Introduction
Retracer en quelques
pages l'histoire de l'expansion wallonne hors Wallonie est évidemment une
gageure, tant l'activité déployée par les populations qui ont habité notre
territoire a été grande, que ce soit dans le domaine économique, technique,
scientifique ou culturel. Nous nous efforcerons donc, dans ces quelques
paragraphes, de retracer les grandes lignes de cette expansion en illustrant du
mieux possible notre propos par des exemples évocateurs.
I. Avant la Révolution industrielle : la triple logique de la faim, de la
foi et du savoir
Elles-mêmes issues d'un
brassage multiple et pratiquement continu depuis les temps préhistoriques
jusqu'à nos jours, les populations qui ont peuplé le territoire actuel de la
Wallonie se sont de tout temps tournées vers d'autres espaces. Nous ne savons
rien, ou si peu, du mélange des individus et des cultures avant le XIe siècle.
Il ne fait guère de doute cependant que les logiques qui ont commandé les
mouvements migratoires à partir de cette époque les contrôlaient déjà
auparavant. La faim, la foi et le savoir sont les causes fondamentales, parfois
isolées, souvent conjointes, de la grande masse des émigrations à partir de la
Wallonie jusqu'à l'époque contemporaine, et même encore au cours des deux
derniers siècles.
Nach Oosten. L'expansion wallonne vers l'Est européen
Depuis au moins le Ve
siècle, la croissance lente de la population s'articule sur l'enchaînement
cyclique de crises sévères et de reprises vigoureuses. Dans une société
fondamentalement rurale qui réalise péniblement l'équilibre entre la production
et la consommation de subsistances, une expansion démographique modifie les
rapports entre les hommes et la terre qu'ils occupent. Du XIe au XIIIe siècle,
durant la période la plus faste du moyen âge, cette pression très brutale, très
concrète puisqu'elle pèse sur la survie quotidienne des petites gens est exaltée
par la foi.
Coincée entre la montée
des villes et celle des Etats-Nations aux suzerains puissants, une large frange
de la noblesse turbulente trouve dans les croisades l'occasion de sanctifier ses
traditions guerrières et conquérantes. Chacun connaît le nom de Godefroid de
Bouillon (1061-1100), duc de Basse-Lorraine, qui vend toutes ses possessions
pour prendre la tête de la première croisade (1096-1099) et devenir brièvement
avoué du Saint-Sépulchre. Avec lui et par la suite, des milliers de Wallons
partirent vers les terres saintes. Ils furent toutefois vaincus et repoussés à
la longue.
La grande avancée vers
l'est de l'Europe fut à l'origine de peuplements moins précaires au temps des
guerres de religion entre les Slaves orthodoxes et l'ordre catholique des
chevaliers teutoniques, qui était bien implanté dans la principauté épiscopale
de Liège, vassale du Saint Empire romain de la Nation germanique. Dès les XIe et
XIIe siècles, des populations originaires de l'actuelle Wallonie s'établissent
un peu partout en Europe centrale. On en retrouve des traces en Silésie, en
Autriche, en Moravie, en Bohe, en Hongrie, en Pologne. Leur présence est
attestée par la toponymie de nombreuses villes et bourgades (la Wahlenstrasse
de Regensburg, Wallendorff) ainsi que par la présence dans les chartes ou autres
documents de noms habituels en pays wallon (in Bonardi domo) ou d'expressions
telles unter der Walhen ou inter Latinos, inter gallicos.
Les populations d'origine
wallonne - mais également germanique - qui s'installent à cette époque dans ces
contrées sont essentiellement des paysans qui tentent d'échapper à la disette, à
la surpopulation des campagnes produite par l'expansion démographique. Par
exemple, la tradition en vigueur au XVe siècle parmi les Wallons de Hongrie
voulait que leurs ancêtres prennent leurs origines dans la province de Liège,
qu'ils auraient été contraints de quitter en raison de la pénurie de
nourritures. Cette tradition s'effaçant peu à peu au XVe siècle, la communauté
s'adressa au Conseil liégeois pour lui demander de confirmer cette origine sur
base des chroniques. Ces recherches attestèrent que des Wallons ayant quitté la
province de Liège en raison de la famine qui y sévissait, émigrèrent vers la
Hongrie durant la période couvrant les années 1042-1052 et s'établirent dans
plusieurs villages appelés dans le langage populaire gallica loca. Ils
étaient accompagnés par des Hongrois qui, affamés eux aussi, s'étaient établis
dans la province de Liège en 1029 et auxquels l'évêque de Liège de l'époque
avait assuré des lieux d'habitation à Liège et à Huy, entre autres.
