X. La sculpture
Genèse de la sculpture contemporaine
Si l'on veut expliquer
les origines de la sculpture contemporaine en Wallonie, trois figures
représentatives s'imposent, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Constantin Meunier (1831-1905), Léon Mignon (1847-1898), Victor Rousseau (Feluy
1865-1954).
Chez les deux premiers,
force, puissance, s'enracinent dans la matière, mais c'est pour mieux en
exprimer les potentialités spirituelles. Le troisième effectue l'itinéraire
inverse : il part de l'idée pour lui donner une forme.
Né à Bruxelles, installé
à Louvain, Constantin Meunier appartient de plein droit au patrimoine artistique
wallon. C'est dans nos régions qu'il a donné le meilleur de lui-même, c'est dans
le Pays noir qu'il a puisé le meilleur de son inspiration. Paul Fierens dit avec
raison de lui qu'il a défini un type humain, celui du travailleur moderne,
entendez celui du XIXe siècle confronté à la pression de la Révolution
industrielle. Dans les contraintes et les humiliations, cet ouvrier, Constantin
Meunier en exalte la dignité et comme une espèce de noblesse.
Le dur travail de la mine
assure chez le Puddleur, chez Le Débardeur une plénitude de formes
dont sort une énergie qui transfigure la pierre ou le bronze, une force
tranquille qui transcende le labeur humain.
Par le génie de
l'artiste, c'est toute la classe ouvrière qui est magnifiée, sans excès, sans
violence, sans pathos inutile, pour aboutir à ce qui est le destin de toute vie
humaine. Le Grisou (1889) est une Pietà
laïque dont l'intensité dramatique naît du dépouillement du style, de la vérité
nue de l'accident tragique. On trouve peu de chefs-d'oeuvre équivalents dans
l'histoire de la sculpture moderne.
Léon Mignon, lui, s'est
principalement attaché à l'étude des relations entre la force instinctive de
l'animal et l'énergie intelligente de l'être humain. Tout ce contraste est
synthétisé dans le groupe célèbre Le Dompteur de taureaux (1880). Il n'y
a rien à retrancher ni à ajouter à cette tension magistralement maîtrisée entre
l'élan aveugle et obstiné de l'animal et la volonté humaine guidée par
l'habileté et la conscience. Dans d'autres registres, Léon Mignon a confirmé
l'universalité de son talent. On n'en veut pour preuve que l'ébauche et la
statue monumentale de La Philosophie qui orne, depuis 1892, la façade du
bâtiment principal de l'Université de Liège. Avec elle, on atteint l'expression
de l'idée à travers la réalité plastique.
Quant à Victor Rousseau,
il a suivi dans sa jeunesse le même itinéraire artisanal que celui de Rodin.
Comme Rodin, il s'est nourri de culture notamment au contact de la sculpture
florentine lors de son séjour en Italie. Richard Dupierreux a bien caractérisé
l'apport original de l'artiste : c'est "un sculpteur d'âmes". La spiritualité
imprègne Visage de l'automne
(1907), Les Soeurs de l'illusion (1907) et les anges du Monument César
Franck. Une spiritualité qui ne se dilue pas dans un anéantissement de la
forme, mais l'exprime, au besoin, dans la plénitude charnelle d'une Démétor
(1898) et des naiädes et tritons qui ornent, depuis 1905, le Pont de Fragnée à
Liège, dans une exaltation robuste et joyeuse de la vie. En fait, il existe deux
natures contrastées en Victor Rousseau : d'une part, une âme tentée par le
symbolisme poétique et musical, d'autre part, un homme sûr de son métier qui
souhaite inscrire dans l'espace des êtres de chair et de sang saisis par
l'ivresse dionysiaque. Entre César Franck et Richard Wagner, Victor Rousseau n'a
pas voulu choisir, c'est ce qui fait l'originalité et l'intérêt de sa création.

