VI. Naissance et essaimage d'un art wallon
De Valenciennes à Tournai : Robert Campin, le maître de Flémalle
Entre 1375 et 1378,
Robert Campin naît au Hainaut à Valenciennes. De là, il va s'établir dans la
ville toute proche de Tournai, où on le retrouve, de 1405 à 1439, comme
décorateur, peintre, expert de travaux de sculpture et de peinture, ordonnateur
et dessinateur de patron de tapisserie. En 1423, il est le chef des corporations
de peintres de Tournai. Son atelier compte de nombreux apprentis dont certains
vont devenir des maîtres, comme Roger de la Pasture. L'érudition contemporaine a
pu établir que Robert Campin était bien l'artiste des tableaux que l'on attribue
à un peintre dénommé "le maître de Flémalle" . Dans cette localité, située en
aval de Huy, sur la rive gauche de la Meuse, existait une commanderie des
Templiers pour l'église de laquelle Robert Campin a fort bien pu exécuter trois
de ses oeuvres les plus représentatives : la Sainte Véronique, le
Mauvais larron et la Vierge à l'Enfant du musée Städel de Francfort.
En outre, le paysage de la Nativité
du musé de Dijon, dont il est l'auteur sensible et inspiré, représente
vraisemblablement Huy dans sa réalité urbaine et son environnement rural. On a
pu dire à son propos que, dans cette oeuvre, l'artiste nous avait offert une
synthèse des composante du visage de la Wallonie où tout semble mesure et
douceur. Quant à la ville elle-même, André Joris, le meilleur conservateur de la
cité mosane au Moyen Age, a pu, après l'archiviste flamand Gaston van Camp, en
identifier les éléments topographiques et architecturaux, la collégiale
Notre-Dame munie alors de sa haute flèche, l'enceinte urbaine, quelques
monuments. De son coté, Jacques Duchesne Guillemin a reconnu dans le paysage
urbain du volet droit du triptyque de L'Annonciation
aux Cloisters de New-York, les volumes et les silhouettes caractéristiques des
deux collégiales liégeoises : celle de Saint-Pierre et celle de Sainte-Croix
juchées sur l'arrête terminale de Publémont. D'autre part dans le tableau de
La messe de Saint Grégoire, le cierge aux spires serrées que tient le diacre
se réfère à une tradition typiquement tournaisienne qu'avait relevée Henri
Hymans : au XIVe siècle, les habitants de la ville avaient voué à la Vierge un
cierge qui avait la longueur du grand tour de la procession. Enfin, dans
le mariage de la vierge du Prado, les colonnes du sanctuaire dans lequel se
déroule la scène sont profondément creusées en torsades, en grecques, en
chevron, en losanges. Manifestement, Robert Campin a puisé dans la grammaire
décorative des colonnes qui encadrent les canons des évangiles dans la Bible de
Floreffe, chef- d'oeuvre de la miniature mosane du XIIe siècle et des
colonnettes qui rythment les longs cotés de plusieurs châsses mosanes des XIIe
et XIIIe siècles.
Au début de ce dernier
siècle, en 1205 exactement, le grand orfèvre Nicolas de Verdun avait fait
pénétrer à Tournai les formules de l'art de la Meuse moyenne. Quoi d'étonnant
que le Tournaisien Campin, à quelques siècles de distance, se soit souvenu et
inspiré d'un style décoratif venu d'une région qu'il devait bien connaître ?
Mais le maître de
Flémalle est également attentif aux caractéristiques de l'école tournaisienne de
sculpture. De fait, ses conceptions esthétiques l'incitent à mettre l'accent sur
la monumentalité, la sculpturalité, la méditation, sans méconnaître, toutefois,
la saveur anecdotique de certaines scènes. La Vierge à l'Enfant
de Francfort a l'air d'avoir été taillée dans la pierre et la moitié
inférieure de l'effigie mariale est traitée à la manière d'un socle de pierre
lisse. Le caractère sculptural du style de Campin s'accompagne d'un intimisme
savoureux. Lorsqu'on s'arrête devant la partie droite de deux panneaux dits
d'Henri de Werl, l'oeil regarde la sainte absorbée dans sa lecture, mais c'est
surtout l'oreille qui est sollicitée et qui écoute. Le calme est absolu,
l'immobilité de la lectrice est égale à l'immobilité des choses : le flacon sur
la cheminée, l'aiguière sur la crédence, le vase sur le coffre, la serviette sur
le pendoir. Dans cette atmosphère figée, seul parvient à notre ouïe le
crépitement du feu dans la cheminée, comme un être vivant qui affirmerait sa
présence. Mais surtout quelle fête de la couleur, quelle vibration dans les
tonalités, quelle sensibilité dans les nuances!