A cette population
d'origine paysanne, viendront vite s'adjoindre, dès le XIIe siècle, des
artisans, des commerçants d'origine wallonne. Ils étaient issus de villes qui
vivaient une phase de développement particulièrement faste, résultat conjoint et
solidaire de la croissance démographique et de l'expansion des échanges
internationaux. Ces relations d'abord commerciales vont représenter une
ouverture sur le monde et stimuler l'échange des hommes et des techniques.
Riches de leurs compétences, les cités mosanes vont envoyer des travailleurs du
fer et de la laine.
A Wroclaw en Silésie par
exemple, dès la seconde moitié du XIIe siècle, on trouve une rue ou un quartier
des tisserands wallons. Dans cette même ville, en 1300, un des articles de la
réglementation juridique concernant les corporations artisanales distingue les
tisserands locaux des tisserands wallons. Des indications de ce type, qui
témoignent de la présence de commerçants et d'artisans wallons dans les villes
d'Europe centrale, sont légion. L'étude du professeur hongrois G. Székely, en
fournit une multitude et atteste du rôle important que ces colonies de paysans,
d'artisans et de commerçants ont joué dans l'histoire médiévale des
agglomérations des pays d'Europe centrale
(1).
Les mobilités spécifiques de l'Europe médiévale
Si la surpopulation des
campagnes et la disette d'une part, le développement des villes, du commerce, de
l'artisanat d'autre part constituent les deux grandes forces qui induisent le
mouvement migratoire, d'autres facteurs, plus typiques de la période médiévale,
ont également favorisé le déplacement et éventuellement l'implantation de
populations wallonnes à travers l'Europe.
L'Eglise tout d'abord
joua un rôle de premier plan. L'évangélisation, dans un premier temps, par des
moines d'origine wallonne comme en Pologne, la fondation d'abbayes au XIe siècle
avec à leur tête des abbés provenant de nos contrées (abbaye de Tynioc au sud de
Cracovie), la désignation d'ecclésiastiques wallons à la tête de différents
sièges épiscopaux, comme celui de Wroclaw en 1290, ont également largement
contribué à l'implantation de populations d'origine wallonne dans différentes
régions d'Europe centrale, sans parler des croisades, qui dès le XIe siècle
conduisirent des Wallons jusqu'à Constantinople et Jérusalem.
A côté des guerres
"saintes", les conflits continuels entre seigneurs ont également poussé des
populations à se déplacer. Vers la moitié du XIIIe siècle, à la suite de luttes
sanglantes entre Henri de Dinant et le prince-évêque de Liège Henri de Gueldre,
les soulèvements meurtriers succédant aux répressions implacables, quelques
familles wallonnes furent amenées à s'installer en Moravie. De même, au terme de
leurs combats pour défendre les libertés liégeoises, après la prise et la
destruction de la cité ardente par Charles le Téméraire en 1468, plusieurs
compagnons artisans liégeois trouvèrent asile à Orléans.
Mieux que les guerres,
les mariages entre familles de haut rang seront aussi l'occasion pour des
Wallons d'émigrer et de s'établir en Hongrie où Yolande de Courtenay, fille
aînée du Comte de Namur, épouse au début du XIIIe siècle le roi André II; en
Tchéquie lorsque Elisa, fille de Stanislas de Bohème, se marie avec Jean de
Luxembourg, unissant ainsi pour trente ans les titres de roi de Bohème et de
comte de Luxembourg; en Scandinavie lors du mariage, en 1335, de la comtesse
Blanche de Namur avec Magnus Eriksson, roi de Suède, de Norvège et de Scanie.
L'exportation du savoir-faire
Ce dernier exemple nous
rappelle que, si l'expansion wallonne vers l'Europe centrale fut
particulièrement importante, les communautés wallonnes continuant à s'y
développer du XIIe au XVIe siècle, elle ne fut pas limitée à ces régions. Vers
le nord, des marchands venus de nos régions sont présents sur le marché de Visby,
dans l'île de Gotland, dès la fin du XIIe siècle: des cuivres de Dinant sont
exportés en Scandinavie. Au XIIIe siècle, les Liégeois sont présents à la foire
de Scanie, sur la Baltique; au XIVe, des draps wallons sont introduits sur le
marché suédois.
