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Les lettres latines et françaises - (1995)
Première partie - Deuxième partie - Troisième partie - Quatrième partie - Cinquième partie

Jacques Stiennon
Professeur émérite à l'Université de Liège

3. L'essor du régionalisme

Nous avions laissé le roman historique continuer sur son erre, depuis Carton de Wiart jusqu'à Janine Lambotte. cette forme de reconstitution d'une réalité qui, malgré nos efforts, nous échappera toujours, a trouvé une sorte de transfert dans le régionalisme. De l'homme enraciné dans l'histoire, on passe aisément à l'homme enraciné dans son terroir, sa région, son pays. Quelques auteurs ont évoqué le cadre dans lesquels d'autres vont placer le destin d'un être, d'une famille, d'un village. Louis Delattre, lui, a fait les deux. Il a magnifié sa région dans Le Pays wallon (1905), il s'est identifié aux personnages de ses Contes de mon village (1891), des villages wallons qui se situent entre Fontaine-l'Evêque, Anderlues, Landelies : "Landelies au fond de la vallée, les toits d'ardoises bleues, la rivière qui tourne vers Thuin, les berges vertes et calmes, les bras de dérivation de la Sambre dans les saulaies, et, entre les murs croulant des écluses abandonnées, les barques pourries dans les herbes hautes et drues des rives".

Enfin, il a peuplé de merles, d'hirondelles de rivage, d'alouettes et de rouges-gorges un verger dans Le fil d'or. Contes du petit verger (1927).

De son côté, Louis Piérard (Frameries 1886-Paris 1951) n'a cessé d'exploiter les ressources culturelles de son Hainaut natal. Il en connaissait les moindres détails, les variétés de ses paysages, les sensibilités distinctes de ses villes et de ses villages, la psychologie de ses habitants, la subtile architecture de ses structures sociales. Mais toujours, il revenait à la terre de ses ancêtres, au Borinage "rouge, vert et noir", ainsi qu'il le peint si joliment et si justement, à propos de Van Gogh. Aimons les arbres (1909), En Wallonie (1911) jalonnent cet itinéraire pour aboutir à ce chef-d'oeuvre de lyrisme et de goût Visage de la Wallonie (1934) merveilleusement illustré par Maurice Brocas. Avant lui, Hubert Krains (Les Waleffes 1862-1934), dans Le Pain noir (1904) avait inséré la question sociale et le machinisme dans sa terre de Hesbaye. Car ce ne sont pas seulement les paysages, ce sont aussi, et surtout, les hommes qui le captivent, dans Mes Amis (1921) et Figures du Pays, comme ils avivent d'ailleurs l'inspiration de tous les écrivains régionalistes wallons, que ce soit Maurice des Ombiaux (Beauraing 1868-1943), le Liégeois Edmond Glesener, dans son Coeur de François Remy, Citoyen Colette, ou Jean Tousseul, (Landenne-sur-Meuse 1890-1944) Hubert Colleye dans Liège fine et belle, Arsène Soreil dans Dure Ardenne, Nelly Kristink et le Renard à l'anneau d'or, au milieu de la Fagne. Jean Mergeai, à qui nous devons Les chemins de terre et Du Temps de ma maison, célébration du Pays gaumais, aime à distinguer le "Régionalisme de Décor" d'un "Régionalisme intérieur". Et parfois, c'est le cas de Paul Dresse dans Chronique de la tradition perdue (1956-1965), la chronique régionale, l'histoire contemporaine sont inséparables du roman et de la fiction, les unes et les autres échangent leur parfum de fleurs oubliées au fond d'un tiroir, leurs paroles dites ou rêvées. L'Hôtel de l'Aigle noir (1954) de Carlo Bronne (Liège 1901-1987) ne participe-t-il pas de ces subtiles rencontres entre l'histoire locale et la vie romancée ?

