II. De la révolution au déclin industriel
Les migrations des hommes et des
capitaux aux origines de la révolution industrielle
1. Les techniciens étrangers dans la genèse
de l'industrialisation wallonne
Entre 1770 et 1847, la
Wallonie a été la première région continentale à réussir une révolution
industrielle par ailleurs remarquable, qui a permis à la Belgique de se poser,
au milieu du siècle passé, en grande puissance manufacturière. Pourtant, la
phase de fondation correspond à une période de rayonnement faible. Le terreau
anglais, que les immigrants protestants wallons ont contribué à fertiliser au
XVIe siècle, a donné naissance à un géant économique. Preuve du déficit
technologique que la Wallonie a accumulé au cours du XVIIIe siècle, ce sont des
immigrés britanniques qui vont jouer un rôle fondamental dans la genèse de
l'industrialisation wallonne.
A l'appel des grands
marchands et fabricants de laine de Verviers, en particulier les Simonis et les
Biolley, William Cockerill père et fils, Hodson, Topham, Houget, Teston, ont
profondément modernisé l'industrie textile en y introduisant de nombreuses
"mécaniques à l'anglaise" à partir de 1799. "En 1810, la région verviétoise
était le premier centre continental du drap cardé"
(4).
Six ans plus tard, les deux premières machines à vapeur sont achetées chez Hague
et Topham à Londres par le drapier Sauvage et le mécanicien Hodson. Au moins
quatre-vingts suivront avant 1840.
Sur base des profits
colossaux et de l'expérience acquise, le plus jeune fils de William, John
Cockerill, va créer à Seraing à partir de 1817 un ensemble sidérurgique moderne
centré sur le haut fourneau au coke. Par son activité débordante et un certain
altruisme, il va contribuer à répandre les nouvelles techniques dans toute la
Wallonie et au delà. Dans le Pays de Charleroi en particulier, il aura divers
émules comme Thomas Bonehill ou Haarodt Smith. Les techniciens et financiers
britanniques jouèrent également un rôle important dans la genèse d'un réseau
ferroviaire qui permit de consolider de manière décisive la Révolution
industrielle.
Il faut souligner que, si
ces immigrés ont beaucoup apporté, ils n'ont pu réussir que grâce à l'accueil
qui leur a été réservé. Ce que la Wallonie de l'époque avait de remarquable,
c'était une culture socio-économique et technique que n'inhibait pas outre
mesure le poids des traditions. Elle a constitué le substrat non seulement d'une
réception de l'innovation et de son imitation mais surtout de sa compréhension,
de son acclimatation aux conditions locales, de son amélioration et de sa
généralisation. La Wallonie fut d'ailleurs une des rares contrées en dehors de
la Grande-Bretagne qui produisit un apport authentiquement original avec la
métallurgie du zinc, mise au point par le Liégeois Jacques Dony vers 1808.
Premiers suiveurs des
Britanniques, les entrepreneurs et les techniciens locaux ont fait de la
Wallonie au milieu du XIXe siècle une des plus importantes régions industrielles
du monde. C'est à partir de ce socle puissant qu'ils vont rayonner sur toute
l'Europe et même bien au delà.
2. La contribution wallonne à
l'industrialisation des pays voisins
La Révolution
industrielle a placé à nouveau la Wallonie dans une position de supériorité
relative vis-à-vis de ses voisins, hormis l'Angleterre. Très vite, la région est
devenue un centre de diffusion des nouvelles techniques de production et de
gestion à travers l'Europe continentale, et, au premier chef, dans les pays
limitrophes. Cockerill, à son habitude, a fait oeuvre de pionnier et déployé une
activité débordante qui s'est traduite par la création d'une multitude
d'entreprises de Paris à Varsovie en passant par Berlin. La plupart n'ont eu
qu'une vie éphémère.
A sa suite, de nombreux
ouvriers spécialisés et entrepreneurs wallons, surtout liégeois, ont contribué à
diffuser la Révolution industrielle en Allemagne. En 1831-33, Jacques Piedboeuf,
originaire de Jupille près de Liège, fonde la première fabrique de chaudières
d'Allemagne à Aix-la-Chapelle. Pour s'approvisionner en tôles, il y joint un
premier laminoir en 1845, puis un second à Dusseldorf en 1857. En 1841, les
usines de puddlage et laminoirs Michiels et Cie sont bâties à Eschweiler pour
fournir les rails nécessaires à la ligne Cologne- Aix à partir d'une fonte
importée de Seraing. Piedboeuf comme Michiels vont développer considérablement
leurs activités et seront parmi les créateurs de grandes entreprises qui ont
occupé une place marquante dans la métallurgie allemande jusqu'au XXe siècle.