Vers l'ouest, des
rapports commerciaux sont noués très tôt avec les pays anglo-saxons, rapports au
sein desquels deux villes ont joué un rôle important : Tournai et Dinant. Dès le
XIe siècle, Dinant commerce avec l'Angleterre et des marchands sont présents à
Londres. Tournai est par ailleurs associée à la hanse londonienne. Aux XIIe et
XIIIe siècles, les échanges se développent. De nombreux batteurs de cuivre
mosans sont établis en Angleterre, des licences de commerce pour le cuir, le
drap, l'étain leurs sont accordées. D'autres Wallons initient les Anglais au
travail de la laine. Le XIVe siècle, avec le mariage de Philippine de Hainaut
avec Edouard III, va voir s'intensifier l'expansion wallonne, des foulons et
teinturiers étant appelés pour enseigner leurs techniques.
Vers le sud, les
relations avec la France ont bien entendu été dès le départ très nombreuses, que
ce soit dans le domaine intellectuel, culturel, artistique ou commercial,
d'autant plus que, historiquement parlant, le Hainaut a partagé longtemps les
destinées de l'Artois, que le Luxembourg comprenait jadis Carignan, Montmédy et
Thionville, que Liège a formé avec Toul, Metz et Verdun, une véritable province
intellectuelle wallo-lorraine. Avec l'Italie, si les échanges commerciaux furent
nombreux également, c'est avant tout aux points de vue culturel et artistique
que la présence wallonne y fut remarquable. On ne compte plus le nombre
d'artistes, peintres ou musiciens qui ont séjourné et travaillé en Italie. En
Espagne, c'est à partir du XVe siècle que l'on rencontre des artistes wallons à
la cour d'Aragon et que des drapiers Liégeois sont présents aux foires des
villes côtières du golfe de Gascogne.
Vers l'est enfin, outre
l'implantation de Wallons en Pologne, Hongrie, Moravie, il faut noter les
relations commerciales établies dès le XIIe siècle entre nos provinces et Riga,
Revel ou Novgorod via Lubeck et la hanse germanique, prolongée au XIVe siècle
par l'exportation des produits de tisserands wallons vers les pays baltes. Plus
près de chez nous, en Allemagne, l'activité des sculpteurs wallons dans les
églises rhénanes, des mineurs liégeois à Aix-la-Chapelle ou encore des batteurs
de cuivre dinantais mérite d'être notée. En Suisse enfin, à Fribourg, une
importante colonie d'artisans originaires de nos régions était venue s'installer
au XVe siècle à la demande des drapiers locaux pour leur enseigner leur savoir-
faire.
L'ensemble de ce tour
d'Europe confirme que c'est le niveau technique qu'ils ont atteint qui a souvent
amené les travailleurs wallons à quitter le pays pour exercer leur art.
L'industrie textile fut l'un des domaines d'excellence des artisans locaux dès
le Moyen Age et jusqu'au XXe siècle. Cependant, comme l'ont rappelé
successivement Hervé Hasquin et Philippe Destatte, la Wallonie s'affirme comme
un "pays de fer et de houille".
Le flux protestant à la charnière des XVIe et XVIIe siècles
C'est sur une double
domination technique et financière que va reposer l'expansion wallonne aux XVIe
et XVIIe siècles. Elle va naître d'abord, profiter ensuite d'un contexte
particulièrement troublé. Après l'apogée du moyen âge, les crises du XIVe
siècle, notamment les épidémies de peste noire qui auraient emporté un tiers de
la population européenne, marquent une rupture brutale. Les villes en
particulier sont frappées de plein fouet, et, jusqu'à la Révolution
industrielle, le dynamisme sera surtout rural.
L'exploitation de la
houille dans les bassins de Liège, de Charleroi, du Centre et du Borinage, la
multiplication des forges sur la Sambre, la Meuse, l'Ourthe, la Vesdre
permettant une utilisation maximale de la force hydraulique, le développement de
l'industrie de l'armement, principalement dans la principauté de Liège, etc.
sont autant d'éléments qui vont permettre la formation et le développement d'un
véritable capitalisme moderne basé sur le commerce de l'argent, les ressources
du sous-sol, l'industrialisation et une technologie avancée.