René Hénoumont (Herstal, 1922) reste le chroniqueur attentif, attendri, de la vie familiale, des petits gestes quotidiens qui, tout d'un coup, s'auréolent de poésie dans Un oiseau pour le chat et La boîte à tartines (1984). De-ci de-là, dans son oeuvre apparaissent des locutions de français dialectal, comme dans l'oeuvre d'Aymé Quernol et dans celle d'Arthur Masson (Rièzes-lez-Chimay 1896-1970), auteur célèbre du non moins célèbre Toine maïeur de Trignolles (1940) dont les hauts faits colorent la vie de Treignes de 1938 à 1966.

Cette expérience du français dialectal a tenté Paul Biron, Léon Warnant et Louis Chalon, dans Mon Mononke, Colas, Pîlotche et Compagnie (1981). Encouragé par cet essai, Louis Chalon a récidivé dans De biens curieux paroissiens (1984). Le français dialectal donne priorité au verbe, à la parole. c'est la vie au quotidien, la vie passée, avec les voix familières dont on reconnaît les intonations, l'accent wallon de la Basse-Meuse, à travers une réécriture que l'on voudrait croquer comme l'on croque les mots et les fruits. Une vie photographiée avec humour et amour, dans l'enchevêtrement des destinées banales, des petites passions de tous les jours. Un récit abandonné à l'aventure langagière de personnages que l'on côtoie sans s'étonner, sur la Batte, à Houtain-Saint-Siméon, à Glons, tant ils font partie de notre univers provincial. On s'émerveillerait de cette facilité d'expression et d'exposition, si l'on ne soupçonnait pas, derrière ces apparences, la précision d'un artiste - ou d'un universitaire ? - sûr de sa langue. Louis Chalon est, en effet, le pseudonyme de Cléante - ou n'est-ce pas le contraire ? - qui, périodiquement, dans les colonnes du journal "le Soir", dit la règle, la norme du bien-dire et du bien-écrire, avec la rigueur du linguistique, une rigueur qui se teinte le plus souvent d'une réflexion amusée.

4. Deux figures de proue : Charles Plisnier et Georges Simenon

Entre le régionalisme littéraire et Charles Plisnier, quelle rupture ! Là où les types populaires sont, en quelque sorte, inoffensifs dans leur pittoresque ou leur truculence, les personnages de Plisnier (Ghlin-lez-Mons 1896 - Bruxelles 1952) ont une profondeur, une densité extraordinaires. C'est qu'ils vivent en plein drame, que ce soit dans Faux Passeports (1937), Mariages (1936), Meurtres (1939-1941), Mères (1946-1949). Et leur drame est aussi le drame intérieur de leur créateur, qui leur a donné vie dans la désillusion, le combat truqué, et qui sont devenus, comme Plisnier l'écrit lui-même, "des fantômes perdus et très aimés". Voilà Pilar, voilà Dikta, voilà surtout Iégor exécuté à la Lubianka. Comme l'a fait si justement remarquer Jean Tordeur, parlant de l'auteur de Faux Passeports : "cet être en quête d'absolu partageait encore, de la sorte, une ultime communion avec ces figures détruites". Dans un tout autre registre, Fabienne et Marcelle de Mariages sont elles aussi des figures détruites. Les conventions bourgeoises n'auraient-elles pas le même pouvoir d'anéantissement que le régime stalinien ? Seule l'évolution accélérée du monde contemporain a conféré à certains aspects de l'oeuvre de Plisnier un caractère de désuétude, qui ne manque pas de charme d'ailleurs si l'on se souvient de l'hiatus qui sépare, dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, les premiers volumes des derniers. De fait, dans Mariages, les personnages ne prennent que peu à peu leur pesanteur. En revanche, ceux de Meurtres et de Mères retrouvent la stature tragique, l'épaisseur troublante de la fièvre qui dévoraient les héros complexes et douloureux de Faux Passeports. Dans ces deux derniers cycles, apparaissent de nouveau des figures détruites, celles de Noël, d'Isabelle, des membres de la famille Annequin. Certaines d'entr'elles entrevoient un espoir, c'est le cas de Noël, au seuil de l'abbaye de Bonnecombe. Autour de Charlotte Estivandier, d'autres figures se recomposent, pour se décomposer dans la paix du cercueil. Plisnier enfante avec douleur ces histoires secrètes. Mais n'a-t-il pas déclaré lui-même : "Le romancier est l'historien de ce qui ne se voit pas"?

