qu'il a dispersés dans le monde entier,
perce, d'une manière récurrente, l'interrogation, le doute sur le sens du monde
actuel. Serions-nous en Danger de mort ? Pourrons-nous un jour résoudre
l'Enigme des objets et du temps ? Nos bonheurs seraient-ils insolites ? Pour
Georges Linze, "il est nécessaire / de tout oublier / oui, oui, / de changer /
la poésie du temps, de changer même / celle des visages". D'où l'idée de "la
Révolution extraordinaire" au cours de laquelle "l'art soit le premier à
fissurer les murs de nos prisons".
L'appel de cet éveilleur
tenace et chaleureux n'a pas été lancé en vain, si l'on en juge par les
exercices de jeunes auteurs comme Gaspard Hons (La Calamine, 1937) qui
désarticule mots, phrases et pensées dans Les résidences secondaires
(1981) et le Voirdire (1982) où l'on retrouve d'étonnantes variations sur
le thème des signes que l'on évoquait tout à l'heure. De leur côté, Christian
Sautier et Marie-Claire Verdure se sont échangés Des serments qu'on adresse à
la nuit (1993). Et l'oeuvre d'Eugène Savitzkaia (Liège, 1955), Le coeur
de schiste
(1974) et Bufo bufo bufo (1986), participe de la même volonté de
démembrer l'ossature étrange des mots. Enfin, Jean-Luc Wauthier (Charleroi,
1950) n'est pas seulement une des chevilles ouvrières du Journal des Poètes.
Il est l'interprète
profond et sensible de Mon Pays aux Beaux Noms (1975), de Morteville
(1976), de La Neige en Feu (1979) et il fait resplendir les mots "dans la
beauté secrète des signes dérisoires".

Un poète révolté : Achille Chavée
Rendre gorge au verbe,
Achille Chavée (Charleroi, 1906-1969) l'a fait en suivant d'abord le message
d'André Breton. Mais ce "Vieux Peau-Rouge, qui ne marchera jamais dans une file
indienne", comme il l'a déclaré dans Décoctions (1964-1974) est avant
tout lui-même, avec sa révolte, son anticonformisme, son engagement communiste,
sa ferveur de militant wallon, sa crainte "de ne pas mourir sans une injure aux
lèvres". Mais que d'émotion vraie dans cet adieu à une mère aimée (25 mai 1937),
que de fierté unanimiste dans cet "immense drapeau rouge" qui flotte "sur les
barricades", que de sensation dans cet appel à la jeunesse "inviolable et pure"
au plus fort des événements dramatiques de mai 1940 ! Et pourtant, au cours de
son existence fiévreuse, et parfois paroxystique, Achille Chavée a des instants
de détente et d'abandon. Il aurait, confessa-t-il, voulu écrire un livre sur le
bonheur de vivre (Cristal de vivre, 1954). En réalité, il n'a cessé de
"dévorer le monde / en affamé de vérité".

Deux poètes devant la mort :
Francis Tessa, Nicole Houssa
A l'ombre de la
collégiale d'Amay, non loin du sarcophage mystérieux de Chrodoara,
L'Arbre à paroles déploie ses branches.
C'est le beau titre de la
société éditrice de la Maison de la Poésie que dirige Francis Tessa, non
seulement chercheur de poètes, mais poète lui-même. De son oeuvre, on retiendra
surtout Dans le tremblement du souffle (1980) rédigé parallèlement en
italien et en français. La mort du père suscite en lui-même une méditation
grave, faite de sensations tactiles, d'évasions vers le soleil méditerranéen,
d'interrogations que répercutent les "dalles froides de la mémoire" qui rendent
un son d'émouvante authenticité. Pour se terminer par des mots simples et vrais
: "Je suis ton fils. c'est un peu moi qui meurs".
Il nous faut rencontrer
une autre mort, une autre morte sur le chemin de poésie. Le destin de Nicole
Houssa s'est brutalement arrêté dans une rue d'Herstal. Pieusement, Fernand
Desonay a recueilli ses poèmes Comme un collier brisé (1960), qui ont
retenu l'attention fraternelle de Jean Cocteau. En relisant ce recueil, d'une
paisible et douce mélancolie, on ne peut s'empêcher d'en relever le caractère
prémonitoire : "Morte, couleur d'aube, tu t'en vas, les pieds joints... Toute la
nuit des temps s'est noyée en tes yeux... Mais vendanges sont faites".

Joueurs de mots : Jacques Izoard,
Henri Michaux, André Blavier
C'est à d'autres
vendanges que nous convie cet étonnant et grand poète. Jacques Izoard est
liégeois, lui aussi, né dans le quartier de Sainte-Marguerite en 1936. On ne
retiendra pas les contacts internationaux qu'il a noué avec peintres, sculpteurs
et poètes, l'inlassable activité qu'il déploie en littérature, le rôle qu'il a
joué dans le Journal des Poètes, le prix de l'Académie Mallarmé qu'il a
reçu en 1979, pour nous attarder sur La Patrie empaillée et Vêtu,
dévêtu et libre, republié en un recueil commun, en 1992.
Izoard manie avec une
diabolique habileté la dérivation de sens, amenée par de subtiles affinités
phonétiques : sourde épave évoque sourde oreille, la sainte
épaule renvoie à la Sainte Face, et, comme par hasard - mais il n'y a
jamais de hasard chez lui - s'associent vergers et vertèbres.
Jamais de hasard mais un
choix mûrement pensé, une rencontre lente et sûre des mots qui, d'un coup,
lorsqu'ils sont dits et écrits deviennent fulgurants, s'enflamment ou bien se
fondent en miel, en sable, en odeur de menthe. Mais, le plus souvent, comme
vitres et cuisses, les mots "volent en éclats". Magicien enivré du verbe, il
opère à la façon d'un Houdini, ce prestidigitateur qu'il admire, et nous convie
à la découverte d'une multitude d'univers parallèles, plus délicieux encore à
savourer que celui de Lewis Carroll. Alice n'en finit pas de parcourir le
labyrinthe des mots.
Henri Michaux (Namur,
1899-1984) trouverait plus facilement la clé et la sortie. Ce Français Namurois,
ce Namurois Français Entre centre et absence
aime la métamorphose, les acrobaties corporelles comme les acrobaties des mots
et des situations. Sa célébrité est telle qu'elle n'a pas besoin d'être
soulignée dans cet étroit carcan de pages.
Il suffit de saluer en
lui l'heureux équilibriste de la pensée, jamais rassasié de néologismes, de
mots- tiroirs, de bestiaires oniriques, de pieds-de-nez langagiers. On n'est pas
loin, avec lui, de la pataphysique.
Mais cette forme
d'expression allègre et débridée appartient surtout, en Wallonie, à André
Blavier (1922), ce Verviétois égaré dans le monde de la bibliothéconomie, et qui
nous rappelle à l'ordre : "Occupe-toi d'homélies"!
(Jacques Stiennon,
Les Lettres latines et françaises, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région (sous la direction de
Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)