VIII. L'art dans le romantisme et la révolution industrielle.
La peinture et la sculpture d'histoire
Les différentes facettes
du mouvement romantique se révèlent au moment où la Révolution de 1830 donne
naissance à un nouveau Royaume : la Belgique. La notion de provinces belges
était déjà présente dans la conscience collective et certains documents
administratifs à la fin du XVIIIe siècle. Les griefs accumulés contre la
politique culturelle à sens unique de Guillaume Ier de Hollande, pendant les
quinze années du Royaume, fragile et contre nature, des Pays-Bas, vont accélérer
la volonté du peuple, devenu belge, de rechercher dans le passé de la Flandre et
de la Wallonie, de grands exemples historiques, qui puissent servir de modèle
aux écrivains et aux artistes. Dans un précédent chapitre, nous avons vu comment
la tradition historique de la Principauté de Liège et des Pays-Bas méridionaux
avait pu stimuler la création littéraire, notamment par des récits à la
Michelet, ou des romans historiques. Le même phénomène va se reproduire dans le
domaine des arts plastiques, et l'on va assister, pendant plusieurs décennies, à
la prolifération de tableaux, habituellement de grandes dimensions, qui
entendent exalter le rôle de personnalités éminentes ou d'événements majeurs qui
ont conduit, par une souterraine et quelquefois paradoxale évolution, à la
réalité d'un pays, d'une nation.
En Wallonie, ce sont
surtout les artistes de Liège et du Hainaut qui se sont distingués dans la
résurrection d'un passé fait de gloire, d'humiliation, de drames individuels et
collectifs. Quelquefois même l'inspiration de certains peintres dépassera le
cadre national pour suggérer que certains hauts faits d'une Antiquité légendaire
ou historique ont valeur d'anticipation ou d'exemple dans les événements qui
appartiennent au passé composite du nouvel Etat.
Un des principaux
artistes qui ont pratiqué la peinture d'histoire avec un réel talent est
incontestablement Barthélemy Vieillevoye (Verviers, 1798-Liège, 1855), même s'il
est surtout connu par un tableau qui ressortit à la peinture du genre :
Botteresses agaçant un braconnier. A côté de cette inspiration anecdotique
et populaire, le peintre s'est affirmé avec bonheur comme portraitiste -on le
verra bientôt- et comme interprète fervent du passé tumultueux de l'ancienne
Principauté de Liège.
Tous ceux qui ont visité
le Palais provincial ont pu remarquer et admirer le portrait qu'il a fait de
Notger, cet évêque de Liège qui est devenu aussi, en 980, par la grâce de
l'empereur Otton II, un prince temporal. Pourquoi ce portrait est-il remarquable
? Tout simplement parce que l'artiste n'a pas cédé à la tentation de représenter
ce dignitaire ecclésiastique en homme âgé et barbu, mais qu'il l'a peint jeune,
imberbe et actif. En effet, Notger nous apparaît ici comme le créateur d'un
nouveau visage de Liège, ville qu'il a dotée d'une enceinte, et fondateur de la
collégiale Saint-Jean-l'Evangéliste, dont il examine les plans, avec d'autant
plus d'attention qu'il l'a choisie comme lieu de sépulture. Ce portrait est
traité sans emphase, avec le naturel d'un artiste imaginant les traits d'un
homme d'église ferme et sûr de lui.
Avec Un épisode du sac
de Liège par Charles le Téméraire en 1468, c'est une des pages les plus
dramatiques de l'histoire de la Cité que Vieillevoye a choisi d'évoquer. Une
mère est étendue morte, à l'avant-plan, son enfant s'accroche à elle tandis que
la grand-mère se penche sur ce couple tragique. Le peintre a volontairement
accentué la violence de la lumière qui éclaire encore ce dernier, et rejeté dans
une ombre lourde, opaque, où rôde encore le danger, la cour d'honneur du palais
épiscopal où se déroule la scène.
Peu importe que
l'artiste, démuni de toute documentation sur l'aspect de cette cour en 1468,
l'ait entouré des colonnes caractéristiques de l'édifice tel que l'a fait
construire Erard de la Marck en 1528. On pardonne volontiers cet anachronisme
pour admirer la sobriété de la mise en page et l'accent typiquement romantique
de l'oeuvre.