Enfin, comme si l'auteur ne parvenait pas éteindre le feu qui le brûle par la création littéraire et l'écriture, voilà qu'il se lance à corps perdu dans le combat pour une Europe unie et parcourt le monde en qualité de président de l'Union fédéraliste des communautés ethniques et des régions européennes. Son action l'amène tout naturellement à souhaiter un statut fédéral à l'Etat belge. "Wallons et Flamands ne sont pas des ennemis. Ce sont des peuples que l'histoire a réunis entre des frontières étroites et qui pourraient donner au monde, chacun libre mais à l'autre lié par un pacte volontaire, l'image de ce que demain, doit être l'Europe."

Ce fut la dernière Lettre à mes concitoyens qu'il rédigea avant de mourir, lui qui avait déclaré : "Ecrire n'est pas un jeu. C'est le suicide d'un être qui se détruit pour s'accomplir". Ainsi l'envergure de Charles Plisnier ne cesse de grandir dans la mémoire de ceux qui s'efforcent d'accorder, dans la souffrance, le destin de l'homme au destin d'un univers humaniste.

Entre Charles Plisnier et Georges Simenon (Liège, 1903-1989) existe-t-il des points de contact ? Oui, si l'on analyse la puissance de pénétration psychologique des deux auteurs, l'acuité du regard qu'ils portent sur la société. Non, si l'on envisage l'écriture, le mouvement souterrain du récit, plus photographique chez Simenon, moins maîtrisé, parce que plus fougueux chez Plisnier. Ainsi que le soulignait Marcel Thiry, Simenon éprouve la nécessité de "dire", tandis que Plisnier risquerait de céder parfois au besoin de "crier", de dépasser les limites de l'écriture, liberté que Simenon ne s'accorde pratiquement jamais, prisonnier qu'il est de ses horaires, de ses crayons taillés, d'une discipline de création dont Plisnier secoue volontiers les chaînes. Les registres sur lesquels les deux grands écrivains s'exercent à l'aventure de la chose écrite sont également bien différents : Plisnier est poète et romancier, Simenon passe du journalisme au roman policier, du billet d'humeur aux mémoires. Plisnier s'abandonne volontiers à un certain lyrisme de style alors que Simenon s'oblige à une apparente objectivité d'exposition. Cependant, par des chemins séparés, l'un et l'autre sont devenus de prodigieux magiciens d'atmosphère. Ce pouvoir, Plisnier l'a acquis dans l'action, Simenon dans la madeleine de Proust. N'a-t-il pas déclaré : "c'est presque toujours une odeur [...] qui me donne le point de départ d'un roman".

Il serait vain de parcourir l'énorme monument littéraire que nous a laissé l'écrivain liégeois. On me permettra d'insister sur cette qualité locale dont s'est toujours réclamé Simenon. Il a fait donation à l'Université de Liège de tous ses écrits et la Fondation Simenon accueille ainsi chaque année, au Château de Colonster, une foule de chercheurs, de critiques, d'érudits. Son oeuvre est émaillée de noms de personnes, de noms de rues, qui lui rappellent sa ville natale, sans oublier le titre de son roman Le Pendu de Saint-Pholien. Mais, bien sûr, c'est Pedigree qui rassemble, dans une autobiographie d'un caractère exceptionnel, les émotions les plus intimes que le jeune Simenon a éprouvées en respirant l'air de sa ville natale, en musardant au hasard de ses rues, en devenant douloureusement adulte. On sait que Simenon refusait que l'on attachât à Pedigree l'étiquette du roman biographique. Il esquivait habilement des questions trop pressantes en déclarant que "dans mon roman tout est vrai sans que rien soit exact".