Parallèlement, les
ressources minérales de la Ruhr suscitent de grandes convoitises. En 1849 à
Dusseldorf, la SA belgo-rhénane des Charbonnages de la Ruhr est formée sous
l'impulsion de l'ingénieur des mines montois Joseph Chaudron. Entre la fin des
années 1840 et 1855, Charles Detilleux acquiert des concessions près de
Gelsenkirchen. En 1853, un consortium mené par le recteur de l'Université de
Liège, Jean-Louis Trasenter, obtient la concession de gisements près de
Duisbourg. La SA belge des Charbonnages de Herne-Bochum réunit des actionnaires
belges et français à la fin des années 1850. Etc... Partout dans le bassin de la
Ruhr, les techniques d'étançonnage et d'extraction wallonnes se diffusent.
Derrière le fouillis des
initiatives individuelles, des logiques se dégagent. Jusqu'en 1850 environ,
l'environnement socio-économique et politique est resté instable en Wallonie.
Après l'innovation, la priorité a été accordée à une stabilisation difficile,
qui s'est notamment traduite par la main-mise de la haute finance bruxelloise
sur la majeure partie des grandes entreprises. C'est dans ce contexte que se
situent les premières politiques systématiques d'implantations à l'étranger. Un
des traits fondamentaux de la Révolution industrielle est la conception
d'entreprises intégrées, qui dominent l'ensemble de la production depuis les
matières premières jusqu'au bien fini. Il est manifeste que les métallurgistes
et chimistes wallons ont voulu assurer l'avenir en prenant sous leur contrôle le
socle, c'est-à-dire l'extraction de charbon et surtout de minerais de fer et de
zinc.
Ce souci premier s'est
rapidement étendu au delà des ressources minérales et a débouché sur les
premières contributions wallonnes notables à l'industrialisation des pays
voisins. Cockerill, la Providence, les Charbonnages et Hauts Fourneaux d'Ougrée,
d'autres encore, s'implantent dans les années 1850 dans le bassin du nord de la
France sur des sites riches en charbon. Plus ou moins contraintes, ces firmes y
développent des complexes sidérurgiques puissants. Dans les années 1860-1870,
alors que les faibles ressources belges en minerais de fer s'épuisent, ces
entreprises installent des sièges en Lorraine pour y exploiter les gisements
particulièrement importants qui y ont été découverts. L'aventure de la société
de Vezin- Aulnoye est typique de ce processus d'extension progressive. Fondée en
1858 à l'instigation d'un capitaliste hutois, Eugène Godin, elle reprend à la
société de Somme et Vezin les mines de fer de Vezin près d'Andenne, et achète
les hauts fourneaux d'Aulnoye près de Maubeuge. Elle y développe ses activités
avant d'implanter une nouvelle usine sidérurgique à Maxéville près de Nancy en
1871.
Dans la métallurgie des
non-ferreux, l'expansion périphérique a adopté le même schéma. Les producteurs
de zinc ont profité de la crise économique qui a suivi les troubles politiques
de 1848 pour prendre le contrôle des firmes allemandes qui étaient leurs seules
concurrentes. Dans La Belgique industrielle, ouvrage de prestige publié
en 1852 à la gloire d'une économie triomphante, les seuls établissements situés
à l'étranger qui font l'objet d'une gravure sont les sièges de La Vieille
Montagne à Borbeck, Mulheim-sur-la-Rhur, Oberhausen, Julien et Immekeppel.
Dans leur souci de
contrôler leurs approvisionnements et de se créer de nouveaux marchés, les
fabricants de zinc belges vont déborder des pays limitrophes dès 1853 avec la
création de l'Asturienne des Mines, qui se donnait pour but l'exploitation des
gisements de zinc d'Asturie en Espagne. Quatre ans plus tard, la Vieille
Montagne s'approprie les mines d'Ammelberg en Suède et y installe une usine de
désulfuration des blendes en 1864. C'est une expansion spatiale précoce mais
elle annonce une politique qui conduira les intérêts et les techniciens wallons
aux quatre coins du monde.