De Tournai à Bruxelles : Roger de la Pasture
Quand on passe du maître
de Flémalle à Roger de la Pasture, on ne passe pas seulement d'un maître à un
disciple qui égale, et finalement dépasse son maître, mais d'un univers de
formes et de pensées à un autre univers, dominé par la rigueur du style et la
profondeur de la conception. D'un monde paisible où le temps s'écoule au rythme
de la méditation individuelle, des travaux de la ville et des champs, nous voilà
transportés dans un au-delà du tableau vibrant de tension dramatique et de
tragédies humaines.
Né à Tournai en 1399 ou
1400, de parents tournaisiens, Roger de la Pasture épouse Isabelle Goffart vers
1425-26. On le retrouve à Bruxelles en 1435 et comme le confirme Martin Davies,
il reste en contact avec sa ville natale et y prend une rente en 1431. Au cours
de l'année sainte, il séjourne à Rome en 1450. Il meurt à Bruxelles dont il est
le peintre officiel , le 18 juin 1464.
De sa carrière, passons à
ses tableaux. L'aspect tragique du destin du Christ et de sa mère reste
omniprésent dans l'oeuvre du grand artiste. Témoin le panneau central du
triptyque du Calvaire de Vienne.
Avec les deux panneaux du
Christ en Croix de la collection Johnson de Philadelphie, on gravit une
étape supplémentaire dans l'expression de la souffrance de la Vierge : la
pâmoison au pied de la Croix. Dans toute l'histoire de la peinture occidentale,
on a rarement atteint autant d'intensité dramatique avec des moyens plastiques
et picturaux.
Le triptyque des Sept
sacrements du musée d'Anvers est une oeuvre monumentale. Elle prouve une
fois de plus, les liens étroits que Roger de la Pasture, établi à Bruxelles,
avait gardé avec sa ville natale. Non seulement elle porte les armoiries de
Tournai et de l'évêque du lieu Jean Chevrot (1400-1460), consacré comme tel en
1436, mais l'évêque qui dans le tableau de gauche, administre la Confirmation,
n'est autre que Chevrot lui-même, dont on connaît les traits par une miniature.
Cependant l'attention se porte sur la Croix, d'une hauteur extraordinaire,
puisqu'elle atteint les voûtes de la nef d'une vaste église dans laquelle elle
est plantée. Par rapport à l'un des deux tableaux de Philadelphie, qui
représentait la vierge en train de défaillir, celui d'Anvers nous montre Marie,
pâmée et inconsciente, soutenue par saint Jean. Dans le choeur de l'église,
l'élévation de l'hostie précède symboliquement à l'élévation du Christ sur la
croix, un Christ, par conséquent, révélé sur l'arbre de vie en même temps qu'un
Christ caché sous les espèces du pain et du vin.
Quand tout est consommé,
quand les phénomènes naturels qui ont accompagné la mort du Fils de Dieu ont
cessé de se manifester, des mains pieuses vont détacher le Christ de la Croix.
C'est la Descente de Croix
du Prado, commandée à Roger vers 1438 par la corporation des arbalétriers de
Louvain. Dans cette oeuvre, l'artiste atteint le sommet de son art. Il s'y
montre un maître en pleine possession de sa technique en même temps qu'un
profond observateur de l'âme humaine. D'entrée de jeu, il se débarrasse de tous
ce qui pourrait apparaître détail ou narration anecdotique pour aller à
l'essentiel. Il voit la scène autant en sculpteur qu'en peintre : les figures se
détachent en fort relief sur un fond neutre. Il met en page et en place les
personnages qui participent à l'action. Mais, surtout, il individualise les
acteurs du drame par une expression gestuelle appropriées tout en les réunissant
dans un même sentiment de douleur silencieuse qui adoucit les corps et les âmes.