Certes, Georges Simenon s'est dissimulé sous les traits de Roger Mamelin et il pourrait également nous rétorquer le fameux mot de Rimbaud : "Je est un autre". Mais nous connaissons mieux maintenant les astuces de l'écrivain, pour lui accorder une totale confiance. L'oeuvre n'en est d'ailleurs que plus émouvante.

Dès la première page, on sait que l'écriture de Simenon est différente de celle dans ses autres romans. Elle est plus étudiée, plus littéraire, pourrait-on dire, avec une accumulation d'impressions olfactives, auditives, visuelles que l'on trouvera rarement rassemblées en aussi peu de lignes. Le réveil d'Elise dans sa cuisine, au deuxième étage de la rue Léopold, donne la tonalité générale de l'oeuvre. Dans la minutie de ses descriptions, cette dernière tranche avec ce qu'une littérature, abondante et variée, a pu dire de Liège. Non, la Liège telle que la voit en 1903 Simenon, n'est pas la Cité ardente. Elle est faite de grisailles, de pluie, de lampes blêmes, de personnages au dos voûtés, de tramways cahotants, de magasins aux devantures étranges, de ruelles aux relents de pauvre. Dans ce paysage d'eau-forte, la vie mord de son acide les petites gens pour en faire ressortir des silhouettes dérisoires. Mais il y a de la fierté dans ce peuple besogneux de petits bourgeois, d'ouvriers, d'étudiants étrangers. La rue Léopold où Simenon est né, rive gauche, n'est pas bien loin d'Outremeuse et c'est dans ce quartier populaire que l'adolescent va grandir et lui donner, par le visage de la ville. Au début de la deuxième partie du livre, la description de l'école gardienne est fascinante de vérité intimiste, un peu triste, paisible, avec les bidons de café d'émail blanc ou bleu des enfants qui acquièrent, soudain, une étonnante présence. Tout l'art de Simenon réside dans ces notations sûres et brèves, cette calme tristesse qui remonte aux lèvres, avec les tartines un peu sèches, le beurre qui pénètre dans le pain, les paroles qui s'échangent, tantôt inoffensives dans leur expression, tantôt masquées par leurs sous-entendus et que, seuls, les héros modestes de ce va-et- vient populaire pourraient décrypter.

5. Pierre Nothomb, un écrivain "lotharingien"

Nous l'avions déjà rencontré en poésie, nous le retrouvons dans le roman. Né à Tournai en 1887, mort octogénaire, enraciné en terre de Luxembourg, le châtelain du Pont d'Oye, à côté de romans qui ont servi plus à mûrir son talent qu'à convaincre le lecteur, reste l'auteur d'une suite d'oeuvres d'imagination qui poursuivent, en fait, un but politique : reconstituer la Lotharingie féodale dans notre monde contemporain. Tel est le propos d'une série de livres qui ont pour personnage central Le Prince d'Olzheim (1944) suivi de Les Elie-Beaucourt (1945), Visite au Prince d'Olzheim (1949), Le Prince d'Europe (1959), Le Prince du dernier jour (1962). L'intérêt de cette suite réside dans l'insertion de personnalités politiques contemporaines - de Gaule, Adenauer, le Pape, Nothomb lui-même - et l'illusion entretenue par l'auteur, que le passé, mais quel passé ? Celui de la légende ou de l'histoire ? - pourrait renaître en plein XXe siècle. On a vu tantôt le Pierre Nothomb lyrique en poésie, il reste égal à lui-même dans la prose et c'est avec raison que Gilles Nélod a pu écrire : "ce roman historique encastré en pleine réalité contemporaine, est mené avec une telle puissance que l'on succombe au charme, comme devant une résurrection du passé".

6. Alexis Curvers et Tempo di Roma

Grâce à Alexis Curvers (Liège, 1906-1992) de Liège on passe facilement à Rome, on s'adapte au Tempo di Roma, titre du roman qui a établi la légitime célébrité de cet écrivain-poète. La genèse de l'oeuvre se place lors d'un voyage que l'auteur, accompagné de Marie Delcourt, fit dans la Ville Eternelle. Ces visiteurs de marque logeaient à l'Academia Belgica.