Le temps des ingénieurs et des capitalistes
La montée en puissance
des ingénieurs et celle des capitalistes sont indissociables. Avec la
dissociation croissante de la gestion industrielle et de la gestion du capital,
les techniciens de haut niveau ont vu leur rôle s'étendre et ils ont accédé à la
direction des grandes entreprises alors même que le pouvoir de prendre des
décisions stratégiques leur échappait. Instruments d'une politique financière
qui se décide en Wallonie et surtout à Bruxelles, voire à Paris, ils
s'expatrient avec les capitaux pour en contrôler l'usage et veiller à leur
rendement.
La famille Sépulchre,
originaire de Ben-Ahin près de Huy, en donne un bon exemple. L'aîné, François,
promu ingénieur des prestigieuses écoles de Liège en 1845, devient en 1852
directeur de la société de Somme-et-Vezin. En 1858, il reçoit le titre d'administrateur-gérant
et ingénieur-conseil de la SA de Vezin-Aulnoye. Ce n'est qu'à la fin de sa
carrière, en 1883, qu'il entre au conseil d'administration. Grâce à lui vont se
succéder ou se retrouver à Aulnoye ou Nancy Victor Sépulchre (sorti de Liège en
1863), Armand (1869), Léon (1870), Remy (1876), Joseph (1880) et Gustave (1882).
De nombreux ingénieurs
belges exerceront aussi des fonctions de direction en Allemagne et dans d'autres
pays à partir des années 1850, mais c'est surtout à la fin du XIXe et au début
du XXe siècle qu'ils se retrouveront à l'avant-garde d'une formidable expansion,
en compagnie d'autodidactes brillants comme Solvay ou Empain.
1. Nach Oosten
bis. L'industrialisation de la Russie
Le rôle de la société
Cockerill fut décisif dans la genèse de la folie russe qui saisit les capitaux
belges. Déjà le fondateur s'y était attaqué; c'est d'ailleurs à Varsovie qu'il
meurt en 1840. Après son décès, ses entreprises sont transformées en une société
anonyme. Entré dans le conseil d'administration en 1865, le baron de Sadoine fut
un gestionnaire avisé mais aussi très imaginatif. C'est lui qui prit
l'initiative de visiter la Russie et d'en explorer les potentialités. Soutenu
par le président du conseil, le hutois Charles Delloye-Matthieu, il s'inscrit
dans le droit fil de la tradition d'appropriation des matières premières en
prenant des intérêts dans le bassin minier de Krivoï-Rog vers 1875.
La dépression
internationale qui affecte la sidérurgie européenne depuis 1873 retarde ses
projets. Ce n'est que onze ans plus tard, en 1886, qu'une alliance avec les
Aciéries Praga de Varsovie débouche sur la constitution de la puissante Société
métallurgique Dniéprovienne du Midi de la Russie. En 1896, la firme installe
également un complexe dans le bassin charbonnier du Donetz. Un an plus tôt, des
administrateurs de Cockerill s'étaient associés à la Société métallurgique d'Aiseaux
en France, pour établir les Chantiers navals, Ateliers et Fonderies de
Nicolaïeff, réalisant ainsi un projet du baron de Sadoine vieux de vingt ans.
A partir de 1895 environ,
260 sociétés étrangères dont 160 belges vont suivre le chemin tracé par
Cockerill. Boris Chlepner n'a pas hésité à parler d'une "croisade des capitaux
belges en Russie", et Eddy Stols à qualifier la Russie méridionale de "province
industrielle belge". "Dans cette expansion", écrit Roger Cavenaille, "les
Wallons et particulièrement les Liégeois ont eu une part prépondérante"
(5).
Sur la seule année 1895, les Aciéries d'Angleur et la Société des Outils de
Saint-Léonard sont à l'origine de la Société métallurgique russo- belge; le
groupe Chaudoir crée la Société russe de Fabrique de Tubes; l'Espérance-Longdoz
bâtit la SA des Hauts Fourneaux de Toula; un consortium franco-belge qui
regroupe la SA d'Ougrée, les Tôleries liégeoises et les Tubes à Louvroil fondent
la Société métallurgique des Aciéries de Taganrog.
