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Envisager le futur de l’Internet dans la
stratégie de Lisbonne |
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Résumé
Le monde de l’Internet et, dans son ensemble, la société de l’information, ont été perçus comme extrêmement prometteurs et parfois même complètement libérateurs. Mais cela a aussi effectivement laissé craindre, au-delà de ces progrès manifestes, un écart de développement avec des laissés-pour-compte, incapables de suivre ces évolutions. Un danger nouveau est apparu de « fracture numérique », hélas trop souvent analysé seulement à l’aune d’Internet et en fonction de la maîtrise de cet outil.
La réduction de la fracture numérique est devenue impérative pour l’Europe, par rapport surtout à l’objectif assigné par l’Union européenne au Conseil européen de Lisbonne 2000, pour « une économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde. » Cependant, l’Agenda de Lisbonne, pierre angulaire de notre société européenne contemporaine, devrait éviter de faire la confusion entre « société de l’information » et « société de la connaissance. »
Or, sans négliger ni sous-estimer l’importance de l’inclusion sociale conditionné par la fracture numérique, il faudra admettre que ces débats risquent d’occulter les contradictions autrement plus préoccupantes qui existent entre « digital » et « sociétal. »
L’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication
Il faut bien reconnaître que l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) a, dès les années 1990, fait rentrer notre société dans une ère de changements très rapides qui ont bouleversé le mode de gestion des entreprises et des administrations les plus avancées, ainsi que le quotidien des citoyens.
Dès lors, le monde de l’Internet et, dans son ensemble, la société de l’information, ont été définis, parfois trop hâtivement par certains « faux prophètes » au travers des médias, comme extrêmement prometteurs et complètement libérateurs.
Mais cela a aussi effectivement laissé craindre, au-delà de ces progrès manifestes, un écart de développement avec des laissés-pour-compte, incapables de suivre ces évolutions. Très vite, le danger d’une « fracture numérique » est apparu. La mesure de cette fracture, hélas trop souvent analysée seulement à l’aune d’Internet et en fonction de la maîtrise de cet outil, n’a pas été prise dans sa vraie dimension ni considérée dans sa vraie nature.
La réduction de la fracture numérique est devenue un impératif pour l’avenir de l’Europe, par rapport surtout à l’objectif que s’était assigné l’Union européenne depuis le Conseil européen de Lisbonne 2000, de « devenir l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde. »
L’Agenda de Lisbonne peut être en effet considéré comme la pierre angulaire de notre société européenne contemporaine, surtout à partir du moment où la confusion ne devait plus être faite entre « société de l’information » et « société de la connaissance. » A partir de ce moment, il devenait tout de même difficile de confondre encore les problèmes posés par l’accès à une foule d’informations circulant sur Internet, avec la possibilité de trier ces informations, de les comprendre, de les assimiler et de les utiliser comme véritables enrichissements intellectuel, social et humain.
Sans négliger ni sous-estimer l’importance de l’inclusion sociale, qui serait mise en cause par la fracture numérique, et après avoir bien considéré ces deux champs respectifs de l’information et de la connaissance, il devient nécessaire de ne pas occulter l’émergence d’une opposition entre le nouveau monde « digital » et d’autre part les vraies forces vives de nos territoires sur un mode « sociétal. »
Ce sera certainement la meilleure approche prospective pour comprendre certes le futur d’Internet, mais surtout pour envisager et construire l’avenir de notre société européenne.
Une « fracture numérique » résorbable technologiquement ?
La « fracture numérique » qui, selon certains, s’expliquerait d’abord par de simples considérations technologiques - tuyaux et branchements -, doit toutefois également prendre en compte une capacité plus ou moins égale, d’accès à Internet, en termes financiers et en termes d’expertises. Elle s’aggraverait et, de ce fait, poserait le problème de la cohésion sociale en termes de connaissances scientifiques, administratives et d’inégalités pour l’ensemble des citoyens face à la disponibilité permanente sur Internet.
Le risque encouru par une société à plusieurs vitesses est ainsi mesuré, non pas prioritairement sur l’importance des connexions, mais sur les besoins et attitudes des utilisateurs effectifs (the haves, en anglais), aussi bien que des non utilisateurs (the have-nots).
Considérant qu’un pays ne peut devenir pleinement démocratique que par l’assurance donnée à ses citoyens d’un accès égal à l’information, sa liberté d’expression serait favorisée surtout par la mise en place du « haut débit », panacée universelle et nouveau vecteur de l’inclusion sociale !
D’aucuns prétendent que la « classe créatrice », telle que définie par Richard Florida à partir de l’émergence et du développement du nombre de scientifiques, d’ingénieurs ou d’artistes, utilise Internet dans ses applications les plus poussées, aussi bien sur les lieux de travail qu’à domicile. Pour cette catégorie, l’accès au « haut débit » et le renouvellement constant des outils pour suivre les développements les plus performants est un impératif.