Alexis Curvers se documenta aussitôt auprès d'un des jeunes pensionnaires, boursier liégeois de l'Institut historique belge de Rome, et lui fit part de son intention d'écrire un roman qui aurait pour cadre la Bibliothèque Vaticane. L'accès de cette institution était réglé, à l'époque, par une série de formalités minutieuses et Alexis Curvers imaginait la trame d'une intrigue policière dont le héros pourrait déjouer les mécanismes de sécurité de cette forteresse bien gardée. De fait, son jeune correspondant pensait avoir trouvé une faille dans le système. Mais la curiosité d'Alexis Curvers se détourna bientôt de la Cité du Vatican pour se porter sur les charmes innombrables de Rome. Marie Delcourt et lui choisirent tout naturellement le jeune historien comme compagnon de leurs promenades.

Ainsi est né ce mélange de réalité et de fiction qui fait le charme de cet itinéraire qui n'est pas seulement culturel mais spirituel. En effet, c'est un autre guide qui déambule dans les quartiers antiques et populaires de Rome avec son lot de touristes attentifs ou fatigués, Son périple quotidien, cent fois recommencé, tourne, comme l'avait prévu Alexis Curvers, au roman policier. Mais, au-delà des péripéties, au fond mineures, du récit, c'est bien Rome qui se dévoile à nous, avec sa grâce, sa noble misère, ses chaudes voluptés, le spectacle mille fois changeant de son théâtre et, pour tout dire, son odor di feminà.

7. Une nouvelle génération

Par une rencontre qui n'est étrange qu'en apparence, dans les romans qui ont assuré la réputation de Jacques-Gérard Linze (Liège, 1925), les villes, les décors monumentaux doublent, en quelque sorte, les personnages. L'argument est le plus souvent ténu, dilué, distendu, entouré d'une brume d'incertitude, d'une prudente hésitation devant la destinée de ceux que le romancier oriente inéluctablement vers la mort. De Au nord d'ailleurs (1982) à Le moment d'inertie (1993) en passant par la Conquête de Prague (1986), un mort est enveloppé par les murs d'une ville ou d'un gros bourg. Saint-Valéry-en-Caux dans le premier, dont on nous détaille, à la James Joyce, les structures architecturales, Prague enferme le corps d'Irène dans un écrin d'hôtels luxueux, de façades sculptées, de music-halls enfumés, d'escaliers de bois à la peinture écaillée. Liège retient enfin le corps sans vie de François Pascal, cet être freudien, humble, humilié, pitoyable. A son propos, Jean-Luc Wauthier a eu raison de souligner que : "il y a un autre personnage qui sous-tend, justifie et disais-je magnifie tout le roman : ce personnage, c'est Liège, miroir à la fois de nostalgie, d'une enfance dont on a mal guéri et de la progression du drame".

Jacques-Gérard Linze pose chaque fois une résille fine et grise entre le lecteur et la lente progression des événements. N'écrit-il pas : la vie est "un travail de broderie qu'une Parque accomplirait non d'un seul fil...mais d'une manière très complexe, très compliquée, parfois confuse...". Dans ses personnage, perce une volonté molle d'anéantissement qui fait penser plus au pessimisme d'un Pessoâ qu'aux mécanismes insidieux du "nouveau roman" et de Robbe-Gillet, auxquels on veut parfois le comparer.

Quant à Thierry Haumont (Auvelais, 1949), il recompose dans Le Conservateur des ombres (1984), avec une tristesse minutieuse, la vie d'une bourgade allemande, entre 1931 et 1945, l'existence à la fois close et passionnée d'un bibliothécaire, collectionneur et statisticien des ombres, celles qui sont sorties du chaos de la Genèse pour finalement s'inscrire tragiquement sur les murs d'Hiroshima.