En dix ans à peine, la
Russie est dotée d'une sidérurgie et d'une industrie extractive moderne grâce à
cet énorme transfert de technologies et de capitaux. La crise de surproduction
de 1900-01 élimine les projets mal conçus et calme la fièvre des
investissements. Après quelques hésitations, les firmes les plus solides
recouvrent rapidement une grande prospérité. Ces succès ont été rendus possibles
par des techniciens d'élite qui ont dirigé la construction des entreprises et
monopolisé les postes de direction. Les ingénieurs belges en Russie, pour la
plupart des Wallons, sont au nombre de quatre-vingt et un en 1901, de cent
soixante-deux en 1911. Il faut bien dire que certains y ont laissé dans la
mémoire des gens du cru le souvenir de leur morgue autant que de leurs
réalisations...
Ils n'en ont pas moins
apporté une contribution notable à la naissance d'une nouvelle puissance
industrielle. Sur une moindre échelle, les financiers et les ingénieurs wallons
ont également participé au développement d'un autre grand pays, la Chine. Les
histoires populaires rappellent les deux visites du vice-roi Li-Hung-Chang aux
usines Cockerill de Seraing en 1884 et 1896. La première fut l'amorce d'une
collaboration. Une aciérie et des charbonnages sont ouverts près de Shangaï et
la direction en est confiée au Liégeois Emile Braive. A la même époque, le baron
de Sadoine qui s'est retiré en 1886, décide d'occuper utilement sa retraite. Il
visite la Chine et y multiplie les contacts. En 1890, Cockerill s'associe à la
construction du premier grand complexe sidérurgique chinois à Hanyang près de
Hankow. La firme sérésienne fournit du matériel, des capitaux, des cadres et
participe à la formation des ouvriers locaux.
La Chine étant désireuse
de se doter d'un réseau de communications efficace, d'un réseau ferroviaire à la
mesure de ce pays gigantesque, grâce aux efforts conjoints du roi Léopold II, du
baron de Vinck et d'Emile Francqui, la Société d'Etudes des Chemins de Fer en
Chine obtint la concession de la ligne de Pékin à Hankow. Cet énorme chantier de
1.200 kilomètres fut dirigé par l'ingénieur Jean Jadot, né à On près de Jemelle
en 1862. En menant à bien ce projet fou, en réussissant notamment la prouesse
technique de lancer sur le fleuve Jaune un pont de 3 kilomètres, il bâtit une
réputation qui lui permettra d'accéder à la direction de la Société générale.
Près de trente entreprises de notre région profitèrent de ce marché fabuleux de
1898 à 1905. Avant 1914, quelques autres Wallons oeuvrèrent à l'expansion du
réseau chinois et certains occupèrent des postes de haut rang dans
l'administration des communications.
En agissant de la sorte,
ils contribuaient à maintenir l'indépendance de la Chine lourdement grevée par
le système des concessions et les visées des puissances occidentales ou du
Japon. Appelés par les gouvernements locaux, plusieurs de leurs compatriotes,
tels Gustave Rolin ou Emile Jottrand, tentèrent à la fois de moderniser et de
préserver des pays comme la Perse (Iran) et le Siam (Thaïlande) contre les
projets de colonisation ou de mise sous tutelle dont ils faisaient l'objet. Au
Maroc, l'expansion wallonne tint, mutatis mutandis, un rôle similaire à
celui joué en Chine.
2. De Paris à Héliopolis :
l'installation d'équipements urbains dans le monde entier
Souvent, l'expansion de
la sidérurgie wallonne a eu pour point de départ des tentatives de décrocher le
marché de la construction des lignes ferroviaires. Ce fut déjà le cas en
Rhénanie et en Bavière dans les années 1850, puis en Autriche, en Hongrie, en
Italie, en Espagne, etc... Dans les années 1880-1910, les sidérurgistes wallons
ont obtenu des contrats non seulement en Russie et en Chine mais aussi dans le
monde entier. De 1886 à 1888, les ateliers de Tubize équipent le premier tronçon
iranien. En 1888, les ateliers montois Achille Legrand sont au Maroc. En 1890,
des Wallons travaillent aux chemins de fer vénézuéliens, d'autres étudient la
faisabilité de la ligne des Andes ou s'associent en 1906 à la Société d'Etudes,
de Construction et d'Exploitation des Chemins de Fer du Chili. On connaît par
ailleurs la part prise dans l'exploitation de nombreuses lignes par la Compagnie
internationale des Wagons-Lits, fondée par le Liégeois Nagelmackers.
