Introduction
Les parlers romans
régionaux de Wallonie (ou dialectes belgo-romans) se répartissent en quatre
groupes différents du domaine d'oïl : le picard (Mons, Tournai), le wallon
(Namur, Liège), le lorrain (Virton) et le champenois (Basse-Semois). Toutefois,
dans le langage courant, on les désige tous par le mot "wallon". C'est dans
cette acception élargie qu'il faut entendre ce mot, ici aussi, à propos de la
littérature.
I. De la pièce de circonstance à l'oeuvre de beauté
L'histoire des lettres
dialectales de nos provinces se confond avec celle de l'attitude qu'ont adoptée
envers les parlers régionaux, selon l'époque, leurs utilisateurs, hommes de
plume, lettrés et naturellement bilingues.
Dès la seconde moitié du
XVIe siècle, ceux-ci s'avisent que le patois, avec sa génuinité rustique, sa
familiarité plaisante, sa gaillardise, sa verdeur, face au français en train de
s'élever au rang de langue de culture, propose pour le compliment comme pour la
polémique une gamme de valeurs stylistiques sans équivalence dans les registres
du nouveau promu, de plus en plus policé. A la faveur de cette découverte,
aiguisée encore par le sentiment de la divergence accrue entre les deux langues
soeurs, naît à Liège, aux environs de 1600, l'écriture en wallon (longtemps
datée du Moyen Age -à tort - en raison de quelques oeuvres d'appartenance
francienne, mais comportant des dialectismes). Ce qui est édifiant, c'est le
synchronisme de cette naissance avec l'éclosion des premiers textes des autres
parlers populaires d'oïl, textes analogues sur plus d'un point (formes,
contenus, tonalités) aux siens propres. Ces derniers, anonymes pour un bon
nombre, forment un corpus versifié, et diversifié, où domine la littérature
d'action et de circonstance et dont l'inventaire, jusqu'à ce jour, atteint et
même dépasse quatre cent unités.
Durant les trois
premières décennies du XIXe siècle, la veine patoise semble s'épuiser.
Qu'attendre encore de cette langue du terroir battue en brèche par l'idéologie
révolutionnaire, tolérée ensuite par la force des choses, écrasée surtout devant
la suprématie affirmée du français ? Il appartiendra au courant régionaliste et
à sa ferveur pour le populaire de la revaloriser et d'investir sa destination
artistique d'un devoir quasi sacré : illustrer l'originalité de la nation en
témoignant de son identité. On est littérateur wallon par attachement
patriotique et "antiquaire", en l'occurrence philologue, par nécessité, car il
s'agit de sauvegarder ici, à l'instar de la Provence ou de la Catalogne, le
patrimoine ancestral. Par bonheur, une élégie comme Li Côparèye (1822) de
Charles-Nicolas Simonon (1774-1847), découvrant avec la nostalgie de la patrie
perdue la tendresse au creux de la mémoire, - thème préromantique par excellence
- découvrait du même coup, en wallon liégeois, la poésie.
Avec la création de la
Belgique et, donc, de la Wallonie (le mot apparaît dès 1844), les différents
territoires romans se trouvent comme jamais dans la situation de ressentir leur
communauté de langue, d'esprit, d'origine. De Liège, qui en demeure le foyer
principal, l'activité littéraire patoise gagne Mons, puis Namur, non sans
prendre conscience d'elle-même et viser à la continuité, à la responsabilité.
Par la création en 1856 (deux ans après celle du Félibrige) de la Société
liégeoise de littérature wallonne, le courant d'intérêt continue à s'étendre aux
autres régions et tend à s'approfondir. La pasquèye, devenue chanson de
société, ouvre la voie au lyrisme, où ne tarde pas à s'affirmer le talent plein
de délicatesse et de vérité de Nicolas Defrecheux (1825-1874), notamment avec
une complainte Lèyîs- m'plorer (Laissez-moi pleurer) (1854) et un "cramignon"
L'avez-v'vèyou passer
? (Vous l'auriez pas vue des fois ?) (1856). Quant au théâtre, autre objet de
sollicitude de la part du mouvement néo-dialectal, il piétinera pendant un
demi-siècle avant de prendre son envolée avec la comédie-vaudeville en vers,
Tatî l'pèriquî (Gautier le perruquier) (1885) d'Edouard Remouchamps
(1836-1900), dont le succès mérité n'aura d'égal que son influence. En cette fin
de siècle, où la lyrique chantée favorise le développement parallèle et plus
strict de la poésie écrite, la littérature wallonne se porte donc bien.