Le même souci de replacer le récit dans l'histoire préoccupe René Swennen (Liège, 1943). Dom Sébastien, roi du Portugal (1979), Palais-Royal (1983), Les trois Frères (1987) le prouvent à suffisance et sa dernière oeuvre (...) a été conçue dans un patient recours aux sources. Mais, toujours, la fiction transcende l'histoire, l'éclaire de reflets singuliers, au besoin la rendrait inutile tant les personnages peuvent rejeter, sans crainte de disparaître, les béquilles de l'événement.

Cette primauté du personnage à travers les pièges d'un roman enté sur le vécu historique caractérise également Une petite femme aux yeux bleus d'Irène Stecyk (1973), reconstituant le séjour liégeois de la marquise de Brinvilliers. Il donne comme un air de parenté à Jacques-Gérard Linze, Thiery Haumont et René Swennen. Avec Irène Stecyk (Liège, 1937), ils fondent une génération nouvelle de la création littéraire en Wallonie.

Ce ne fut peut-être pas le cas de Conrad Detrez (Roclenge 1937-1985) dont la vie a été brisée trop tôt pour que l'on puisse supputer quel aurait été son avenir littéraire. L'herbe à brûler (1978) reste son livre-symbole, avec sa véhémence, son style souvent hallucinatoire. Par sa révolte, l'expérience sud-américaine militante du marxisme et de sa répression violente, il sa place, malgré la différence des situations et des événements, dans l'héritage de Faux-Passeports de Plisnier.

L'outrance de certains passages annonce la virulence de l'expressionnisme exacerbé d'un Gaston Compère (Conjoux 1924). Le roman de ce Cinacien, Portait d'un roi dépossédé, s'organise en laisses épiques, torrentielles, ponctuées chaque fois par le refrain : "Ecrire-Oublier".

Oublier, c'est ce que ne put jamais faire Hubert Juin (Athus 1926-1987). Plongé dans une activité parisienne qui lui laissait peu de loisir, il a quand même tenu, dans Célébration du Grand- Père (1965), que l'on peut classer dans la catégorie des autobiographies poétiques, à réinventer "le souvenir magique des Pays d'Ardenne" et "retrouver l'enfant qu'on a été".

Un autre Parisien d'adoption, Liégeois celui-là, Jean-Claude Bologne (Liège, 1956), historien de la pudeur et des cafés, a pris un train de pluie pour rédiger un roman : La Faute des Femmes (1989), cette faute, est-elle "de trop aimer les hommes", de rompre, de renaître, de voir dans l'homme aimé son paysage "délavé par le verre pâle, ruisselant des gouttes de pluie séchées sur la vitre"? Ce train va ramener l'écrivain dans sa ville natale puisque sa dernière oeuvre, Le dit des béguines, a pour théâtre la Liège médiévale et la prédication de Lambert le Bègue.

Quant à Jean-Pierre Otte (Ferot-Ferrières 1949), son roman Julienne et la rivière (1977) rassemble tous les parfums d'Ardenne.

Cette Ardenne dont il a décrit le versant lunaire pour l'opposer au versant solaire du Languedoc, dans cette belle méditation Les paysages partagés (1985) si magnifiquement évoqués par les photographies de Benoît Henry de Frahan.

Leur aîné, Georges Thinès (Liège, 1923), à la fois professeur d'Université, homme-protée, poète, musicien, philosophe, écrivain tardif, a, lui aussi, un jour repris le chemin de Liège, et son grand-père, en lui montrant sa bibliothèque lui a dit en souriant : "Les noms des écrivains, mon fils, sont aussi beaux que ceux des vins et avec eux, on ne doit jamais s'arrêter de boire". Le recueil de nouvelles qu'il a publié en 1987 sous le titre Le Quator silencieux est de nouveau un voyage. A son propos, Jean Muno a écrit qu'il était "hanté par le rêve de revisiter une dernière fois son enfance par la grâce de ses propres enfants. Mais déjà ils ne sont plus les mêmes qu'hier".