Vitalité de la sculpture contemporaine
Cette vitalité s'exprime
dans l'ensemble du territoire de la Wallonie. L'idée wallonne a inspiré de
nombreux artistes. Alex Daoust (Brioul, 1896-Champion, 1947) n'a malheureusement
pas achevé son Noël en Wallonie (1946) dans lequel il voulait enclore
toute "l'âme wallonne" et ses incarnations, mais où le Pays de Liège avait, pour
ce Namurois, la meilleure part : Grétry, César Franck, Henri Simon, Auguste
Donnay, Zénobe Gramme, Nicolas Defrecheux. Avant lui, Joseph Rulot (Liège,
1853-1919) avait conçu un monument dédié à La Poésie wallonne, tandis que
Joseph Zommers (Liège, 1895-1922) installait au coeur du quartier liégeois d'Outremeuse
le Monument Tchantchès, à l'instar du Gille de Robert Delnest à
Binche, tandis qu'Olivier Strebelle (1927) fait franchir la Meuse à un cheval
Bayard, fougueux et multicolore et que Louis-Pierre Wagelmans (Tilff, 1930) fait
chanter fièrement le Coq wallon.
En Hainaut, René Harvent
(Mons, 1925) impose la diversité de son talent, que ce soit dans l'art de la
médaille, le buste, le monument, à Saint-Ghislain, Charleroi, Mons, Marcinelle,
Forest. Amoureux de la pierre bleue, il est également amoureux de la Femme, dont
il ne se lasse pas de traduire la sensualité, la beauté pure, l'expression
gestuelle. Avant lui, le Tournaisien Georges Grard avait, comme il l'a déclaré
lui-même, placé l'être humain par-dessus tout. Ses nus féminins monumentaux sont
des chefs-d'oeuvre de plénitude en même temps que des figures symboliques, en
relation intime avec la nature, que celle-ci soit un arbre, une montagne, une
eau dormante. Dans chaque vision du monde extérieur, l'artiste aperçoit une
forme, qu'il transforme en statue, chargée d'affectivité et de lyrisme. Son
concitoyen Pierre Caille (Tournai, 1912) a fait de la céramique un art majeur,
dans une exubérance créatrice qui donne vie à tout un peuple d'êtres étranges,
venus d'ailleurs, et pourtant familiers, dans la somptuosité chatoyante de la
couleur.
Les sculpteurs wallons
utilisent d'ailleurs une gamme de matériaux très variée. Michel Stiévart (Mons,
1910) privilégie la pierre d'Enghien, le marbre du Portugal, le petit granit,
Paul Donnay (Montegnée, 1915) préfère le bronze patiné, le plexiglas, Noël
Randaxhe (Yvoz- Ramet, 1922) la céramique et le granit, Gérard Ancion (Montegnée
1931) le métal brut, Willy Helleweegen (Maastricht, 1914-Liège, 199) un
assemblage de tubes de verre dans lequel joue la lumière, Sylvain (Liège,
1915-1967) les plombs ouvrés, Pol Bury (Haine-Saint-Pierre, 1922) le métal poli.
Et, à peu près tous, au bénéfice de tendances que l'on pourrait appeler
constructivistes, qui se sert du procédé de la cire perdue pour distordre les
formes humaines. D'autres ont choisi les valeurs expressives d'un
néo-symbolisme, comme Auguste Berbuto (Liège, 1914), ou ont délibérément suivis
une tradition réaliste, comme Marceau Gillard (Louvroit, 1904-Liège, 19) et sa
disciple Pauline Claude (Waha, 1929), Adolphe Wansart (Verviers ) portraitiste
de talent.
On a déjà comparé Marcel
Caron (Enghien-les-Bains, 1890-Seraing, 1961) et Paul Henotte (Ixelles,
1906-Lignée, 1966). Tous deux ont été peintres et sculpteurs, tous deux ont
multiplié les expériences esthétiques et leur création respective est marquée du
sceau de la distinction et du raffinement. Dans la statuaire, le premier
recherche la simplicité des formes, l'association de la pierre lisse et
martelée, le second, plus enclin à la monumentalité, à le souci d'intégrer ses
grands stabiles métalliques à un environnement naturel.
La sculpture monumentale
est d'ailleurs fréquemment pratiquée par l'ancienne comme par la nouvelle
génération des sculpteurs de Wallonie.
Oscar Berchmans (Liège,
1869-1950) et le Fronton de l'Opéra de Liège, Georges Petit (Lille,
1879-Liège, 1958) et le monument commémoratif de La Défense du Fort de Loncin
(1922-1933), Jules Berchmans (Les Waleffes, 1883-Bruxelles, 1951) et le
Monument aux morts de l'Université de Liège, Louis Dupont (Waremme,
1896-Liège, 1967) et le Monument national de la Résistance, Adelin Salle
(Liège, 1884-1952) et le Pont des Arches à Liège, Robert Massart (Liège,
1892-1955) et le Lycée Léonie de Waha, Freddy Wibaux (1906-1976) ont
peuplé la Cité ardente de sculptures qui sont désormais partie intégrante du
"visage de Liège" et de son agglomération. Plus près de nous, Mady Andrien
(1941) déploie une imagination sans cesse en éveil et une verve pleine d'humour
en parsemant lieux publics, esplanades urbaines, parcs de jeux, espaces
commerciaux de groupes dont les gestes accompagnent le va-et-vient de la foule
liégeoise à laquelle ses créations finissent par ressembler. On perçoit la même
qualité d'humour joyeux chez Darion Caterina (Seraing, 1955), tandis que
Philippe Hoornaert (Liège, 1949) s'abandonne volontiers au lieu de la dérision.