Alors que, aux deux tiers
du XVIe siècle, la population de l'Europe atteint un nouveau maximum de l'ordre
de 60 millions d'habitants, les tensions liées à la croissance reproduisent un
ajustement structurel d'une grande brutalité. Epidémies, famines et crises
joignent leurs effets à ceux de guerres d'autant plus meurtrières qu'elles sont
religieuses. Après l'affichage des thèses de Luther en 1517, le protestantisme
s'est répandu progressivement dans nos régions et y a rencontré un évident
succès. Néanmoins vaincues politiquement et militairement par le camp
catholique, bien peu de communautés ont réussi à se maintenir en Wallonie.
Nombreux furent les
Wallons qui ont préféré s'exiler plutôt que de renoncer à leur foi.
L'intolérance religieuse a suscité une émigration importante vers l'Angleterre
et vers les Pays-Bas du nord où, estime-t-on, plus de 100.000 personnes
originaires de nos régions ont trouvé refuge. En Hollande, ces exilés ont créé
des églises wallonnes un peu partout, à Middelbourg en 1574, à Amsterdam, La
Haye, Rotterdam, Arnhem, Bréda, Groningen ou Utrecht, ainsi que des
bibliothèques, des écoles, des journaux destinés à soutenir ces églises
réformées, à garder le souvenir de la patrie d'origine et à perpétuer la
connaissance de la langue française.
La seconde terre
d'accueil dans cette période de troubles économiques et religieux fut
l'Angleterre qui accueillit également bon nombre d'exilés wallons. Beaucoup
d'entre eux, originaires essentiellement du Tournaisis, s'établirent à Norwich
et Canterbury et s'y livrèrent à l'industrie drapière. Si l'apport technique des
Wallons à l'industrie sidérurgique anglaise de l'époque n'est pas certain, par
contre ils prirent une part active à la fabrication des canons de fusil dans le
Royaume-Uni et établirent une coutellerie renommée à Sheffield.
D'autres encore se
tournèrent vers les principautés protestantes d'Allemagne, comme le Verviétois
Jean Mariotte. Au cours de ses voyages commerciaux en Allemagne, il se rend
compte des avantages qu'offre la région du Rhin moyen, avec son riche sous-sol
et les débouchés que donne une telle voie de communication. Dès 1639, il obtient
une concession pour l'extraction des minerais de la région de Montabaur et la
construction d'un haut fourneau. En 1646, cette concession est renouvelée pour
vingt ans et étendue. En quelques années, il fait construire des usines à
Weinähr, Vallerau, Stromberg, Rimbel, et Fachbach notamment, et fonde finalement
avec ses fils la société métallurgique la plus importante de l'époque.
Une telle réussite
n'était pas le fruit du hasard, elle était la résultante de ses qualités
personnelles et de la haute qualification de la main-d'oeuvre qui le suivit et
qui était détentrice des progrès techniques réalisés par la métallurgie
liégeoise. En 1662, Mariotte avait des comptoirs à Francfort, Coblence, Bingen
et Amsterdam. Ses fils lui succédèrent et poursuivirent le développement de
l'entreprise, appelant à la direction de leurs usines des techniciens wallons.
D'autres Wallons allèrent
jusqu'en Suède à la suite des de Bèche. C'est dans ce vivier que se recrutèrent,
à partir de 1620, les premiers émigrants wallons qui s'installèrent en Amérique
du Nord. Un débat aussi vain qu'animé a agité les historiens pour déterminer
s'ils furent les fondateurs de New York. Il est en tout cas clair que les
Wallons contribuèrent à la naissance de la grande cité ainsi qu'à celle d'Albany
et de Philadelphie. D'autres exilés wallons réfugiés aux Pays-Bas émigrèrent en
Russie et s'installèrent dans les faubourgs de Moscou ou sur le cours supérieur
de la Volga, travaillant dans les fabriques ou les chantiers de construction.