Après avoir peint le
Christ souffrant et le Christ mort, Roger de la Pasture peint le Christ
ressuscité et triomphant entre les mêmes témoins de son agonie, la Vierge et le
saint Jean, accompagnés de saint Jean-Baptiste et de la sainte Marie-Madeleine.
Ce triptyque, conservé au musée du Louvre, nous ramène à Tournai puisqu'il porte
les armoiries de Jean Bracque, fils d'un chevalier tournaisien. L'oeuvre émeut
par la sereine gravité des personnages qui se détachent en buste devant un
paysage aux lignes continues, qui peut être considéré comme la meilleure
réussite de l'artiste dans l'évocation de la nature : tous les détails sont là
pour nous rappeler le tranquille écoulement du temps. Mais l'oeil perspicace de
Jules Destrée a distingué sur le globe crucifère du Christ l'étrange reflet
d'une fenêtre. L'artiste veut nous faire saisir en quelques sortes, dans une
vision simultanée, le contraste entre l'immutabilité du décor à travers les
heures qui passent et le caractère unique, fugitif, irréversible de
l'instantané.
Enfin, le triptyque
Bracque nous montre le Christ victorieux de la mort et s'offrant en aliment de
la vie aux fidèles, le Polyptique de Beaune le représente en juge
suprême, proposé à la méditation de ceux qui, sur leur lit de souffrance,
étaient, plus que d'autres, préoccupés par l'ultime passage et leur survie dans
l'au-delà. Il en est résulté une oeuvre monumentale en neuf tableaux qui résume
l'art souverain du grand maître tournaisien.
En conclusion, l'art du
peintre de Bruxelles, dont certains greffiers ont flamandiser le nom en van der
Weyden, reste profondément enraciné dans sa terre natale, de traditions et de
parlers romans. C'est donc en toute authenticité et en toute rigueur de terme
que le maître de Flémalle et Roger de la Pasture inaugurent, officiellement et
avec quel éclat, cinq siècles de peinture en Wallonie, au moment même où
-c'était à Mons en 1447- apparaît la première attestation écrite du terme
"wallon".
De Dinant à Anvers : Joachim Patinier
Si la peinture wallonne
naît, au XVe siècle, avec Robert Campin et Roger de la Pasture, les artistes
originaires de nos provinces vont chercher ailleurs réputation et renommée.
C'est le cas de Joachim Patinier qui a, tout naturellement, émigré à Anvers où
il a fait carrière, attiré qu'il était par une métropole commerciale qui pouvait
lui assurer une clientèle régulière et fortunée.
Le nom de Patinier était
courant tant à Bouvignes qu'à Dinant, lieu de naissance plus que probable de
notre artiste vers 1840. Il signifie fabricant de patins, de galoches et la
forme "Patinir" que le peintre a employée pour signer l'une ou l'autre de ses
oeuvres est une graphie wallonne ancienne et traditionnelle. En 1515, il
s'inscrit à la Guilde d'Anvers où il est reçu comme franc-maître et avant de
mourir précocement en 1524, sa notoriété est suffisante pour qu'il accueille
Albrecht Durer en 1520-1521 et que le grand artiste allemand lui décerne le
titre de "Gute Landsschaftsmaler", de bon peintre de paysage. Voilà, sous la
plume d'un expert particulièrement autorisé, une qualification qui fait figure
de néologisme et qui souligne, comme l'a bien vu André Marchal, "le caractère
novateur de l'art de Patinier". Dominique Lampson avait déjà écrit de lui en 15
: "Les sites pittoresques de sa patrie -Dinant l'Eburonne- ont fait de lui un
artiste, sans qu'il ait à peine eu besoin d'un maître" et Karel van Mander
abonde dans ce sens lorsqu'il note : "Il avait une façon particulière de traiter
le paysage avec beaucoup de soin et de finesse". Cette "façon particulière", une
historienne de l'art polonaise Hemel-Bernasikowa l'a exactement définie en 1972
: "Joachim Patinier fut le premier artiste pour lequel le site cessa de servir
uniquement de fond à une scène religieuse et devint en soi un des éléments
majeur de la conception artistique".