La création de
l'Université de Louvain-la-Neuve, la restauration du Grand-Hornu, la nouvelle
chasse de sainte Gertrude à Nivelles ont permis à Félix Roulin (Dinant, 1932) de
mêler formes humaines sensuelles à la rigidité du métal. Les problèmes
d'intégration d'ensembles sculptés à un environnement commercial ou paysager ont
été résolu avec ingéniosité par Alphonse Snoeck (Aubel, 1942) et Guy Vandeloise
(1937).
Le métal, l'acier Corlen,
les matériaux les plus insolites ont séduit Paul Machiels (Liège, 1948), Serge
Gangolf (Wegnez, 1943), Philippe Waxweiler (Liège, 1943), Pierre Pétry (Liège,
1945) et Morgan.
Certains de ces artistes,
ainsi qu'Adrien Courtois, ont prêté leur concours à la libre création qui,
depuis quelques années, a donné au Musée en plein air du Sart-Tilman une
renommée qui a dépassé largement nos frontières. La Mort de l'Automobile
de Fernand Flaush (Liège, 1948) y résume l'intention de ces jeunes artistes de
dépasser le cadre traditionnel des problèmes esthétiques pour intégrer l'oeuvre
d'art dans les questions les plus urgentes du monde contemporain.

XI. L'architecture
Les XVIIe et XVIIIe siècles
L'architecture en
Wallonie a suivi des orientations et revêtu des formes différentes suivant les
régions. Au XVIIe siècle, en Hainaut, et spécialement dans le Tournaisis,
l'influence de la Flandre est incontestable, que ce soit dans la chapelle du
collège des Jésuites ou la façade de l'ancienne halle aux draps due à un
architecte local, Quentin Ratte, encore attaché à la tradition gothique. C'est
un Flamand, Wencoslas Cobergher, qui est l'auteur de l'Hôtel de ville d'Ath.
Mais, après la prise de Tournai en 1667, la métropole scaldienne adopte le style
Louis XIV, qui donne beaucoup d'unité aux ensembles architecturaux de la rue de
Marvis ou au quai de l'Escaut. Au XVIIIe siècle, le château d'Attre est édifié
dans un style Louis XV, que Simon Brigode qualifie de provincial, mais ce terme,
sous sa plume, n'a rien de péjoratif. Il en admire le charme, gardé intact
jusqu'à nos jours. Quant au château de Seneffe, c'est le célèbre architecte
Laurent-Benoît Dewez qui le construit, de 1767 à 1770, en style Louis XVI, en
même temps qu'il attachait son nom à l'église abbatiale de Bonne-Espérance.
Dans le Namurois,
l'architecture rurale associe intimement, au XVIIe siècle, château et
exploitation agricole. Suivant l'avis autorisé de Norbert Restin, la tradition
reste maîtresse dans les conceptions architecturales, à l'exception du château
de Seron à Forville (1633) et de la galerie toscane du château de Fernelmont à
Noville-les-Bois (1621). Des colonnes également toscanes rythment une galerie
(1631) du Palais de Justice de Namur. Quant à l'architecture religieuse, elle
compte cet édifice qui a tant frappé Baudelaire, la façade et la nef de l'église
Saint-Loup (1621-1645), chef-d'oeuvre incontesté ou style baroque.
C'est un architecte
d'origine tessinoise, Pisoni, qui dresse les plans de la cathédrale Saint-Aubin,
édifiée sous la direction de Jean-Baptiste Chermanne, de 1751 à 1769, comme il
avait conçu le plan de la collégiale Saint-Jean l'Evangéliste à Liège. A partir
du début du XVIIIe siècle et suite au bombardement de 1704, la ville de Namur
rénove la moitié de son patrimoine architectural. Ce dernier compte à son actif
de très beaux hôtels de maître : celui du Gouvernement provincial, celui de
Groesbeeck de Croix.