La révolution des
communications est solidaire de l'urbanisation effrénée qui distingue le XIXe
siècle. La croissance des villes, la naissance des grandes agglomérations posent
d'énormes problèmes en termes d'équipements collectifs, notamment d'hygiène
publique, ainsi qu'en termes de communication. Comment assurer la cohérence
d'ensembles spatiaux alors que leur extension, la densité et souvent l'anarchie
du bâti pèsent sur les relations entre les divers composantes ou quartiers ?
Après la longue dépression des années 1873-93 durant laquelle la sidérurgie du
fer cède la place à celle de l'acier, la technologie des tramways à traction
électrique apparut comme la solution idéale pour réintroduire une unité et une
fluidité dans les grandes villes.
Dès 1874 en fait, la
Société générale des Tramways "invente" le marché et obtient des concessions à
Trieste, Naples, Elberfeld-Barnum et Lemberg. Elle est absorbée en 1882 par un
groupe multinational, la Société des Chemins de Fer économiques. En 1891, alors
que la technique de traction électrique fait ses premiers pas, Edouard Empain,
aîné des sept enfants d'un instituteur de Beloeil, né le 20 septembre 1852,
saisit ce filon avec beaucoup d'intelligence et de ténacité. D'abord employé et
cadre au sein de la Société métallurgique à Bruxelles, il crée en 1881 la
Compagnie générale de Railways à Voie étroite, puis organise une structure
capitaliste remarquable par sa souplesse et son efficacité. Dans la dernière
décennie du XIXe et au tout début du XXe siècle, il installe des réseaux urbains
en France, en Espagne, en Russie, en Chine et en Egypte. L'achèvement du
métropolitain de Paris en 1905 lui vaut une grande réputation. Dans la filière
classique des chemins de fer traditionnels, il participera aussi à l'aventure du
Grand Central Sud-Américain et à l'équipement du Congo.
Le Congo, colonie belge à
partir de 1885, fut évidemment la terre d'Afrique où s'illustrèrent le plus les
Wallons. Depuis les explorateurs, fonctionnaires et colons de la première heure
jusqu'aux ingénieurs, tel Jean Jadot, pionnier de l'expansion belge en Chine et
en Afrique qui, avec Edouard Empain et bien d'autres moins connus, est à
l'origine du réseau de voies ferrées dont sera dotée l'Afrique centrale, qui
permettra la mise en valeur et l'exploitation de ces vastes territoires.
Edouard Empain, créateur
de la Société des Chemins de Fer du Congo supérieur aux Grands Lacs, ne fut pas
que l'homme des succès économiques obtenus par un mélange d'audace et de
pragmatisme; il fut aussi l'âme d'un projet fou digne des mille et une nuits.
Fasciné par l'Egypte, il achète, en 1905, 8.000 hectares de terre à une dizaine
de kilomètres du Caire. Aux portes du désert, il fait bâtir, sous la direction
d'ingénieurs liégeois, une ville nouvelle, moderne, parfaitement équipée, qui
comptera 25.000 habitants en 1930 et 80.000 en 1950 : Héliopolis. C'est là qu'il
sera enterré en 1929.
Le groupe Empain ne fut
pas le seul à occuper le marché des vicinaux. La Professeur Ginette Kurgan-Van
Hentenryk note que, déjà en 1895, à peu près quarante sociétés de tramways
totalisant un capital de plus de 100 millions de francs étaient sous contrôle
belge
(6).
De Buenos Aires à Sébastopol et de Beyrouth à Bangkok, des capitaux et des
techniciens wallons ont contribué à la diffusion de ce mode de transport.
Parallèlement, d'autres équipements urbains ont rapidement attiré l'attention
des entreprises wallonnes. Naturellement intéressé par l'électricité et ses
débouchés, Edouard Empain reprend en 1904 les ateliers fondés par Julien Dulait
et constitue la société des Ateliers de Construction électrique de Charleroi,
les ACEC, qui multipliera les chantiers à l'étranger. Les Carolorégiens ont été
particulièrement actifs en Russie.