Dieudonné Salme la pourvoit même, avec son roman Li Houlot
(Le cadet) (1888), de l'oeuvre en prose qui lui manque ...
C'est à ce moment que,
conjointement avec la création, d'un bout à l'autre de la Wallonie, de cénacles
littéraires et de cercles dramatiques, de feuilles et de journaux patoisants, se
confirme l'envahissement par les auteurs plébéiens de tous les secteurs de la
sphère dialectale. Va-t-on enfin entendre la langue du peuple, utilisée par le
peuple, exprimer la condition du peuple ? Il n'en sera rien. Le résultat le plus
clair de cette espèce de démocratisation des produits, dénotant celle des
producteurs, c'est qu'on n'a plus affaire à de la littérature, mais -au mieux- à
sa caricature ou -au pire- à sa négation. Sans parler de la langue galvaudée par
négligence, trahie par prétention, maquillée par vanité.
Pour se prémunir contre
cette médiocrité généralisée, rien de tel que de restituer la primauté aux
valeurs esthétiques, à l'authenticité du verbe. Forts de ce credo aux affinités
parnassiennes, trois artistes viendront, sans bruit, au seuil de notre temps
déposer leur offrande à la Perfection : Georges Willame (1863-1917), avec un
mince recueil de sonnets; François Renkin (1872-1906), avec quelques proses qui
ravissent par leur légèreté d'allure, par leur infaillibilité d'exécution;
enfin, le plus grand de tous, Henri Simon (1856-1939), avec une production rare
d'une rare tenue, dominée par deux monuments, Li Mwért di l'abe (La mort
de l'arbre) (1909) et Li pan dè bon Dieu (Le pain du bon Dieu) (1914),
qui font de lui le maître incontesté du classicisme et, nouveau mistral, le
sourcier des trésors de la langue.
L'entre-deux-guerres ne
fait que maintenir, en les perfectionnant parfois, les positions acquises. La
prose révèle de plus en plus l'envoûtement propre à ses pouvoirs d'évocation,
mais son chef-d'oeuvre met du temps à venir : ébauché avant 1940, Li p'tit
Bêrt d'Auguste Laloux (1908-1976) ne verra le jour qu'en 1963. Après avoir
substitué à la comédie de moeurs de ses débuts la comédie de caractère, puis à
celle-ci la comédie dramatique, le théâtre continue à tenter, au milieu de
sérieuses difficultés, un renouvellement de ses formes et de son répertoire. La
poésie, engagée par un précurseur comme Jules Claskin (1884-1926) dans les
inflexions de l'impressionnisme vers-libriste pose les premiers jalons de la plu
ambitieuse de ses explorations, celle de l'intériorité. Désormais branchée, à
l'instar des grandes langues de culture, sur l'expression de la sensibilité
contemporaine, elle va réussir, -un recueil collectif comme Poèmes wallons
1948 en fait foi, - à transcender le régionalisme et à atteindre à
l'universalité, par la vertu de l'art, dans une totale allégeance au génie de
son humble tradition linguistique.
II. Une littérature de style en langue populaire
Pour n'avoir pas
d'origine populaire, la littérature dialectale ne s'en est pas moins attachée
pendant longtemps à peindre le peuple dans sa langue. Sans complaisance souvent,
et parfois sans ce rien de sympathie qui sauve tout. Des entreprises de pur
divertissement artistique, sous le signe du burlesque, comme ces quatre petits
opéras sortis du salon aristocratique de Simon de Harlez (1716-1781) et groupés
sous l'appellation générique de Théate Liégeois
(Tèyate lïdwès) ou comme ces adaptations par Jean-Joseph Hanson
(1739-179?) de La Henriade travestie
de Fougeret de Monbron et des Lusiades de Camoëns (d'environ 3750 vers
octosyllabiques chacune), font bien voir comment la langue régionale a pu servir
d'accoutrement de mascarade.