Voilà à quoi songe peut-être aujourd'hui la plus jeune de cette génération nouvelle, Christine Aventin (Crisnée, 1971). Elle pratique avec bonheur le roman sous forme de dialogues, où le décor a peu de place mais exerce pourtant un pouvoir allusif. Dans Le Coeur en poche (1989), Le Diable peint (1990), le récit court avec beaucoup de vivacité et d'entrain. Il ne réserve aucune possibilité de retour sur soi-même.

C'est la vie qui va, qui avance, qui s'emballe et qui débouche sur la mort, avec une sorte d'allégresse furieuse. On souhaite à cet écrivain doué de confirmer cette assurance du style et cette juvénile maîtrise de l'écriture.

8. Le Théâtre

Il y a quelque cinquante ans, Igor Recht a bien montré les liens étroits entre les débuts de la Belgique de 1830 et la naissance d'un théâtre de caractère historique. Au jeune Etat, il convenait de donner des assises non seulement politiques mais culturelles. Premier témoin de cette double explosion : Jacqueline de Bavière de Prosper Noyer créée en 1834, dont l'action se passe à Bruxelles et à Mons. Wenstenraad fait représenter à Liège en 1836 un La Ruelle directement inspiré de la mort tragique du célèbre bourgmestre. Cependant, c'est le Liégeois Edouard Wacken (1819-1861) qui fonde réellement le théâtre en Wallonie avec des pièces qui, elles, n'ont rien à voir avec notre passé national. L'Abbé de Rancé, André Chénier, Le Serment de Wallace, Hélène de Tournon, Le Siège de Calais. Tout ce que l'on peut dire de cette production, c'est qu'elle fait d'Edouard Wacken "l'auteur le plus représentatif du drame romantique en vers".

En réalité, pour retrouver véritablement un sang nouveau dans la création romantique en Wallonie, c'est à la période contemporaine qu'il faut se référer. Dans l'univers du théâtre conçu par des écrivains originaires de Wallonie, deux fortes personnalités s'imposent : Georges Sion (Binche, 1913) et Charles Bertin (Mons, 1919).

L'un et l'autre ne craignent pas de se mesurer avec des thèmes éternels, des figures de haïr et de symbole, ce que Joseph Bertrand appelle avec pertinence "un humanisme de grandeur". Georges Sion retravaille et métamorphose l'ancien conte grec qu'avait traité, à peu près en même temps que lui Paul Morand, La Matrone d'Ephèse (1943).

Dans La Princesse de Chine (1951), il joue habilement avec les énigmes de la vie, de l'amour et de la mort. Le Voyageur de Forceloup (1951) nous ramène en Ardenne et, à travers ses solitudes mystérieuses, nous fait pénétrer dans l'univers d'une grâce divine douloureusement négociée. Enfin, Charles le Téméraire (1944) rejoint les origines du théâtre historique que nous mentionnions tout à l'heure mais avec une force de conviction dramatique que ne possédaient pas ses romantiques devanciers.

De son côté, Charles Bertin a choisi des modèles antithétiques, mais d'une égale force de rassemblement et de dispersion. Christophe Colomb ne nous apparaît qu'au cours de son premier voyage, en 1492, mais c'est ce premier départ vers l'inconnu qui va tremper le caractère du navigateur en proie à une triple tentation extérieure. La pièce, dans son développement ample comme l'océan affronté, reprend les procédés de la scénologie antique tout en exprimant, comme en écho, des accents claudéliens.

Avec Don Juan, la comédie humaine oscille entre la complexité shakespearienne de la vie et le fulgurant élan d'amour absolu, incarné par l'émouvant personnage d'Isabelle. Enfin, Je reviendrai à Badenburg, créé en 1970, rompt à la fois avec l'écriture des pièces précédentes et leur caractère quasi intemporel. C'est l'Allemagne du miracle économique qui se revèle à nous, dans un petit village, dont la découverte d'un inconnu, revenu sur le lieu de sa naissance, bouleverse le destin.