Dans le vaste secteur des
travaux d'hygiène publique, la société des Vennes a également rayonné dans le
monde entier. L'usine des Vennes fut rachetée en 1857 par un jeune français âgé
de 26 ans, Léopold de la Vallée-Poussin. Perpétuellement à cours de capitaux et
au bord de la faillite, il met au point un montage un peu semblable à celui que
perfectionnera Empain. Il s'efforce d'obtenir des concessions de distribution
d'eau dans les grandes villes et charge des sociétés locales de les gérer. La
construction offre un débouché à sa fabrique de tuyaux et conduites, et les
bénéfices supportent de nouvelles extensions. Dans les années 1860, il démarre
le système en achetant la concession de la distribution d'eau de la banlieue
ouest de Paris. Dès 1866, il est chargé de placer 90 kilomètres de conduites à
Barcelone et l'année suivante, 77 kilomètres à Rome. De La Vallée diversifie ces
activités à cette époque en achetant des usines de gaz, notamment à La Louvière
et Jemappes.
Les remous autour de la
guerre franco-prussienne de 1870 manquent d'emporter toute l'entreprise, mais,
vers 1875, les ingénieurs et ouvriers des Vennes placent des canalisations d'eau
et de gaz à Philippoli, Salonique et Constantinople, puis à Smyrne et Izmir. Dès
1887, une filiale est établie au Japon. En 1890, les Liégeois sont présents
simultanément en Espagne, à Santander et Alicante, et en Zambie! La firme
étendra encore ses activités de la Suisse au Maroc jusqu'au Vénézuela et au
Brésil.
Durant les dix premières
années du XXe siècle, la Wallonie est au sommet de son expansion. A la veille de
la première guerre mondiale, un ingénieur belge sur dix travaille à l'étranger,
mais l'empire russe ne recense que 2.000 citoyens belges au sein de son immense
population. La tradition populaire a retenu le souvenir des colonies wallonnes
d'ouvriers spécialisés à Dusseldorf, ou le petit "Liège en Russie" de Toula; le
fait est que ces peuplements n'ont impliqué qu'une main-d'oeuvre hautement
qualifiée aux effectifs faibles. C'est bien la démonstration du paradoxe que
nous avons évoqué d'entrée de jeu : une expansion remarquable et une émigration
modeste.
3. Entre traditions et ruptures.
L'émigration wallonne vers l'Amérique
L'origine en est commune;
c'est à nouveau la Révolution industrielle. En Wallonie, elle a pris une forme
relativement polarisée, c'est-à-dire marquée par une concentration des capitaux
et des moyens de production à Verviers, Liège, Charleroi, La Louvière et dans le
Borinage. Des flux intenses vers ces aires modifient fondamentalement la
répartition spatiale de la population. Par le biais de ces transferts, la
croissance industrielle absorbe la majeure partie de l'expansion démographique.
C'est pourquoi, contrairement aux pays plus tardivement développés du nord et du
sud de l'Europe, la Wallonie ne participe que peu à "l'explosion blanche" du
XIXe siècle, qui peuple l'Amérique, l'Australie et des étendues plus ou moins
vastes de l'Afrique et de l'Asie.
Certes, le constat
souffre des exceptions. Dans les premiers temps de l'industrialisation, son
impact s'est révélé insuffisant, en particulier dans les régions périphériques.
Entre 1830 et 1844, 85 % des émigrants belges qui se rendent aux Etats-Unis
proviennent de la seule province de Luxembourg. Cela correspond à environ 1.150
personnes qui quittent surtout les alentours d'Arlon et de Virton pour aller
s'établir dans l'Ohio, le Michigan et l'Illinois.
Dans un contexte de crise
agricole, de 7 à 8.000 Brabançons et Namurois ont été saisis par le rêve
américain entre 1852 et 1857. Fait rare, à partir du premier départ compact de
quatre-vingts et une personnes originaires de Grez-Doiceau en mai 1853, ce fut
une immigration organisée. Les armateurs d'Anvers menèrent une véritable
campagne de recrutement. Surtout dirigée vers le Wisconsin, en particulier les
environs de Green Bay, cette vague circonscrite dans le temps et l'espace fut
l'origine de la seule colonie wallonne de quelque importance aux Etats-Unis.
A cette émigration rurale
traditionnelle succèdent des mouvements plus limités qui impliquent des ouvriers
qualifiés. Ici aussi, le contexte de la longue dépression économique des années
1873-93 est indissociable des origines, d'autant qu'elle s'accompagne d'une
montée des tensions sociales. En 1884, le syndicat américain des Chevaliers du
Travail apporte son soutien aux verriers carolorégiens engagés dans une grève
très dure. Après les grandes émeutes de 1886, plusieurs centaines d'entre eux
vont quitter le Hainaut pour une région des Etats-Unis à la structure économique
fort semblable mais aux salaires plus élevés, la Pennsylvanie, où ils trouveront
à exploiter leurs qualifications. De nombreux mineurs de charbon prendront le
même chemin pour les mêmes raisons. Jusqu'à la première guerre mondiale, le
bassin de Charleroi se distinguera des autres centres industriels wallons par la
relative importance de ses flux migratoires, alimentés par des familles allant
rejoindre leurs parents partis en pionniers.