Autre fait tragique et
exemplaire de l'histoire liégeoise, L'Assassinat de Sébastien Laruelle,
bourgmestre de Liège, le 16 avril 1637. Vieillevoye n'a pas lésiné sur le
coût de la toile ( H.5m 62xL 4m41). L'ampleur de la composition est à la mesure
de l'événement, elle a valeur exemplative. Si l'on poursuit la gradation
scénologique de ces trois tableaux, en négligeant leur chronologie, on
s'aperçoit, en effet, que, dans un premier temps, on assiste à une nouvelle
fondation de Liège, puis à sa destruction et, enfin, à la difficile mise en
place de la démocratie. Vieillevoye se mue donc en historien, et retient notre
intérêt, malgré les erreurs de reconstitution, négligeables si l'on veut
considérer que la flamme romantique brûle décidément dans ces peintures
d'histoire.
Auguste Chauvin (Liège,
1810-1884) n'atteindra pas la force de suggestion de son devancier. Influencé
par l'enseignement de ses maîtres allemands d'Aix-la-Chapelle et de Düsseldorf,
il a, semble-t-il, présumé de ses forces en s'attaquant à cette grande machine
qui ornait jadis les cimaises de l'ancien Musée des Beaux-Arts :
Saint Lambert au banquet de Pépin de Herstal (1861). Le romantisme
pictural rejoint ici le romantisme littéraire puisque l'artiste s'est
directement inspiré d'un chapitre des Esquisses historiques de l'ancien Pays
de Liège (1837) de Mathieu-Lambert Polain, alors disciple d'Augustin
Thierry. Et la légende rejoint également l'histoire puisque la première a
imaginé que l'assassinat de saint Lambert aurait été téléguidé par Alpaïde,
concubine de Pépin de Herstal, durement réprimandée, au cours d'un repas, par le
futur martyr.
Charles Soubre (Liège,
1821-1895), qui fut l'élève de Vieillevoye, a attaché son nom à deux tableaux
qui concernent l'histoire contemporaine. Le Départ des volontaires
liégeois pour Bruxelles, sous la conduite de Charles Rogier ( 4 septembre
1830) et
L'arrivée de Charles Rogier et des volontaires liégeois à Bruxelles. Le
décor du premier nous place de nouveau sous les colonnes de la cour d'honneur du
Palais provincial. Tandis que s'estompait le souvenir officiel de la Révolution
-la composition date de 1878- et que l'on modifiait la Brabançonne, l'élan de
septembre 1830 prend, à Liège, des allures d'épopée.
Dans le Hainaut,
François-Joseph Navez (Charleroi, 1787-Bruxelles, 1869), merveilleux
portraitiste, s'est essayé, avec moins de succès, à la peinture d'histoire.
Comme l'a décrit Charles Faider dans la Revue belge, il s'agissait pour
l'artiste d'associer l'art "au parti qu'en pourra tirer la gloire nationale, et
sur la force croissante que donnent leurs oeuvres à notre existence sociale".
Quant à Louis Gallait (Tournai, 1810-Bruxelles, 1887), il peut revendiquer le
titre d'interprète par excellence des grands événements et des figures
historiques, ne fût-ce que dans les quinze portraits qui ornent l'hémicycle du
Sénat. Ailleurs, il balaie plusieurs siècles dans des compositions de dimensions
exceptionnelles. La Peste de Tournai
en 1092 participe à la fois du style néo-classique et du pathos romantique.
L'agitation des deux groupes qui équilibrent la mise en page contraste avec la
froide immobilité des lignes verticales des structures architecturales.
S'opposant au caractère conventionnel de l'Abdication de Charles-Quint,
les têtes coupées des comtes d'Egmont et de Hornes dans le tableau Les
derniers honneurs rendus aux comtes d'Egmont et de Hornes, rappellent
l'émotion tragique et vraie des études de Géricault sur le cadavre des
suppliciés.
A l'extrémité occidentale
de la Wallonie, Charles Groux (Comines, 1825-Bruxelles, 1870), surtout connu
pour ses tableaux à préoccupations sociales, a connu une période "historique".
Il faut reconnaître que François Junius prêchant la Réforme et
Le Pèlerinage de Saint Guidon n'ont pas suscité l'intérêt de la critique de
son temps et du nôtre.
Aviver la fierté
nationale ne s'est pas limité à la seule peinture. La sculpture monumentale, les
statues équestres ont, de leur côté, joué un rôle non négligeable dans le souci
d'éveiller une conscience patriotique. Elles ont, en outre, par rapport aux
tableaux, l'avantage de s'imposer au regard de la foule.