Si l'on veut approfondir
cette analyse, on peut suggérer que, si Patinier n'a pas été "l'inventeur" du
paysage, dans le sens moderne du terme, il a imposé une nouvelle conception de
l'espace. On sera d'accord avec Dominique Allart que cet espace est "d'un autre
ordre que celui qui s'offre au spectateur dans la réalité" et qu'il "est
construit de toute pièce... tel un décor scénique". Mais est-il dressé "sans
souci de cohérence logique", comme l'avance la savante spécialiste ? Dans le
Paysage avec saint Jerôme du Prado, Patinier tend, au contraire, à jouer
très habilement avec les oppositions d'un cadre naturel : la zone rocheuse,
celle des arbres, celle d'une campagne habitée et, dans le lointain, l'estuaire
imposant d'un fleuve qui débouche sur la mer que surplombent des nuages
menaçants. De l'avant-plan jusqu'aux plans ultimes de l'oeuvre, se succèdent, le
règne minéral, le règne végétal, la présence humaine, la terre, l'eau, l'air et
l'on peut considérer que les nuées opaques et sombres sont porteuses d'un feu
qui ne demande qu'à se libérer.
Dès lors, on comprend
mieux l'admiration qu'éprouvait Dürer à l'égard de Patinier, lui qui, vers
1502-1503, avait dans sa Nemesis relevé un autre défi, celui de saisir à
vol d'oiseau, les infinis détails d'un cours d'eau, de rochers, de montagnes, de
concentrations arboisées, de groupements humains.
De Bouvignes à Anvers : Henri Blès
Pour aller de Dinant à
Bouvignes, il suffit de traverser la Meuse, pour que Patinier rencontre Henri
Blès, il suffit qu'ils se donnent rendez-vous sur une place d'Anvers où le
second comme le premier ont élu résidence. Seule différence, Blès est né à
Bouvignes vers 1510, il devait donc avoir une quinzaine d'années lorsque
Patinier est mort. Si l'on prend soin de se livrer à ce jeu des concordances
topographiques et chronologiques, c'est qu'on a souvent coutume de considérer
Blès comme un suiveur, un émule de Patinier. André Maréchal et Dominique Allart
ont fait justice de cette opinion traditionnelle en relevant les différences qui
séparent les deux artistes dans la représentation de la nature, les procédés
techniques, la mise en page, même si "tous deux issus du même pays, travaillent
dans la même direction" : faire du paysage un genre autonome.
L'originalité d'Henri
Blès ne consiste pas seulement dans le choix d'une palette décidément orientée
vers les ocres, les bruns, les verts. Elle s'affirme dans l'intérêt que prend
l'artiste à représenter l'activité métallurgique, particulièrement intense à
cette époque dans sa région d'origine, la vallée mosane. En ce sens, Henri Blès
ouvre une voie féconde, qui sera exploitée par des peintre d'origine flamande,
comme Lucas van Valkenbosch. Cette conception participe à la fois de l'intérêt
documentaire et du mythe d'un monde souterrain, par la même mystérieux,
redoutable, que la main de l'homme a l'audace d'explorer, de violer.
De Mons à Nuremberg : Nicolas de Neufchâtel, dit Lucidel
Comme Patinier et Blès,
Nicolas de Neufchâtel a exercé son métier de peintre à Anvers, mais c'est un
authentique Montois, dont la famille était établie à Mons et sa région, dès le
début du XVe siècle. Né vers 1520, il est inscrit, en 1539, dans la gilde de
Saint-Luc d'Anvers sous le nom flamandisé de Colijn van Nieucasteel. Plus tard,
les Allemands déformeront Neufchâtel en Nutzchidel, ce qui a pu donner naissance
en pays wallon, au surnom de Lucidel. On emploiera ce dernier par commodité,
comme l'a utilisé la municipalité montoise en créant une "rue Lucidel", bien
modeste par rapport à son talent et à sa notoriété, notamment à Nuremberg dont
il acquiert la bourgeoisie peu avant 1561 et où il est probablement mort vers
1590.
Patinier et Blès étaient
des novateurs dans la peinture de paysage, Lucidel remplira un rôle équivalent
dans l'art du portrait et, plus spécialement dans sa ville d'adoption.