Cet exode protestant, on
le voit, fut imposant par son volume mais aussi par ses suites. Il fut, dans une
large mesure, une réussite parce qu'il a représenté un formidable transfert de
qualifications et de moyens. L'aventure de Mariotte est significative à cet
égard. La dimension religieuse, il faut le souligner, fut la dimension dominante
mais non exclusive des mouvements migratoires à cette époque. De nombreux
parcours, et parmi eux quelques-uns véritablement exceptionnels, ont été motivés
par la crise économique en Wallonie et les perspectives de profit à l'étranger.
Mais, durant plusieurs décennies, les histoires les plus marquantes s'inscrivent
toutes dans le contexte des guerres de religion.
De l'Espagne à la Suède, de Curtius à de Geer
Ce contexte va permettre
à de grandes personnalités, telles celle du Liégeois Jean Curtius (1551-1628),
de montrer toute l'étendue de leurs talents. D'abord fonctionnaire - il est
"mesureur de toiles de la cité" en 1587 - il devient en 1591-92 munitionnaire du
roi d'Espagne. Il fournit aux armées espagnoles la poudre qu'il fabrique dans
ses propres usines et quantité d'autres équipements militaires que nécessite la
guerre entre l'Espagne catholique et les Pays-Bas protestants; il va jusqu'à
consentir des avances de fonds. En quelques années, il devient immensément
riche, prête aux villes et aux princes, achète seigneuries et châteaux. Au début
du XVIIe siècle, la fin des hostilités entre les deux grandes puissances rend
les commandes militaires plus rares. Il quitte alors Liège et s'installe en
Espagne en 1616. En Biscaye, il construit des fourneaux et monte la première
grande usine métallurgique de la péninsule ibérique, utilisant les nouvelles
technologies mises au point en Wallonie pour l'extension des barres de fer ou de
cuivre et pour la fenderie. Pour réaliser cette dernière oeuvre, il se fait
accompagner en Espagne d'une main-d'oeuvre liégeoise qualifiée : maîtres de
forge, fendeurs, tréfileurs.
Dans le camp protestant,
et tout particulièrement en Suède, ce sont deux autres grandes familles
originaires du Pays de Liège qui vont, par leurs activités, consacrer la
réputation de la métallurgie liégeoise, les de Bèche tout d'abord, les de Geer
ensuite, et d'une manière exceptionnelle, sur laquelle nous nous attarderons
plus longuement.
Guillaume de Bèche est
appelé en Suède en 1595 par le duc Charles, futur Charles X. Il s'établit à
Nyköping où il prend à ferme les mines de cuivre voisines et les dirige, ainsi
que les fourneaux et les forges qui y étaient attachées. Il y est rejoint peu de
temps après par son père et ses frères. Dès avant 1615, Guillaume de Bèche
exploite les fonderies de fer de Finspong, alimentées par les mines de Nora et
de Lindes. C'est de ses hauts fourneaux que sortait une fonte de qualité
exceptionnelle servant à la fabrication de canons en fer, fabri- cation qui
devient une sorte de monopole de ce Liégeois. Pour satisfaire les commandes
royales, la Suède étant alors engagée dans la guerre de Trente Ans, Guillaume de
Bèche recruta de nombreux ouvriers wallons exilés en Hollande.
C'est sans doute à cette
occasion que les premières relations se nouèrent avec Louis de Geer. Ce dernier
multiplia à partir de 1625 ses participations dans les entreprise des de Bèche.
En 1625, l'octroi renouvelé par le roi pour l'exploitation des usines de
Finspong était concédé à Guillaume de Bèche, en association avec de Geer, "son
consort". La fortune de Louis de Geer lui permit de donner une extension
exceptionnelle aux entreprises métallurgiques suédoises, et d'en évincer peu a
peu les de Bèche.
Louis de Geer père quitte
Liège en 1596 et s'installe à Dordrecht, dans les Pays-Bas, non pas tant pour
ses convictions religieuses - ce que l'on a longtemps cru - mais plutôt en
raison de la situation économique de l'époque, ce qu'a très bien montré Jean
Yernaux dans son ouvrage consacré à la métallurgie liégeoise et à son expansion
au XVIIe siècle
(2).
Né à Liège en 1587, Louis
de Geer fils montre très tôt des qualités d'homme d'affaires. Après divers
séjours dans des établissements commerciaux en France, il exploite un comptoir
depuis Liège et Dordrecht où son père s'est établi. Sa clientèle s'étend à
Venlo, Nimègue, Middelbourg et Cologne. En 1615, il importe en Hollande des
pièces d'artillerie suédoises, ce qui le met en contact avec les de Bèche,
actifs en Suède depuis plus de vingt ans.