C'est bien le cas de la
statue équestre de Godefroid de Bouillon (1848), due au Liégeois Eugène Simonis
(Liège, 1810-Bruxelles, 1882) et qui fait partie du décor monumental de
Bruxelles. L'oeuvre frappe par son caractère épique, la sobriété des formes.
Elle exalte l'esprit d'aventure et de conquête d'un héros national qui ne
méritait pas, si l'on en croit la critique contemporaine et les savants travaux
de Georges Despy et de Alain Dierkens, l'hommage que lui a rendu avec excès la
ferveur nationale, conforme à l'historiographie belge du XIXe siècle.
Il est intéressant de
rapprocher -et on l'a déjà fait avant nous- cette sculpture qui, selon Paul
Fierens, "à grands pas s'éloigne des formules qui paralysaient son essor" d'une
autre statue équestre, celle de Charlemagne, de Louis Jehotte (Paris,
1803-Liège, 1884), ornement monumental d'un boulevard de la Cité ardente.
Il n'est pas exagéré
d'affirmer que la statue équestre de Charlemagne appartient à la mythologie
liégeoise. Avec Paris, Liège n'est-elle pas en fait, la seule ville de la
romanité qui ait réservé pareil hommage à Charlemagne ?
L'oeuvre est belle par la
majesté qui l'anime et, dans la production de l'artiste, elle est
incontestablement un de ses chefs-d'oeuvre. Il semble que Louis Jehotte ait
tenté ici une synthèse entre l'art antique et celui de la Renaissance italienne.
Pour le reste, le monument participe de ce style roman byzantin cher au XIXe
siècle. Il séduit par ses qualités qui associent avec bonheur le classicisme et
le souffle de l'inspiration romantique. Théodore Gobert a eu raison de relever
la beauté des statues des ancêtres de Charlemagne : Pépin l'ancien, sainte Begge,
Pépin de Herstal, son fils Charles Martel, Pépin le Bref et Bertrade.
D'après l'orientation
même du monument, Charlemagne fait un geste d'accueil et de protection vers la
douce France. Sa conception est due à l'historien liégeois Ferdinant Hénaux, qui
avait toujours gardé la nostalgie de la Liège impériale. Il a écrit sur
Charlemagne, et comme la naissance supposée de l'empereur dans la région
justifiait que Liège lui rendît hommage, il convainquit aisément Jehotte, qui
appartenait à la dynastie d'artistes herstaliens. Ainsi continuait à s'affirmer
le rôle que Liège, terre d'Empire, mais profondément attachée à la défense de la
romanité, avait joué, à travers les siècles, comme élément de liaison entre deux
grandes civilisations.
Le portrait, reflet d'une société
L'art du portrait a une
action immédiate et une résonance prolongée. Il montre à son modèle une image
fidèle ou idéaliste de lui-même, il expose cette image à l'admiration ou à la
réticence du regard des autres, il transforme quelques heures de pose en une vie
latente qu'éternise l'oeil du spectateur. La femme ou l'homme portraiturés,
sont, de la sorte, transportés dans une société du futur qui, à son tour, les
défigure ou les transfigure. Et quand l'artiste se prend lui-même comme sujet
d'expérience, il se libère de la sorte d'une inquiétude en s'interrogeant sur
lui-même. Voilà la raison pour laquelle le portrait n'est jamais indifférent
puisqu'il assure au modèle une vie multiple, sans cesse changeante au gré de
l'évolution des mentalités. La Joconde n'en est elle pas le meilleur
exemple ?
Sans atteindre ce sommet,
on peut aisément constater la valeur de certains portraits dans la Wallonie du
XIXe siècle. Si l'on peut rester relativement indifférent devant les tableaux
d'histoire de François-Joseph Navez, quelle intensité psychologie dans son
Autoportrait (1826) ! L'artiste y est plus près de Géricault que de son
maître David, par la liberté et la sobriété de la touche, l'élimination de tous
détails adventices afin de donner au regard du peintre, vu de trois-quarts, le
maximum d'acuité, d'interrogation inquiète, de fierté romantique.
Quant à son portrait
antérieur (1816) de
La Famille de Hemptinne, la critique l'a placé, depuis longtemps, parmi les
plus beaux portraits qui aient été exécutés chez nous au XIXe siècle. Un
historien d'art autorisé comme Luc Haesaerts a pu écrire de cette oeuvre qu'elle
"marque sans équivoque possible, la résurrection de la peinture dans nos
provinces".