A l'aube du XXe siècle
cependant, les Etats-Unis recensent moins de 30.000 citoyens originaires de
Belgique, et l'on a toutes les raisons de croire que la grande majorité d'entre
eux provenaient de Flandre. Globalement, il est indéniable que le développement
économique de la Wallonie a stabilisé sa population.
Le caractère ponctuel et
limité des quelques mouvements à destination de l'Amérique du Sud ou de
l'Afrique ne fait que confirmer cette conclusion. Même le Congo belge et le
Rwanda-Burundi ne font pas exception. Certes, des Wallons s'y sont illustrés
mais à des postes de direction et en nombre limité. Ces contrées n'ont pas été
perçues comme des colonies de peuplement et les différents gouvernements
nationaux ont mené une politique délibérée de forte sélection des émigrants
tentés par les tropiques.
Le XXe siècle. Un déclin annoncé
L'exode de capitaux et de
techniciens brillants et ambitieux occupe une place décisive dans l'histoire
économique et sociale de la Wallonie. La longue dépression de 1873-93 trouve
déjà son origine dans une surproduction qui, elle-même, s'explique par la montée
de nouvelles puissances industrielles, y compris celles au développement
desquelles l'argent et le savoir wallons ont contribué, comme l'Allemagne et la
France. Au delà et jusqu'à la première guerre mondiale, l'économie belge
bénéficie d'une croissance qui cache la médiocrité relative de sa performance
dans le contexte économique international.
Parallèlement, le
savoir-faire wallon continue à s'exporter. Les contributions à
l'industrialisation de la Russie et de la Chine sont des exemples brillants,
mais des équipements modernes sont également vendus à l'Autriche, l'Espagne ou
l'Italie avant la Première Guerre mondiale. Cette politique résulte de
contraintes. Puissante économiquement, inexistante politiquement, la Wallonie a
été bloquée par la montée des nationalismes européens, surtout après 1880.
Si les Wallons ont créé
des aciéries en Lorraine, par exemple, c'est parce que les Français n'ont
consenti à accorder les concessions de minerais dont nos sidérurgistes avaient
besoin qu'à la condition qu'un projet industriel local y soit associé. Après la
guerre de 1870, l'Allemagne unifiée ira plus loin. Quand Emile Delloye-Orban
veut fonder, en 1898, la société de S'ambre-et-Moselle, en réunissant des
établissements hennuyers et lorrains, il doit accepter que les capitaux
allemands dominent largement, même si les Wallons monopolisent les postes de
direction et apportent la technologie. La nouvelle entreprise fait d'ailleurs
construire une aciérie par Cockerill en 1902. Même le Brabançon Ernest Solvay,
qui révolutionne la chimie industrielle en mettant au point le procédé de
fabrication de la soude au début des années 1860, ne parvient à conquérir les
marchés étrangers qu'en multipliant rapidement les constructions d'usines en
France d'abord, puis en Allemagne, en Autriche- Hongrie, en Russie et aux
Etats-Unis.
De tels exemples
pourraient être multipliés sans peine. Brimés par des tarifs protectionnistes,
les industriels wallons n'ont souvent réussi à accéder à des marchés étrangers
qu'en y investissant sur place. Ce fut notamment le cas des sidérurgistes en
Russie. En ce sens, la fabuleuse expansion des années 1870-1914 a posé les
jalons du déclin wallon. Elle a tenu lieu de projet industriel dans l'illusion
d'un monde infini dont le développement continuerait à ouvrir de nouveaux
marchés à haut profit. Un évident complexe de supériorité des techniciens
wallons a certainement favorisé cette tendance, mais la dissociation entre
l'industrie locale et une finance de plus en plus internationale a sans doute
été l'élément majeur.
Dès 1906, l'économiste
Georges De Leener attaquait sèchement les banques qui "se sont soustraites à
leur mission patriotique. Plus préoccupées de spéculation et d'émission, elles
ont laissé péricliter des entreprises qu'elles eussent facilement maintenues au
niveau des derniers progrès de l'outillage et de la méthode"
(7).