Au Pays de Liège, le
XVIIe siècle voit fleurir le style mosan, caractérisé par l'association de la
brique et du calcaire. Le témoin le plus imposant de l'architecture civile de
cette époque est le "palais" Curtius à Liège (1600-1610), du nom de son
propriétaire, munitionnaire du roi d'Espagne, qui a voulu en faire le symbole
même de sa richesse. Ainsi que l'a bien remarqué Ann Chevalier, cet édifice
donne l'impression d'une maison-forte soigneusement gardée à l'abri des regards
indiscrets. Parmi les constructions les plus remarquables dans le domaine
religieux, il faut placer hors-pair la façade baroque de l'église des Carmes
(1619-1659), la cour aujourd'hui restaurée, du couvent des Frères Mineurs, et
l'église bénédictine de la Paix Notre-Dame (1684-1687). Après le bombardement de
la ville en 1691, la rénovation du centre urbain est caractérisée par l'adoption
du style français et la prédominance du calcaire. La Violette, autrement dit
l'Hôtel de ville (1714-1729) constitue, suivant l'avis autorisé de Marylène
Laffineur-Crepin, "un édifice représentatif de l'art de bâtir au pays de Liège
en ce premier quart du XVIIIe siècle... il montre un attachement tenace à un
baroque teinté de classicisme, mais il ne reste pas insensible à une mode
nouvelle, née à Paris, à la fin du XVIIe siècle".

L'architecture industrielle du XIXe
siècle
La révolution
industrielle du XIXe siècle va donner naissance à des bâtiments originaux par
leur fonction, originaux par leur conception architecturale née de cette
fonction, mais cette originalité se ressourcera souvent à des modèles de
l'Antiquité et du Moyen Age. L'implantation de ces usines transforme
radicalement le milieu naturel et l'environnement humain. La naissance de ce
paysage industriel a été soigneusement et magistralement enregistrée, vers le
milieu du XIXe siècle, par un ouvrage illustré par des artistes de talent :
La Belgique industrielle.
On est en droit de
s'interroger sur les motifs profonds qui ont incité les architectes de ces
bâtiments industriels à donner à leurs édifices l'apparence d'une cathédrale ou
d'une forteresse, de style romano-byzantin ou gothique. Est-ce parce que les
usines sont les nouvelles églises, les nouveaux châteaux-forts du monde moderne
? Ou convenait-il de camoufler la véritable destination de ces charbonnages, de
ces meuneries, de ces verreries. Le fait est que la tendance au médiévisme est
généralisée dans toute la Wallonie. Ainsi le charbonnage des Houillères réunies
de Gilly, à la cheminée en forme de donjon, ainsi les carrières abandonnées de
Ramecroix, près de Tournai (1873) dont le front de façade des fours à chaux est
percé d'ogives alternant avec de puissants contreforts, ainsi la station du
pompage des ascenseurs de Houdeng, sur le canal du Centre (1887-1888), qui
évoque une imposante église médiévale à nef transversale. Lors de la
construction du chemin de fer de la Vesdre, de Liège jusqu'à la frontière
prussienne, Victor Joly remarquait, à propos d'un des nombreux tunnels qui
rythment cette voie sinueuse, "que l'ornementation du fronton de ce tunnel est
d'un style gothique, taillé à créneaux, et s'harmonise assez bien avec la ruine
qui couronne la crête de la colline".
Mais une architecture
originale va pourtant prendre naissance. Elle est fondée principalement sur un
classicisme dépouillé, la répétition des modules, la symétrie des rythmes, la
netteté rigoureuse des volumes. Parmi les exemples les plus suggestifs, on peut
citer la façade de l'ancien charbonnage de Piéton, l'énorme front de façade de
la fabrique de draps Laoureux à Verviers.
A côté de ces exemples
isolés, des ensembles architecturaux reflètent à la fois souci d'esthétique,
fonction industrielle, bien-être social. C'est le cas du Grand-Hornu et de la
Cité ouvrière de Bois-du-Luc. Le premier est une entreprise intégrée dont la
conception est l'oeuvre des efforts conjugués d'un industriel français Henri de
Gorge-Legrand et d'un architecte, lui aussi français, Bruno Bernard, de 1819 à
1832. Du point de vue architectural, le Grand Hornu, dans son ensemble, évoque
une vaste villa romaine. Quant à la cité ouvrière du Bois-du-Luc, édifiée de
1838 à 1853 et agrandie à partir de 1864, son plan s'inspire du quadrillage
antique et médiéval. Les quatre parties égales du trapèze sont occupées par des
maisons ayant chacune leur jardin : ce sont les "carrés" qui confèrent à cette
expérience d'urbanisme industriel son caractère spécifique. Un carrefour central
oriente la disposition centrale suivant les quatre point cardinaux.