Comment situer notre
artiste wallon dans l'évolution de la peinture allemande au XVIe siècle. Marcel
Brion a fort bien vu combien l'art du portrait y passait au premier rang des
genres artistiques en raison de la Réforme et de la progression économique de la
bourgeoisie. D'autre part, Léo van Puyvelde n'hésite pas à rapprocher Lucidel de
Holbein lui-même, dans une exécution plus lourde, plus lente, un coloris plus
mat que le grand artiste allemand et il ajoute cette remarque significative :
"Bien des portraits des imitateurs de Holbein figurent actuellement sous le nom
de Neufchâtel". Si l'on suit la classification de Marcel Brion qui distingue les
portraitistes de l'être, avec Holbein comme chef de file, et les portraitistes
du devenir avec Durer pour maître, l'opinion de van Puyvelde apparaît pleinement
justifiée. Tant dans le style que dans l'esprit, Lucidel conçoit le portrait
"comme moyen de connaissance et d'expression du monde intérieur". Dans le chef
d'oeuvre de Nicolas de Neufchâtel, les Portraits de Johannes Neudorffer et de
son fils, de la pinacothèque de Munich, cette intériorisation s'accompagne
d'une exploitation des lois qui gouvernent l'univers et supplémentairement,
d'une réflexion sur les âges de la vie, la confrontation de la vieillesse et de
la jeunesse, thème dans lequel on peut discerner quelques traces erasmiennes.
C'est dire la valeur de la contribution que notre artiste wallon apporte non
seulement à la peinture de son siècle mais aussi à l'humanisme.
De Mons à Bruges : Jean Prevost
Né à Mons vers 1465, Jean
Prevost acquiert la maîtrise comme peintre vers 1493. Le 10 février 1494, il est
admis à la bourgeoisie de Bruges "comme étant de Mons en Hainaut". Dans cette
cité prestigieuse, il s'impose comme gouverneur et doyen de la corporation de
Saint-Luc et de Saint-Eloi. Il meurt en 1529 à Bruges, tout en ayant conservé
des liens étroits avec sa ville natale. Un de ses plus récents commentateurs
flamands, Valentin Vermeerch le définit objectivement "comme peintre wallon de
Bruges".
Une de ses oeuvres les
plus documentées et les plus représentatives est certainement Le jugement
dernier qui lui fut payée en 1524-1525 par la ville de Bruges et qui est
actuellement conservée au musée communal de cette ville.
La disposition symétrique
de la composition et l'intensité du thème sont les seuls éléments qui
rattacheraient l'oeuvre à la tradition de Roger de la Pasture. Elle transmet une
mise en page dont l'ordonnance remonte jusqu'au peintre avignonnais d'adoption
Engerand Charonton ou Quarton, auteur du Couronnement de la Vierge en
1453-1454. Cette rencontre est elle-même pure coïncidence ou résulte-t-elle de
réminiscences du peintre montois après avoir vu l'oeuvre de son collègue ? Si la
dernière hypothèse se révélait exacte, la proposition de Fierens-Gevaert
trouverait sa pleine justification : Jean Prevost aurait contribué au succès des
idées "méridionales", venues du midi de la France et singulièrement d'Avignon.
D'autre part, le peintre
attiré par les rencontres subtiles ou brutales des coloris, par le tumulte de la
vie, peut faire preuve d'une certaine intériorité. Témoin le revers du
Portement de croix de l'hôpital Saint-Jean, peint en 1522, qui représente
une Tête de mort accompagnée d'une inscription en forme de rébus, qui une
fois développé, dévoile cette devise : "Dur(e) est la pensée de la mort bonnet
(bonne est) de penser à mi (moi)". Cette composition renvoie directement à Roger
de la Pasture, à la tête de mort de son triptyque Bracque, à
l'appartenance wallonne de l'artiste et, par voie de conséquent, à la présence
de Mons et du Hainaut en terre brugeoise.
A Liège et à Rome : Lambert Lombard
Encensé par ses
contemporains, considéré avec une certaine circonspection par la critique
contemporaine, Lambert Lombard, né à Liège en 1505, meurt dans sa ville natale
en 1560. On connaît fort bien ses traits, grâce au portrait que nous a laissé un
de ses contemporains. En effet malgré tout ce qu'on en a dit, ce chef-d'oeuvre
n'est pas un autoportrait. Mais le tableau reflète la forte personnalité de son
modèle -stature puissante, regard profond et scrutateur, visage charnel, aux
traits burinés par le travail- le tout traité par le brio d'une feinte
improvisation maîtrisée par la profondeur de l'analyse. Ah ! Si ce portrait
pouvait parler... Hélas on en est réduit aux hypothèses, à un travail laborieux
d'identification et l'on reste malgré les savants travaux de Jean Yernaux, de
Jacques Hendrick, de Godelieve Denhaene, à la réflexion désabusée que Raymond
Janne, Président de l'oeuvre des Artistes, qui exprimait en 1966 : "Lambert
Lombard prend pour nous le masque d'un être mystérieux".