La composition vaut
d'abord par le rapport, soigneusement équilibré, des tonalités chaudes, le rendu
tactile de la laine et de la soie, pour tout dire par la volupté de la matière.
Celle-ci soutient admirablement le traitement psychologique des trois
personnages : le père attentif et grave, la mère calmement heureuse, l'enfant
tranquillement insouciant mais qui cherche instinctivement la protection de la
main paternelle et la chaleur vitale d'une mère comblée. Au-delà des
différenciations individuelles, ce triple portrait est un magnifique document
d'histoire sociale : voilà la véritable "peinture sociale"à laquelle Navez s'est
consacré sans peut-être le savoir.
Le véritable talent de
Barthélemy Vieillevoye ne réside-t-il pas également dans le portrait ? On peut
le croire grâce au Portrait d'une vieille dame (1826) du Musée de
Verviers et, surtout, à celui d'Henri Vieuxtemps enfant (1826), plein de
fraîcheur et de spontanéité.
En revanche, les très
nombreux portraits de Louis Gallait portent la marque d'un classicisme un peu
froid. Ils valent surtout par le témoignage réaliste qu'ils apportent sur la
société privilégiée de son temps : personnages royaux, membres de
l'aristocratie, bourgeois nantis.
Avec Antoine Wiertz
(Dinant 1806-Ixelles 1865), on aborde évidemment un cas limite, qui nous
retiendra dans un instant. Sans doute faut-il prendre avec une certaine distance
l'affirmation du peintre lui-même qui déclarait avoir fait des portraits "pour
la soupe". Appartenant la plupart à la période liégeoise de l'artiste, ils
s'inspirent, en réalité, dans ce qu'il y a de meilleur chez ce peintre hors du
commun. Guy Vandeloise a bien vu "que Wiertz est le seul portraitiste wallon
romantique". Le fait est évident dans le Portrait, pâle et mélancolique
de Melle Ghysselinck, sa fiancée liégeoise, dans celui de La Mère de
l'artiste (1838) que Paul Fierens qualifie de "plein d'amour, lumineux,
intime". Quant à l'Enfant et sa gouvernante, il appartient à une
série nombreuses d'oeuvres que l'artiste a consacrées aux siens. La composition
se détache sur un fond où la douceur mosane des lointains équilibre la maturité
voulue des raisins savoureux.
Plus heureux comme
portraitiste que comme peintre d'histoire, Auguste Chauvin compte à son actif
l'excellent portrait de Louis Jamme, bourgmestre de Liège et, surtout,
celui de Lacordaire (1848). Il est cependant surpassé par le talent d'un
Andennais, Jean-Mathieu Nisen (Ster-Francorchamps, 1819-Liège, 1885). C'est un
portraitiste né. Dans une production très nombreuse, on retiendra surtout le
Portrait du Procureur Général Raikem (1880). Comme l'écrit Guy Vandeloise,
"c'est bien la vérité psychologique de son modèle que Nisen a toujours
recherchée" et d'ajouter avec pertinence : "Nisen fut naturellement le
portraitiste d'une bourgeoise fière de son rang. Ambitieuse, elle constatait,
avec un plaisir non dissimulé, que sa condition sociale était perçue par un
artiste à la vision réaliste, certes, mais stylée". Et Jules Bosmant de conclure
: "Ni le métier acquis, ni l'habitude ne purent jamais émousser son honnêteté
professionnelle, sa tremblante inquiétude, bref son désir en toute chose, de
faire de son mieux ... La robe rouge d'un procureur ne vaut pas tant par la
qualité de son rouge, que par les idées de justice, de dignité, d'intégrité
qu'elle doit inspirer".
Le paysage et ses mutations
Une des révélations de
l'Exposition "Le Romantisme au Pays de Liège" fut, sans conteste, le talent d'un
paysagiste, Gilles-François Closson (Liège, 1796-18?), dont les peintures sur
papier reposaient, méconnues, au Cabinet des Estampes de la Ville de Liège.
Boursier de la Fondation Darchis en 1825, il avait pris l'habitude d'envoyer
d'Italie de petits paysages peints dont la qualité font de lui comme un "Corot
liégeois" dont il est d'ailleurs l'exact contemporain. Que de délicatesse, que
de justesse dans le rendu de l'atmosphère de ces vues romaines ! En quelques
coups d'un pinceau baigné de lumière, ce Petit port italien s'anime dans
la clarté d'un soleil ouaté de brume légère, la sérénité d'une nature heureuse.