La même année, Jean Louvet (Moustier-sur-Sambre, 1934) mettait en scène A bientôt, Monsieur Lang, sur le thème de la révolution manquée, sur la difficulté d'être de l'intellectuel de gauche. L'action se déroule à Golden City, au nom chargé de symbole. Y vivre, s'y assimiler, c'est se perdre. "Tu ne seras plus étranger à Golden City, tu seras étranger à toi-même". Mais, conclut, désabusé, l'ancien animateur du "Théâtre prolétarien", c'est sans importance".

Difficulté d'être aussi pour Vera Feyder (Liège, 1939) et pour elle-même dans Un jaspe pour Liza, conduit par la RTBF en 1978. Son attachement à Liège s'est traduit ailleurs par une spectroscopie de la ville que l'on peut compter parmi les plus réussies du genre.

La Cité ardente, qui connaît depuis tant d'années, une activité théâtrale intense, a donné à l'art dramatique deux de ses meilleurs auteurs : Mathieu Falla (Liège, 1943) et Jean-Marie Piemme.

Il est normal de les associer, puisqu'ils sont tous deux de brillants romanistes, formés à la rigoureuse analyse des textes. Mais c'est la vie qui triomphe en eux, dans leur production dramatique déjà abondante. Avec un côté plus charnel chez Mathieu Falla, plus inquiet chez Jean-Marie Piemme. Le premier a nourri l'une de ses pièces les plus représentatives L'Aigle se réjouira (1977) des leçons de Rita Lejeune sur le personnage complexe d'Aliénor d'Aquitaine, saisie à différentes étapes de sa longue vie. Anticosi, ou des péchés capiteux (1978) consiste, comme l'auteur le reconnaît lui-même, en une libre paraphrase du Cosi fan tutte, dans laquelle notre dramaturge intervertit les rôles de l'opéra de Mozart. Mathieu Falla se plaît aux rencontres de la Wallonie et du Pays d'Oc, dans Petite Suite Tolosane, et celui qui a vu son Satyricon 2 aura apprécié la verve débridée, la truculence de la mise en scène, le parti-pris ubuesque qu'a très judicieusement choisis cet auteur doué et comblé.

Quant à Jean-Marie Piemme, son allégresse est plus grinçante, plus féroce, notamment dans Sans mentir, créée en 1989. La pièce distille, pour notre plus grand plaisir, les heures qui précèdent le discours d'un premier ministre. Il y a du Brecht, de l'Ionesco et du Beckett dans cette satire du monde politique.

Ventre de papier de Daniel Simon (Charleroi 1952), créée à Huy en 1985, a pour cadre une bibliothèque et pour acteurs Julie, la bibliothécaire, et son aide Marco. Survient Belloche, le mange-livre, qui dévore tous les volumes, de la première à la dernière page. Ayant mangé L'Homme invisible, il disparaît, non sans continuer le dialogue avec Julie, dépossédée de son royaume.

Chronique locale de Michel Voiturier, a été créée en 1985 à la Maison de la Culture de Tournai, avec l'aide du Centre dramatique hennuyer. L'action mêle et chevauche passé, présent, illusion, rêve parlé et cerne l'attitude des différents personnages devant le mal d'être.

On le voit, la production dramatique de langue française en Wallonie se porte bien. Et si l'on peut enregistrer ce bilan positif, c'est grâce aux différents Centres dramatiques qui jalonnent la Wallonie, de Tournai à Malmedy, en passant par Louvain-la-Neuve et Seraing, aux Festivals de Spa, de Stavelot, et au Festival du Jeune Théâtre de Liège qu'anime, avec compétence et sûreté, Robert Maréchal depuis tant d'années. Grâce à ces initiatives conjuguées, l'activité théâtrale en Wallonie a déjà gagné une audience internationale.

 

(Jacques Stiennon, Les Lettres latines et françaises, dans Wallonie. Atouts et références d'une Région (sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)


 

 

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