En 1959, la ville de
Liège fit l'heureuse acquisition de l'Album dit d'Aremberg, rassemblant quelques
cinq cent dessins dont la plupart ont été exécutés par Lambert Lombard lors de
son séjour en Italie en 1537 et 1538. Comme l'a dit Godelieve Denhaene : "Par la
somme des exercices qu'il regroupe, il permet en effet, de saisir de l'intérieur
l'activité et les intérêts d'un artiste et ceci avec une richesse d'information
et de données spécifiques dont on ne connaît aucun équivalent à la Renaissance".
Les intérêts de Lambert
Lombard se portent d'abord sur la copie de statues antiques. Il ne s'agit pas,
en réalité, d'une simple copie, mais d'une interprétation qui privilégie le
maniérisme au détriment de la souplesse des modèles. Maladresse du geste et du
volume, absence totale de naturel, artificialité du mouvement, statisme et
raideur de la figure : voilà les caractéristiques constantes de l'art du maître
liégeois.
Heureusement, les
compositions religieuses de Lambert Lombard lui permettent plus de liberté et
l'application d'un style d'une tranquille noblesse. Quant à l'oeuvre peinte,
elle se concentre sur les huit panneaux conservés, les uns à l'église de
Saint-Denis de Liège, les autres au musée de l'Art wallon. A notre avis, sept
d'entre eux ont été exécutés dans l'atelier de Lambert Lombard sous la
surveillance du maître. Ils représentent les épisodes les plus marquants de la
légende de saint Denis, évêque de Paris, confondu avec le personnage de Denys l'Aréopagyte.
Une des compositions les
plus harmonieuses du cycle est sans conteste le Saint Denis portant sa tête
et soutenu par deux anges. La scène du supplice est logée au centre, comme
un rappel, et tout l'accent est mis sur le miracle de la céphalophorie. De fait,
la tête est déjà l'objet de vénération, relique et presque chef reliquaire. On
participe à une ostension mystique, dont la sérénité s'accorde avec le caractère
paisible du paysage, sa profondeur, l'ordonnance des plans, visiblement inspirée
des paysages de Patinier.
Le panneau représentant
Saint Paul et Denys l'Aréopagite devant l'autel du dieu inconnu et
illustrant un passage bien connu des actes des Apôtres est, à notre avis, une
oeuvre originale de Lambert Lombard, même si on constate une fois de plus, de
légères défaillances dans le traitement des figures. On est saisi par
l'enchantement de la couleur, par l'enchantement que procure l'organisation des
formes, organisées suivant un rythme binaire d'alternance, de contraste,
d'opposition. En outre, l'oeuvre nous fraie un chemin dans la forêt des
symboles, synthétisée sur le socle de la statue porteuse de feu par la
juxtaposition d'un soleil, d'un oeil et d'un lion, dans lesquels on reconnaît
les principes philosophiques de Denys l'Aréopagite.
Enfin, on est porté à
reconnaître, à la suite de Jacques Hendrick, dans la Multiplication des
pains, une oeuvre particulièrement représentative du style de Lambert
Lombard, dans laquelle on retrouve d'ailleurs un personnage du panneau de Saint
Denis. C'est la seule fois que l'artiste traite des effets de masse, et sa
réussite est complète. L'intellectualisme intellectuel de Lambert Lombard revêt
ici plus de profondeur et moins de sécheresse.
A l'actif de Lambert
Lombard, il convient d'autre part, d'inscrire la création, sur le modèle des
institutions italiennes, d'une Académie, qui a éveillé, stimulé ou confirmé le
talent de plusieurs artistes. Parmi les Flamands, Frans Floris, Willem Key,
Hubert Golzius; parmi les Wallons, Jean Ramey (c. 1540-1604), Pierre Dufour
(1549-c. 1626), Lambert Suavius (c. 1510-c. 1574-1576).