D'une facture plus appuyée, Les cascatelles de Tivoli bondissent
dans le pittoresque sans apprêt d'une bourgade célèbre. Puis ce sont Le
Vésuve et le Golfe de Naples vu du port de Castellamare di Stabia, La
Porta del Popolo à Rome et le Colisée, qui servent plus d'une fois de
modèle à l'artiste, plus conquis par la douceur du ciel d'Italie que par la
grandeur antique. Ce caractère intimiste, on le retrouve dans les paysages
liégeois de cet excellent peintre : Les vieux arbres de Coronmeuse,
Tilff, et l'esquisse du Pont d'Aywaille,
petit chef-d'oeuvre inachevé qui place maisons et arches du pont à contre-jour,
dans la solidité chaleureuse de la pierre, afin de faire mieux ressortir la
fluidité floconneuse des collines qui forment le paysage, comme pour mieux en
préserver le charme agreste. André Maréchal a bien résumé la qualité
exceptionnelle de cet artiste "en avance sur son temps" : "Les oeuvres de
Closson ne sont pas des miroirs de sentiments mais bien des révélateurs de
sensibilité. Petits tableaux ou pochades, ils sont peints d'après nature, dans
le respect de la vérité géographique, avec un esprit de synthèse par l'exclusion
des détails. Chose essentielle, la lumière y joue le rôle d'élément coordinateur
entre les différents plans, non pas une lumière fabriquée, mais une lumière
observée".
En complet contraste avec
l'artiste liégeois, Eugène Verboeckoven (Warneton, 1802- Schaerbeek, 1884) anime
ses paysages de boeufs et de moutons. Est-il plus animalier que paysagiste ? Il
a le sens de l'espace, le souci de l'exactitude, une sorte de réalisme appliqué.
Ses dessins préparatoires l'emportent souvent sur l'oeuvre définitive. Paul
Fierens, André Marchal avaient prédit que cet artiste consciencieux, fidèle aux
goûts d'une clientèle bourgeoise, échapperait un jour à l'ostracisme injuste
dont il était accablé. C'est chose faite depuis que Jean-Marie Duvosquel lui a
consacré une étude attentive, fondée en partie sur des esquisses inédites.
Membre d'une dynastie
d'artistes doués dans le domaine des arts décoratifs, Edouard van Marcke
(1815-1884) a prospecté le Pays de Liège, la Basse-Meuse, les sites pittoresques
de l'Ardenne ou du Rhin, et il en a rapporté des lavis et des dessins qui jouent
plus sur la fragmentation de la lumière que sur les valeurs chromatiques. De son
côté, le Namurois Joseph Quinaux (1822-Bruxelles, 1895) a longuement arpenté les
rives accidentées de l'Amblève et de la Lesse. On admirera la solidité de sa
mise en page, l'effet poétique provoqué par la rencontre de l'eau et des arbres,
ces derniers tantôt s'épanouissant en montées de feuillage transparent, tantôt
en se comprimant en masses buissonneuses que vient caressé un soleil tamisé.
Si l'on passe dans le
Hainaut, le tempérament de Théodore Fournois (Presles, 1814- Bruxelles, 1871)
s'impose à nous avec sa recherche du pittoresque, un certain goût du grandiose,
la tendance à l'aménagement plastique de la nature pour en tirer un effet
scénique. On reconnaît là les recettes du romantisme, mais appliquées par une
palette très sûre et un métier qui évite l'emphase et l'artificiel.
Fournois s'était surtout
intéressé à l'Ardenne. Les artistes que l'on a rassemblé dans "le groupe d'Anseremme"
ont préféré les charmes de la Meuse namuroise. Parmi ces amoureux d'art, il y
avait des écrivains, il y avait évidemment des peintres et, parmi eux, le plus
doué : Félicien Rops (Namur, 1833-Essonnes, 1898).
Pendant longtemps, l'on a
méconnu cet aspect de la production d'un artiste qui attirait surtout la
curiosité par ses compositions : eaux-fortes, lithographies à l'érotisme, que
l'on qualifiait jadis de sulfureux. Que de sobriété, de perception synthétique
et juste de la nature dans ces tableautins de tonalité creuse et assourdie ! A
cet égard, Les Rochers des Grands- Malades à Marche-les-Dames (1876) est
un véritable chef-d'oeuvre. Dans un format réduit, il acquiert l'ampleur d'une
phrase musicale qui se prolongerait dans une linéarité mélodique pour aboutir à
un point-d'orgue presque monochrome tandis qu'en écho, des nuages de tendre
émeraude accompagnent discrètement le chant.