Et sur ce constat de dynamique et de développement social et économique, cette fracture numérique entre citoyens semble encore menacer de ruine les fondations mêmes de la société de la connaissance.
La stratégie de Lisbonne et le « gap » avec les USA
L’Agenda de Lisbonne a longtemps été pris pour le moteur d’impulsion de la société européenne à travers la promotion de l’information. Depuis 2000, la création d’une société de l’information pour tous a été considérée comme le principal élément-clé de la réussite de l’Europe dans son ambition de « devenir l’économie de la connaissance la plus dynamique et la plus compétitive du monde. » Seul cet indicateur devenait visible et les observateurs économiques et sociaux, complètement rivés sur lui, en semblaient obnubilés jusqu’à ce que les objectifs de Barcelone sur les 3% du PIB en dépenses de R&D deviennent le nouveau point de mire !
En fait, huit axes de développement, parmi lesquels est compté l’indicateur relatif à la société de l’information pour tous, figuraient sur ce tableau de bord de Lisbonne. Les écarts de performances - développement économique, esprit d’entreprise et organisation en réseaux, capital humain, capital social, développement durable, etc. - ont été mesurés entre l’Union européenne et les autres grandes économies, notamment celle des Etats-Unis.
Or, malgré l’indéniable – pourrait-on dire l’inéluctable ? - creusement de cet écart global au désavantage de l’Europe, les performances relatives à la société de l’information étaient de plus en plus honorables pour l’Europe, notamment dans les pays nordiques, sans expliquer pour autant les contre-performances économiques.
L’activation d’autres valeurs, en opposition avec les techniques que représentent l’adoption et l’utilisation de l’Internet par les entreprises, les acteurs de la connaissance et les citoyens en général, s’avèrent autrement plus déterminantes, comme cela est observé plus loin.
Information versus Connaissance
Il devient dès lors nécessaire de faire la distinction entre « connaissance » et « information », alors même que, pour la première fois dans notre histoire, les nouvelles capacités pratiques d’accès à tous types d’information, en « navigation » sur ces océans de connaissances incorporées dans Internet, aurait tout lieu de nous rassurer.
Cette réflexion peut paraître pertinente lorsque l’information est traitée comme une substance en soi et se suffisant à elle-même, disponible, facile à s’approprier ou, au contraire, destinée à être remplacée par une banque de données, quitte… à être perdue, retrouvée, retranscrite, capitalisée, dénombrée, comparée et ainsi de suite.
La connaissance, en revanche, ne se « manipule » pas de la sorte, que ce soit pour en faciliter la transmission et la réception ou que ce soit pour une gestion en termes de quantités. Elle est difficile à capter et difficile à transférer. Ce ne peut plus être un problème d’obtention comme pour l’information, mais ça devient un problème de « digestion. »
Shannon, en 1948 déjà, définissait l’information comme un ensemble de messages compréhensibles à la fois par l’émetteur et par le récepteur et, pour lui, « les aspects significatifs de la connaissance permettent de déduire que le message réel et définitif aura été sélectionné parmi une quantité d’autres messages possibles… »
Le récepteur, sous une forme linéaire et traditionnelle, procède entre une série d’informations au choix de l’une d’entre elles en vue de se mettre en phase avec une action en cours ou de lancer une action projetée. Avec une telle approche prédéterminée, la communication et l’apprentissage se réalisent répétitivement et efficacement.
Le processus d’acquisition de la connaissance est plus complexe, ouvert, négociable et porteur de désaccords et de contestations, sinon de dissonances, ne serait-ce que par les différentes interprétations auxquelles il peut donner lieu. Son organisation implique une phase d’exploration (recherche fondamentale), une phase d’examen (méthodes des essais et des erreurs, recherche appliquée, etc.) et une phase d’exploitation (commercialisation).
La connaissance elle-même, divisée en savoir tacite (interactif, implicite, encodé) et savoir codifié (ouvert, explicite, décodé), permet de faire la transition entre la simple information et l’intégration de savoirs et de savoir-faire. Benjamin Franklin pouvait résumer ce principe en affirmant : « You tell me, I forget ; you teach me, I remember ; you involve me, I learn. »
L’importance accordée aux hommes en fonction de leur rôle de créateurs ou de porteurs de connaissance, engage les organisations à réaliser que la connaissance réside moins dans ses banques de données que dans les hommes eux-mêmes.
On prétend que si la NASA voulait à nouveau aller sur la lune, il lui faudrait repartir de zéro, non pas que la NASA ait perdu les données chiffrées qu’elle avait enregistrées en cette occasion, mais tout simplement par faute d’expertise humaine.
Tout ce débat, en constant mouvement, sert principalement à souligner comment le langage d’information et de technologie peut occulter les composantes sociales et institutionnelles. Il peut suggérer que l’information est indifférente aux institutions, organisations et aux contraintes matérielles, alors même que les contraintes immatérielles (software) permettent en réalité des changements du pouvoir institutionnel.