Saint Omer, Mons et Italie : Jacques du Broeucq
Par rapport à son
contemporain Lambert Lombard, le sculpteur Jacques de Broeucq (c. 1505-1589)
offre un contraste saisissant. Là où l'excès d'intellectualisme tuait
l'expressivité, ici la vie qui sourd du marbre ne demande qu'à s'épanouir et
elle donne à l'esprit de la Renaissance une grâce et une robustesse
extraordinaire. Christian Loriaux a fort bien résumé la contribution de
l'artiste à la sculpture en Wallonie au XVIe siècle : "il lui appartint
d'apporter au coeur de nos pays du nord le message méditerranéen d'harmonie, de
mesure, de beauté".
Guicciardini, dans sa
Description de tous les Pays-Bas publiée en 1567 du vivant de Jacques de
Broeucq, le signale natif des environs de Saint-Omer. Cependant, une lignée "du
Broeucq" existait à Mons avant lui et les comptes contemporains de son activité
le désignent comme originaire de Mons. Il se rend très tôt en Italie où il mûrît
son talent. Celui-ci est déjà suffisamment assuré pour que les chanoinesses du
chapitre de Sainte-Waudru l'invitent à participer à l'exécution du jubé
monumental de leur collégiale. De cet ensemble d'architecture et de sculpture
mutilé, émergent les statues de la Charité, de la Justice, de la Force, de la
Tempérance, exécutées par l'artiste entre 1535 et 1540, dans un style noble,
souple, puissant. Et que de grâce dans le groupe de l'Annonciation, conservé
dans le même sanctuaire ! Le génie de Florence est passé par là en s'adaptant à
une tradition septentrionale.
Lorsque Lambert Lombard
"raconte" la légende de saint Denis, Jacques du Broeucq "vit" celle de sainte
Waudru (c. 1549), avec une liberté d'expression et un sentiment vrai qui
caractérisent le bas-relief de Sainte Waudru faisant bâtir une église
(c.1549). Enfin dans la cathédrale de Saint-Omer, le mausolée d'Eustache de Croÿ
(+1538) qu'il a signé, unit, dans une vérité saisissante, l'évêque encore vivant
devant le Christ mort. Cette rencontre n'est pas tragique, elle incite à la
méditation sur les thèmes essentiels de l'existence humaine.
Lorsque l'on aura ajouté
que Jacques du Broeucq a été non seulement le sculpteur, mais l'architecte
attitré de Marie de Hongrie aux châteaux de Bürche et de Mariemont, on situera
mieux l'importance de ce grand artiste dans les courants culturels qui animent
nos provinces au XVIe siècle.
De Liège à Strasbourg et Francfort : les de Bry
C'est le cas des de Bry,
Theodore, ses fils, Jean-Théodore et Jean-Israël, membres d'une dynastie
d'orfèvres, de graveurs-éditeurs, dont Théodore n'a jamais renié les origines
liégeoises puisqu'il signe ses oeuvres de la mention Leodiensis.
Né en 1527 ou 1528,
Théodore de Bry fut banni de Liège en 1570 en raison de son appartenance
supposée à la religion réformée. Mais déjà en graveur, il a attaché son nom à
l'illustration des Grands voyages en Amérique, qui constitue une source
inépuisable pour la connaissance du Nouveau Monde, de ses personnages et de ses
habitants. Le souffle du grand large anime la composition allégorique
représentant Christophe Colomb découvrant l'Amérique en même temps
qu'elle évoque la victoire de la volonté humaine sur l'adversité. Quant à la
page de titre du Ve livre des mêmes Voyages, elle s'ordonne autour d'un
cortège royal et du spectacle des Indiens extrayant de la terre les principaux
minerais.
Son fils Jean-Théodore
manifeste ses tendances humanistes par l'exécution, dans un style italianisant,
d'un Alphabet à figures humaines et grotesques, d'une remarquable
invention. Les deux fils de ce dernier poursuivront une intense activité comme
éditeurs de gravures d'après des compositions de Martin de Vos et du Titien.
Jean-Théodore II se distinguera, en 1612, dans l'illustration botanique d'un
Florilegium novum.
.../...
(Jacques Stiennon, Les arts
plastiques, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région (sous la direction de
Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)