On ressentirait une
impression comparable devant les beaux paysages mosans de Théodore Baron
(Bruxelles, 1840-Namur, 1899), notamment les Rochers à Profondeville,
si la lourdeur presque minérale de la pâte ne contrastait avec la légèreté de
touche de Félicien Rops.
Avec Hippolyte Boulenger
(Tournai, 1837-Bruxelles, 1874), on atteint le sommet dans l'art du paysage. Sa
maîtrise est complète, sa facture d'une puissante originalité. Il bouscule les
conventions du paysage pictural en associant dans un même tableau des techniques
contrastées comme dans Le Mur rose (1869) traité avec une étonnante
liberté de style. Elle oppose des zones traitées au couteau, épaisses et lourdes
comme les briques du mur, à des espaces lisses et presque immatériels. Contre la
silhouette arachnéenne des arbres qui se détachent sur un ciel tendre et clair,
vient buter la masse sombre du feuillage qui coupe en deux, brutalement dans le
sens vertical, toute la composition afin d'obtenir un maximum d'effet dans cette
rencontre de la solidité et de la fluidité, d'un univers compact et d'un
lointain impalpable. La Vue de Dinant est une interprétation extrêmement
suggestive du paysage mosan plutôt qu'une saisie réaliste de la nature. Le
miroir argenté du fleuve, l'argent moiré du ciel se répondent en reflets étales,
tandis que l'artiste a volontairement accentué la masse rocheuse, l'opacité de
ses structures, dans sa volonté d'opposer, une nouvelle fois, la légèreté de
l'air à la rigidité de la forteresse, ancrée comme un lourd et long navire sur
l'éperon formidable.
Certains critiques ont
rapproché, avec raison, les tableaux du graveur Rops avec ceux du sculpteur
Constantin Meunier (Bruxelles, 1831-1905). Certes, celui-ci n'est pas wallon
mais le Pays wallon a exercé sur lui, sur son talent, une irrésistible
attraction, et, plus particulièrement le Borinage et l'agglomération
industrielle liégeoise. Comme l'écrit Emmanuelle Sikivie : "il est
essentiellement le peintre des ouvriers ...figurés dans leur lieu de travail",
le paysage des charbonnages, des cités ouvrières. Ses compositions picturales
négligent l'effet, l'émotion, le faire-valoir. Elles sont brossées à larges
traits, sans recherche de pittoresque, dans une vérité quotidienne qui en
renforce l'expressivité.
Dans cette gamme
particulière de sa création artistique, Constantin Meunier a contribué de la
sorte à un phénomène caractéristique du XIXe siècle, la naissance d'un paysage
spécifique de la révolution industrielle. La lithographie, technique nouvelle,
qui ne demande pas un appareillage compliqué, va permettre de multiplier les
vues d'usines, d'ateliers, à des fins qui mêlent curieusement l'intérêt
publicitaire à la recherche esthétique. Des dessinateurs comme Toovey, Maugendre,
Palante, Canella vont introduire sur le marché des représentations à la fois
précises et artistiques des usines Cockerill à Seraing, des laminoirs d'Ougrée,
des fonderies Marcellis, des charbonnages d'Ougrée, des installations de la
Vieille Montagne, des Cristalleries du Val Saint-Lambert.
Cet effort de
documentation iconographique sera magnifiquement couronné par la publication,
vers le milieu du XIXe siècle, d'un prestigieux album : La Belgique
industrielle, dans lequel le paysage industriel de la Wallonie occupe
évidemment une place prépondérante. La lithographie de la Manufacture de glaces
de Sainte-Marie d'Oignies, établissement implanté dans un ancien prieuré
médiéval, représente en même temps un décor précaire, avec ses zones herbeuses,
ses buissons bas, ses arbustes maigres, ses alignements verdoyants, et le
nouveau décor industriel avec le complexe des ateliers qui s'étire dans la
plaine, les cheminées hautes et minces, le train de marchandises. Equilibre
fragile dans ce coin de Sambre entre la nature et la machine, qui sera bientôt
rompu par les exigences de plus en plus contraignantes des structures
capitalistes. Un nouveau paysage naît donc sous nos yeux, qui trouvera, au XXe
siècle, des interprètes wallons de très haute qualité.
.../...
Jacques Stiennon, Les arts
plastiques, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région
(sous la direction de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.