Comme Peter Lyman (Berkeley), l’a prétendu, le fait de s’attacher au côté informationnel et social de la propriété intellectuelle ne permettra pas d’évacuer les aspects institutionnel et social. Cela risque au contraire de produire une politique défectueuse, de conduire à l’adoption de mauvaises lois et d’affaiblir en définitive les institutions publiques elles-mêmes.
Un ordre « digital » substitué à une vie « sociétale » ?
Il faut alors admettre que de nombreuses objections et contestations restent à lever à propos de l’impact humain et social sur la consolidation de la croissance et du progrès induits par l’émergence de la société de l’information.
Concomitamment, d’aucuns évoquent l’éclosion et la multiplication des « clusters » pour étayer la thèse d’une civilisation se « digitalisant » au même rythme que la globalisation de l’économie. Ces thèses, qui n’ont que le mérite pédagogique d’apporter une simplification à la compréhension de notre civilisation, finissent par nier l’importance des relations sociales et la valeur des échanges de proximité dans le développement économique.
La Silicon Valley, par sa référence à l’informatique, à l’électronique et à Internet, ainsi qu’aux échanges planétaires optimalisés dans une économie globale, se serait d’ailleurs imposée comme le modèle du genre, véritable parangon de la prospérité et de l’attractivité des territoires qui réussissent.
Selon une mythologie tout nouvellement créée, le monde virtuel aurait fait perdre à la géographie toute signification… un peu comme si la notion de « digital » devait de plus en plus s’opposer et se libérer des contraintes d’ordre sociétal qui inhibaient les populations.
Aujourd’hui encore, nombre d'économistes continuent de prédire l'incohérence de ces concentrations et l’abolition prochaine des distances. Pourtant, sans jamais perdre le bénéfice de sa composante digitale (ou numérique), la persistance de la dimension locale et sociale dans ce contexte particulier répond essentiellement à une organisation distribuée en réseaux. Tout dans la Silicon Valley, depuis l'éclosion d’idées inspirées, jusqu’au cumul de richesses phénoménales, conspire à provoquer la transformation de réseaux d’ordre sociétal en réseaux d’ordre digital.
Alfred Marshall avait déjà souligné au tout début du siècle précédent combien les forces sociales à l’intérieur même les clusters peuvent constituer des facteurs de renforcement des forces économiques. De la même façon, Ana-Leen Saxenian attira dès le milieu des années 80, notre attention sur le rôle primordial des forces sociales dans le développement de la Silicon Valley, considérées ainsi comme la clé du succès par rapport à des structures telles que la Route 128 dont la culture, fondamentalement différente, n’a pas permis de réussir alors que les ingrédients technologiques et économiques étaient a priori supérieurs.
Pour expliquer le succès de la Silicon Valley, elle n’hésite pas à souligner le rôle joué par les réseaux d’entreprises et les multiples échanges de pratiques de ces entreprises, en dépit des règles traditionnelles de la concurrence. A l’opposé, les entreprises de la Route 128 qui n’ont jamais été encouragées à « fraterniser » ni à coopérer, se sont trouvé isolées de leur milieu, et alors empêchées de réaliser cet écosystème solidaire si porteur de réussite et d’avenir.
Comme résultat, cette dernière région s’est avérée beaucoup moins performante et apte à réagir ou s’adapter aux évolutions des marchés, notamment quand son cœur de métier et ses produits axés principalement sur l’industrie du mini-ordinateur, ont été « attaqués » et débordés par le marché émergeant du PC.
Il reste indéniable que le succès de la Silicon Valley, selon John Seely Brown et Paul Duguid, « doit être compris non pas au niveau des performances d’acteurs individuels, mais plutôt en fonction de leurs interactions entreprises en commun. »
Les deux économistes affirment que la Valley est avant tout « un système écologique interdépendant, construit autour d’une société de la connaissance entièrement responsabilisée. En aucun cas, ce ne peut être simplement, insistent-ils, un système auto-organisé et équilibré autour de micro-organismes spontanément éclos. »
Il nous font parvenir à la conclusion que la Valley a sans doute trouvé grand avantage à cultiver cette éclosion d’activités plus ou moins spontanées issues de la « main invisible » du marché, mais qu’elle a tout autant bénéficié de l'intervention de la « main visible » des pouvoirs publics locaux et des institutions en place…
L’environnement institutionnel dans lequel les entreprises baignent et au milieu duquel les citoyens évoluent, doit sans doute son aptitude à atteindre de grandes performances commerciales et économiques à des capacités d’auto-organisation, autant qu’à des choix politiques judicieux de la part des autorités publiques régionales et des institutions intermédiaires de proximité.
Ces capacités peuvent être largement amplifiées par Internet, mais avec la nécessité de les améliorer toujours au service des intéressés sans exclusives ni exclusions.
Prospective de l'Internet - Foresight of the Internet
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