Le défaut d'investissements a été la source du vieillissement de nombreux outils
de production alors que des équipements modernes étaient installés à l'étranger
à l'aide de capitaux belges, donc participaient à la naissance ou à
l'affirmation de nouveaux concurrents. C'est ce double processus qui prépare la
transformation des crises conjoncturelles en une profonde crise structurelle
dont la Wallonie souffre toujours.
Certes, il n'y eut pas
une rupture nette et radicale, mais bien un essoufflement progressif. Les
Wallons sont toujours à l'oeuvre lors de la construction de lignes ferroviaires
comme le Transiranien entre 1927 et 1938, ou le chemin de fer du Nordeste en
Colombie de 1923 à 1939. Dans le domaine du génie civil, les Pieux armés
Frankignoul acquièrent une dimension mondiale dans l'entre-deux-guerres. Le
groupe Solvay, malgré la perte après 1945 d'un tiers de son potentiel industriel
situé dans l'est de l'Europe, a diversifié ses activités et est resté la seule
"multinationale belge", avec des usines et filiales dans le monde entier.
Parallèlement, la
Wallonie n'est pas, plus qu'au XIXe siècle, devenue une contrée d'émigration. Au
contraire, pour pallier aux effets de la chute de la natalité et aux exigences
de la main-d'oeuvre locale, les industriels vont susciter d'énormes apports
migratoires. Les Flamands d'abord viendront en grand nombre, puis les Polonais
et surtout les Italiens, à partir de l'entre-deux-guerres. En Wallonie, le flux
se tarit dès les années soixante après la fermeture des charbonnages et à
l'amorce du long et pénible effort de restructuration de la sidérurgie. Le
recensement de la population du 1er mars 1991 a indiqué qu'aucun pays de l'Union
européenne ne comptait une proportion aussi forte d'étrangers que la Région
wallonne, hormis le seul Grand-Duché de Luxembourg.
Les chiffres actuels de
11,4 % et 370.420 personnes ne tiennent pourtant pas compte des nombreuses
naturalisations, mais toutes les perspectives démographiques attestent que, à
l'avenir, la pluri-ethnicité ira croissant, que le poids de l'étranger en
Wallonie va continuer à se développer. Pour une contribution sur les Wallons à
l'étranger, c'est une conclusion pour le moins paradoxale mais l'ouverture
wallonne sur le monde, ce sont aussi nos immigrés...
Orientation bibliographique
4. P. LEBRUN, e. a.,
Essai sur la révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles,
1979, p. 177.
5. R. CAVENAILLE, La participation liégeoise au développement économique du
midi de la Russie (1885-1914), dans L'Athénée, 1979, n 1, p.20.
6. G. KURGAN VAN HENTENRYK, La Wallonie, le Pays et les Hommes, Histoire -
Economies - Société, dir. Hervé HASQUIN, T. 2, Bruxelles, La Renaissance du
Livre, 1980, p. 40.
7. G. DE LEENER, Ce qui manque au commerce belge d'exportation,
Bruxelles- Leipzig, 1906, p. 287.
Cl. BRUNEEL, Belgique et Grand-Duché de Luxembourg, in A. Eiras-Roel et
A. Fauve-Chamoux, Long Distance Migration, 1500-1900, Paris,
I.C.H.D., 1990, pp. 45-60.
M. DUMOULIN et J. HANOTTE, La Belgique et l'étranger, 1830-1962.
Bibliographie des travaux parus entre 1969 et 1985, in M.Dumoulin et E.
Stols, La Belgique et l'étranger aux XIXe et XXe siècles, Bruxelles,
Nauwelaerts, 1987, pp. 245-323.
M. DUMOULIN, Présences belges dans le monde à l'aube du XXe siècle,
Louvain- la-Neuve, Academia, 1989.
M. ORIS, Bibliographie de l'histoire des populations belges. Bilan des
travaux des origines à nos jours, Liège, Derouaux Ordina, 1994.
E. STOLS et E. WAGEMANS, Montagnes russes. La Russie vécue par des Belges,
Bruxelles, EPO, 1989.
(Michel Oris,
Jean-François Potelle, Les Wallons hors de la Wallonie, dans
Wallonie. Atouts et références d'une
Région, (sous la direction
de Freddy Joris), Gouvernement wallon, Namur, 1995.)