Dans la région liégeoise,
vers 1840, les Cristalleries du Val Saint-Lambert construisent une cité ouvrière
de superficie réduite qui, comme celle du Bois-du-Luc, a été récemment l'objet
d'une réappropriation remarquable.
Cette préoccupation
sociale est présente dans l'oeuvre d'un architecte-décorateur liégeois, Gustave
Serruvier-Bovy (1858-1910). En 1895, il déclare : "C'est à cette catégorie de
travailleurs que j'appelle artisans, faute d'un vocabulaire précis, que je
voulais montrer que l'art n'est nullement au service de la richesse seulement"
et Jacques-Grégoire Watelet, son meilleur exégète, d'ajouter : "Expression bien
proches des thèses défendues par Jules Destrée au sein de la section d'art du
parti ouvrier belge". Cependant, cette orientation n'est pas exclusive et
l'apport considérable de cet artiste mérite qu'on s'y attarde quelque peu.

Gustave Serrurier-Bovy
Dans sa jeunesse,
l'architecte se place délibérément dans le droit fil des théories de
Viollet-le-Duc. Mais peu à peu, Serrurier-Bovy se dégage de cette emprise, à la
suite d'un voyage en Angleterre où il prend contact avec l'esthétique de William
Morris. L'entreprise qu'il fonde en 1884 produit des ensembles mobiliers que des
Expositions à Bruxelles, à Tervueren, à Paris font connaître et apprécier. Ils
s'inscrivent, la plupart du temps, dans le grand courant de "l'Art nouveau".
Jacques-Grégoire Watelet a raison de célébrer les mérites et la grâce de ce
style floral, de "ce lyrisme merveilleusement contrôlé qui utilise des bois
précieux comme l'acajou, le cuir repoussé pour les sièges et s'exprime dans des
courbes qui s'épanouissent dans le buffet pour former comme une large fleur ".
La révolution esthétique qui s'accomplit à Darmstadt en 1901 frappe l'artiste et
le détermine à explorer de nouvelles pistes dans le domaine de l'architecture et
de la décoration. Ainsi, il en viendra insensiblement à être un élément de
transition entre l'Art nouveau et l'Art déco des années 1925. Parti de la
tradition avec Viollet-le-Duc, Gustave Serrurier-Bovy se révèle, par conséquent,
un précurseur qui utilise toutes les ressources des arts industriels pour
assurer à ses ensembles homogénéité, imagination créatrice, raffinement,
chatoiement du métal et du verre, sensualité du bois et des tissus.

Quelques courants contemporains
Les Expositions
internationales qui ont lieu dans une ville ont habituellement pour effet de
stimuler les initiatives architecturales. A cet égard, Liège a connu trois
manifestations de ce genre en 1905, en 1930, en 1939.
Il est incontestable que
l'Exposition universelle qui a eu lieu dans la Cité ardente en 1905 a eu un
impact considérable sur le remodelage de certains quartiers, notamment des
Vennes et de Fétinne, celui de Fragnée et du Val-Benoît. Le symbole de cette
rénovation reste incontestablement le Pont de Fragnée, reliant précisément des
quartiers. L'architecte André Demany s'est inspiré du pont Alexandre II de Paris
et le sculpteur Victor Housseau y a installé des sculptures monumentales qui
accentuent l'effet dynamique et puissant d'un ensemble qui fait désormais partie
intégrante du visage de Liège. L'Exposition de 1930 eut moins de conséquences
heureuses, si l'on excepte le lancement au-dessus de la Meuse du pont de
Coronmeuse, la construction de l'église Saint-Vincent, celle du Monument
interallié et de sa basilique du Sacré-Coeur à Cointe. Quant à celle de 1939,
brutalement interrompue par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, elle
peut cependant mettre à son actif l'aménagement architectural et décoratif de
l'entrée du Canal Albert. Désormais, le front de façade du Palais des Congrès
reflète, au fil des heures, les eaux changeantes et animées du fleuve, mais la
tour cybernétique de Nicolas Schöffer interrompra trop vite ses signaux
graphiques et sonores. D'autre part, la construction de hautes tours
d'habitation sur la plaine de Droixhe, inspirée des conceptions de Le Corbusier
et porteuse de beaucoup d'espoirs sociaux n'a pas atteint les objectifs généreux
de ses promoteurs.