Quittant Dordrecht, il
s'installe à Amsterdam, capitale des Provinces-Unies, qui constituait un
emplacement idéal pour permettre un développement maximal de ses affaires. En
effet, en 1614, la Hollande est alliée à la Suède dans un conflit qui les oppose
au Danemark à propos du contrôle d'une voie maritime essentielle au commerce
suédois et hollandais. Le Roi de Suède, Gustave-Adolphe, va trouver en Louis de
Geer le financier providentiel lui permettant de disposer des capitaux
indispensables pour mener la guerre. Louis de Geer, pour sa part, saisissait une
occasion formidable de donner à ses affaires une extension sans pareille. Si le
roi de Suède n'était pas bien fortuné, le sous-sol de son pays était
prodigieusement riche en minerais de fer et de cuivre que le financier liégeois
allait monnayer.
A partir de 1619, avec
ses associés, il finance l'armement de l'armée suédoise et reçoit en gage de ses
prêts du cuivre des mines suédoises. Les livraisons de minerais ne suivant pas
en quantité suffisante pour couvrir les avances immenses consenties au roi, de
Geer obtient un contrat au terme duquel la Suède s'engage à lui livrer, à un
prix avantageux, tout le cuivre envoyé en Hollande. En quelques années, il
devient le munitionnaire de l'armée suédoise, fournissant pièces d'artillerie et
boulets de fer, et le concessionnaire presque exclusif de toutes les mines
suédoises.
Le déclenchement de la
Guerre de Trente Ans entre la Ligue catholique et la Ligue protestante va donner
à ses activités un nouvel essor, puisque grâce à l'exploitation des mines
suédoises, de Geer devient le fournisseur des armées de la Réforme. Ses
livraisons lui procurent des gains énormes, augmentés encore des profits
réalisés par sa flotte qui s'occupait du commerce entre les pays du nord et du
sud de l'Europe. En 1626, la Suède entre dans le conflit, suite à la défaite des
protestants à Dessau. C'est à ce moment que de Geer décide de quitter Amsterdam
et de venir s'installer à Stockholm. Il va s'employer alors à
l'industrialisation rapide du pays, avec l'aide d'une main d'oeuvre wallonne
hautement qualifiée, provenant du Namurois, de la région liégeoise, du pays de
Franchimont.
Ces Wallons, dont on peut
estimer le nombre à quelque cinq mille, vont introduire en Suède tous les
perfectionnements techniques mis au point en bord de Meuse. D'abord associé à
Guillaume de Bèche qui meurt en 1629, Louis de Geer crée en 1630, à la demande
du roi Gustave Adolphe, un vaste arsenal à Stockholm et obtient rapidement la
direction de toutes les mines et fabriques d'armes suédoises. Finspong, Godegard,
Nörkoping, Osterby, Flogfors, etc., autant de noms qui ne signifient plus rien
pour nous aujourd'hui mais qui ont vu à l'oeuvre des centaines d'ouvriers,
ferronniers, monteurs, mineurs wallons, pionniers de la métallurgie suédoise, et
qui ont valu à Louis de Geer, commerçant, banquier, munitionnaire, industriel et
seigneur de Finspong, d'être anobli en 1641, puis de recevoir des historiens
scandinaves le titre de "père de l'industrie suédoise".
De Versailles à Timisoara
La fin du XVIIe et le
XVIIIe siècle voient s'éloigner ces aventures exceptionnelles. Au tout début de
cette période, un épisode caractéristique jette quelque éclat. La France en son
havre royal de Versailles est le lieu d'une remarquable entreprise menée à bien
par des Wallons : la construction de la machine de Marly, oeuvre de Rennequin
Sualem. Cette réalisation, directement liée à l'industrie liégeoise, montre bien
la renommée et la perfection atteintes par les techniciens wallons dans la
construction des machines d'exhaure, qui ont toujours joué une rôle vital pour
le développement de l'industrie minière.