Il y a plus d'amour pour
le patois dans l'intérêt que lui porte ce grand bourgeois de Simonon, quelque
muséologique qu'il paraisse, et aussi dans l'initiative paternaliste des
promoteurs de la Société liégeoise de littérature wallonne : tous s'attristent
de le voir disparaître un jour, mais aucun n'envisage de le faire devenir plus
que ce qu'il n'est, ni ne nourrit à l'endroit de sa littérature d'ambition
particulière. Les auteurs d'origine prolétarienne qui affluent dans le dernier
quart du dernier siècle auraient pu laisser espérer une production vraiment
populaire, en prise directe sur leur réalité sociale à travers cette langue,
souvent exclusive, vécue quotidiennement. On peut comprendre (admettre, non !)
qu'ils aient préféré l'évasion dans le conventionnel, mais on ne regrettera
jamais assez qu'ils soient passés ainsi à côté de l'occasion d'une attestation
forte et émouvante de leur condition. C'est que la littérature ne se fait pas
seulement avec des mots, il y faut aussi de la culture. Si notre poésie,
notamment, peut se prévaloir aujourd'hui d'avoir atteint un niveau remarquable,
elle le doit à quelques-uns de ces enfants du peuple, formés dans les écoles
supérieures, et qui sont revenus à la langue de leur enfance avec une exigence
nouvelle pour traduire dans la fidélité leur vérité d'existence.
III. Une littérature sui generis
Comment la littérature
wallonne, née et grandie en tant que "variante stylistique" (M. Piron) de la
française (celle de l'Hexagone, s'entend, non celle de Wallonie, ignorée ...)
peut- elle prétendre représenter autre chose qu'un décalque de son modèle ? Il
est vrai que les lettres françaises constituent depuis toujours un fonds où
puisent nos écrivains. On trouverait difficilement un plus bel exemple que les
fables de La Fontaine : les adaptations qui en ont été faites en wallon, depuis
un siècle et demi, forment un contingent appréciable d'où émergent quelques
rifacimenti savoureux. Mais quel écrivain n'emprunte pas, sciemment ou non,
à un devancier d'un autre temps, d'un autre pays, d'une autre langue ? Le
Bonhomme lui-même ... Est-il pensable, lors de l'élaboration d'une oeuvre en
dialecte, que son auteur, lettré bilingue de chez nous, réussisse à faire
abstraction de cette culture française dont il est imbu de par sa formation et
qui conditionne la vie de son esprit ? On a constaté par ailleurs les
insuffisances de la Muse patoise, chaque fois que, wallonne plus que wallonne,
elle s'est confinée dans la sublimation de ses ardeurs campanilistes. En
revanche, c'est lorsqu'elle reste à l'écoute des rumeurs du monde qu'elle se
montre le plus elle-même et qu'elle se dispose à illustrer le mieux le génie de
notre petit coin de terre. Plusieurs de nos chefs-d'oeuvre témoignent au
demeurant d'un accord si parfait, si intime entre leur instrument expressif et
la réalité exprimée qu'on ne peut les rapporter à rien. Pareille convenance
reflète ni plus ni moins celle qui, dans l'esprit créateur, a fait porter le
choix sur la langue régionale plutôt que sur la langue majeure. Détermination
foncière ne relevant ni d'une forme d'exaltation de l'amor in patriam, ni
de l'idéologie populiste, ni davantage du goût pour le folklore, mais d'un
sentiment complexe qui fond au creuset de la reconnaissance d'identité les
accents d'un bonheur dialectal lié à l'enfance, l'ambition de récupérer pour la
culture l'authenticité populaire et la curiosité pour une aventure de langage
risquée et prometteuse.
Orientation bibliographique
W. BAL et A. MAQUET,
Littérature dialectale de Wallonie, Liège 1986 (extr. de Cheminements
dans la littérature francophone de Belgique au XXe siècle,
quaderni di francofonia 4, pp. 33-55).
R. LEJEUNE, Histoire sommaire de la littérature wallonne, Bruxelles,
Office de Publicité, 1942.
M. PIRON, Les lettres wallonnes contemporaines, Tournai - Paris,
Casterman.
Id., Poètes wallons d'aujourd'hui, Paris, Gallimard, 1961;
Id., Inventaire de la littérature wallonne des origines (vers 1600) à la fin
du XVIIIe siècle, Liège, Gothier, 1962;
Id., Aspects et profil de la culture romane en Belgique, Liège, Ed.
Sciences et Lettres, 1979;
Id., Anthologie de la littérature dialectale de Wallonie, Liège, P.
Margada, 1979;
Id., Les paradoxes de la littérature wallonne, dans Littératures en
Wallonie, Louvain-la-Neuve, U.C.L., 1981.
La Wallonie. Le pays et les hommes. Lettres, arts, culture,
t. 2, 3, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1978-1981.
Limes I et II, Bruxelles, Traditions et Parlers populaires,
Wallonie-Bruxelles, 1992.
Poésie de Wallonie en langue picarde, wallonne et lorraine, Traditions et
parlers populaires Wallonie - Bruxelles, micRomania, 1994.
(Albert Maquet, La
littérature de Wallonie en langues romanes régionales, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région (sous la direction de
Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)