Ainsi, les villes de
Wallonie s'adaptent lentement aux nouveaux courants de l'architecture. Dans le
Namurois, le Hainaut, le Brabant wallon, Roger Bastin crée l'annexe du Collège
de Floreffe, l'imposant ensemble du Musée royal de Mariemont et, de 1969 à 1972,
le premier bâtiment de l'Université catholique de Louvain-la-Neuve. La création
de cette nouvelle cellule universitaire engendre une ville neuve, extrêmement
vivante dont la conception de base mêle intimement les bâtiments facultaires aux
maisons à appartements et aux habitations à caractère commercial. Parmi les
nombreux architectes qui ont oeuvré à cette expérience inédite, André Jacqumain
se distingue dans la réalisation de la Bibliothèque des Sciences exactes (1973).
En 1967, l'Université de
Liège commande l'implantation d'un nouveau campus universitaire, du Sart-Tilman,
à une dizaine de kilomètres de la ville. La conception de ce vaste ensemble est
radicalement antithétique par rapport à la solution choisie à Louvain-la-Neuve.
Cette dernière, installée dans une ville, réclame des cellules architecturales
intimement soudées. Sur le vaste plateau boisé du Sart-Tilman, de grands
ensembles architecturaux sont isolés les uns des autres dans un décor de verdure
particulièrement attrayant. Le long délai qui sépare le début des travaux à leur
achèvement permet de se rendre compte de l'évolution rapide des idées : il n'y
a, en effet, aucune commune mesure entre le bâtiment des Sciences et celui, plus
récent, de la Faculté de Droit. Le grand maître de cette lente gestation est un
des plus brillants représentants d'une famille de peintres et de sculpteurs.
Claude Strebelle a été un chef d'orchestre attentif, sensible, obstiné, dont les
efforts n'ont pas toujours été récompensés. Son équipe peut, en tout cas,
s'enorgueillir d'avoir doté le campus d'un chef-d'oeuvre architectural : la
chaufferie centrale qui, par son esthétique originale, fait oublier sa fonction
industrielle. Le même architecte est à l'origine de l'aménagement, en cours
d'exécution, de la place Saint- Lambert, coeur historique de Liège. En Wallonie,
Liège reste le lieu privilégié d'expériences urbanistiques dont le succès ou
l'échec est diversement apprécié. Jacques Gillet opte "pour une architecture
déroutante, en perpétuel mouvement qui s'impose comme une sculpture". Jean
Englebert (1928) est un partisan d'une architecture utopique lorsqu'il s'agit
d'urbanisme. Il dirige un atelier universitaire qui vient de recréer avec l'aide
de Jean-Marc Huyghen un espace original dans le Musée d'art moderne et
contemporain du parc de la Boverie. Bruno Albert peut s'enorgueillir de la
création du récent bâtiment de l'Ecole des Hautes-Etudes commerciales et
consulaires, qui associe, avec bonheur, esthétique contemporaine et sauvegarde
de bâtiments anciens.
Charles Vandenhove (1927)
a acquis une renommée internationale. L'immense hall d'entrée du Centre
hospitalier universitaire du Sart-Tilman est incontestablement une de ses
réussites les plus convaincantes : il y a modelé la lumière dans l'espace et les
formes. Son originalité s'affirme également dans la création d'habitations
individuelles, comme celle du peintre Léon Wuidar ou la maison Thonon à
Plaineveaux. De tendance néo-classique, l'ensemble de la cour des Brasseurs est
un îlot de calme, de sérénité, "un quartier de noblesse ", comme écrit François
Chaslin, au coeur de la ville.
Dans ce florilège de
créateurs, René Greisch (1929) occupe une place à part. Sa formation d'ingénieur
va de pair avec sa sensibilité d'architecte. Une clarté vivante se déploie en
éventail dans les haubans du pont de Wandre, tandis que le pont de Ben-Ahin
(Huy) ajoute au charme du fleuve qu'il surplombe de son élan pur.
On souhaite que
l'ensemble de la Wallonie puisse s'inspirer d'une réussite aussi exemplaire.
Jacques Stiennon, Les
arts plastiques, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région (sous la direction de
Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.