"La machine de Marly",
écrit M. E. Poncelet
(3),
"est essentiellement liégeoise, non seulement par la nationalité de ses
constructeurs, mais aussi par les matériaux qui entrèrent dans son édification
et qui tous, sauf le terrain, venaient de Liège. Cette machine, destinée à
fournir de l'eau à Marly, à Trianon et à Versailles, comprenait quatorze roues
de douze mètres de diamètre, mues par une chute de la Seine créée
artificiellement, et trois cents pompes de toutes façons. L'eau du fleuve, avant
d'être dirigée vers les parcs royaux, était élevée à une auteur de
cent-cinquante mètres, par un plan incliné de douze cents mètres environ. Le jet
ascensionnel était divisé en trois paliers par deux relais. Les réservoirs
pouvaient contenir deux millions de mètres cubes d'eau, la quantité d'eau y
envoyée était d'environ six mille mètres cubes par vingt-quatre heures, quand la
force motrice permettait de faire tourner les roues suffisamment vite. La
machine accomplissait un travail utile de cent cinquante chevaux. Si l'on songe
au faible rendement des roues et à l'énorme déperdition d'énergie résultant des
frottements, on peut évaluer la puissance réelle de l'engin à environ sept cent
chevaux. La machine absorba environ onze mille mètres cubes de bois, un million
six cent soixante-quatre mille kilogrammes de fer, huit cent trente-deux mille
kilogrammes de cuivre et autant de plomb. Dix-huit cent hommes y travaillèrent
pendant sept ans".
Cette description de la
machine de Marly, dont une maquette est conservée à la Maison de la Métallurgie
et de l'Industrie à Liège, donne une belle idée de l'envergure de l'entreprise
que menèrent à bien quelques centaines de Wallons aux abords de Paris à la fin
du XVIIe siècle.
Rien de semblable au
cours du XVIIIe siècle. Dans le prolongement des célèbres gardes wallonnes
levées par les Espagnols, des soldats du cru se battront sur toutes les
frontières de l'empire des Habsbourg d'Autriche, qui administrent les Pays-Bas
du sud à partir de 1714. Ils recruteront aussi dans les provinces méridionales
de nombreux administrateurs. En monarques qui se voulaient éclairés, ils
tenteront de lutter contre le surpeuplement croissant des campagnes.
C'est dans cette optique
que seront formulés des projets d'émigration de paysans appauvris depuis la
Lorraine jusque dans les Banats de Temesphar ou de Timisoara, aux limites de la
Hongrie et de la Roumanie, sur des terres reconquises sur les Turcs. Le récollet
Vernet, du couvent de Virton, déposera auprès du gouvernement une pétition en
bonne et due forme en 1754. Les premiers départs l'avaient précédé de six ans et
s'étendront jusqu'en 1773. C'est la misère et la faim qui ont conduits ces
Lorrains sur les traces de leurs ancêtres qui, aux XIIe et XIIIe siècles, les
avaient précédés, eux aussi en quête d'un avenir meilleur.
Le XVIIIe se dessine donc
sous des traits mornes, peu à même de susciter l'enthousiasme. Pourtant, surtout
dans ces dernières décennies, se façonne une ère nouvelle. Le rapport rigide des
hommes à la terre, à de trop maigres subsistances, va être bouleversé par
l'industrialisation. Les mines et les usines vont user la main-d'oeuvre
pléthorique issue du surpeuplement comme armée de réserve de la croissance.
Celle-ci manifeste la reconquête d'une primauté technologique et financière un
temps mise entre parenthèses. Tous les jalons sont posés d'une expansion
wallonne vers l'étranger limitée et pourtant en même temps inégalée. C'est ce
paradoxe que nous allons tenter d'expliquer.
Orientation bibliographique
1. Y. G. SZEKELY,
Wallons et Italiens en Europe aux XI-XVIe siècles, dans Annales
Universitatis Scientarum Budapestinensis de Rolando Eötvös nominatae, Sectio
Historica, 6, Budapest 1964, pp. 3-71.
2. J. YERNAUX, La métallurgie liégeoise et son expansion au XVIIe siècle,
Liège, G. Thone, 1939, pp. 388.
3. E. PONCELET, Lettres inédites du baron de Ville touchant la machine de
Marly, dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, 98, 1934, p. 239
et sv, cité d'après YERNAUX., op.cit., pp. 156-160.
(Michel Oris,
Jean-François Potelle, Les Wallons hors de la Wallonie, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)
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