À l’âge de 15 ans, Arille Carlier, alors
étudiant à l’Athénée de Charleroi (1899-1906), publie un conte en wallon
dans l’hebdomadaire L’Tonia d’Chalerwet. Quatre ans plus tard (1906),
il poursuit sa carrière littéraire en créant une revue, Le Sillon, et
collabore au mensuel L’Envol. C’est de la revue Le Sillon que
sera issue La Jeune Wallonie que Carlier abandonnera à la direction
heureuse de René Dethier. Dialectologue et folkloriste, Arille Carlier est à
l’origine de la Fédération littéraire et dramatique wallonne du Hainaut,
avec Alphonse Libert, Jules Vandereuse, Arthur Noël, Henri Van Cutsem,
Roland Delattre, Brasseur, F. Bayot et le docteur Van Wilder ; Carlier en
est le secrétaire. Membre de la Société belge de Folklore, il est l’auteur
d’un glossaire sur le dialecte de Marche-lez-Écaussinnes.
Pour le jeune Carlier qui a été enthousiasmé à
la lecture du Catéchisme du Wallon d’Albert du Bois, mouvement
dialectal et mouvement politique wallons sont liés. En 1906, il crée la
Jeune Garde wallonne. Deux ans plus tard, il donne des conférences dans les
Universités populaires créées par Destrée. Opposé à la suppression de
l’université française de Gand – ce serait porter un coup mortel à la
culture française de la Flandre et de la Belgique –, il accepte – même
s’il ne croit pas le projet viable – la création d’une université flamande à
Gand ou à Anvers, à condition qu’elle soit privée. Il exige aussi le
bilinguisme des services et rejette le bilinguisme des personnes (1911).
Docteur en droit de l’Université libre de Bruxelles (1911), Carlier
accomplit son stage d’avocat chez Jules Destrée qu’il va suivre dans son
combat pour la cause wallonne. Avocat sérieux, rigoureux dans les
conceptions juridiques, éloigné de tout esprit de compromission, il
revendique son entière liberté de pensée et consacre ses loisirs à sa
passion dialectologique et politique wallonne.
En 1911, Carlier organise à Charleroi un
meeting des frères Achille et Hector Chainaye. Fondateur de la Ligue
wallonne et anti-flamingante de Charleroi avec Eugène Allard et Oscar
Gilbert (1912), cofondateur avec Jules Destrée de la Société des Amis de l’Art
wallon (1912), Arille Carlier est membre de l’Assemblée wallonne dès ses
débuts en 1912. Il y représente l’arrondissement de Charleroi. Chroniqueur
régulier de la revue Le Coq hardy, secrétaire de la section de
Charleroi des Amis de l’Art wallon, il écrit aussi dans L’Action wallonne
(Bruxelles, 1907-1908), La Gazette de Charleroi (1910 comme critique
du théâtre dialectal). Il collabore régulièrement à Wallonia, revue
dirigée par Oscar Colson.
Durant la Première Guerre mondiale, Carlier
observe, inquiet, la réalisation d’un certain nombre de revendications
flamandes par l’Occupant. Il prend alors le risque de publier
clandestinement, sous le pseudonyme de Lecoq-Hardy, la brochure La
Wallonie autonome (1917) qu’il fait circuler sous le manteau.
Préconisant une solution fédéraliste, il y développe déjà les thèses qui
seront celles de toute son existence, à savoir la nécessité pour la Wallonie
de former une région autonome dans un cadre fédéral. Quelques semaines plus
tard, alors que la rumeur propage le bruit d’une paix de compromis, Carlier
adhère au Comité de Défense de la Wallonie mis sur pied par Oscar Colson,
nouveau directeur wallon du ministère des Arts et des Sciences, à Namur.
Composé de quelques fonctionnaires des ministères wallons, ce Comité publie,
dans la presse censurée, un Manifeste au Peuple wallon (le 1er
mars 1918), manifeste autonomiste auquel se rallie Carlier (certains
affirment que c’est Carlier lui-même qui l’a rédigé). Moins d’un mois plus
tard, cependant, sur les conseils d’Émile Buisset et de Paul Pastur, Carlier
démissionne du Comité de Défense.
Sa brochure et son adhésion, même éphémère au
Comité, vaudront à Carlier d’être accusé de collaboration. Forcé à six mois
de préventive, il est traîné en justice au lendemain de l’Armistice.
L’instruction de cette affaire, dans laquelle il est défendu par Jules
Destrée, se clôture cependant par un non-lieu, preuve, comme
l’indique Aimée Bologne-Lemaire, que les idées de Carlier tout aussi
subversives qu’elles pouvaient paraître chez certains n’avaient toutefois
aucun caractère de trahison (Wallonie libre, septembre 1970, n°
7, p. 3). Le Conseil de l’Ordre des avocats juge toutefois utile
d’infliger une interdiction professionnelle d’un an au jeune avocat.
Celui-ci survit en exerçant la profession de journaliste (directeur fictif,
sous le nom d’André Gobbe, de la revue Le Verre de 1921 à 1925) et en
créant une société en Chine, avant de reprendre petit à petit sa place au
Barreau. Il met également sur pied une société d’aéronautique, contribuant
ainsi à créer le champ d’aviation de Gosselies. Par ailleurs, ses nombreuses
responsabilités au sein du mouvement dialectal carolorégien continuent de
mobiliser ce militant wallon de premier plan. Collaborateur de L’Opinion
wallonne (1922), de La Bataille wallonne (UFWC, 1932), de l’Almanach
de La Wallonie nouvelle-Le Carré wallon (1939), de L’Armonaque
de l’Hûlaud (Charleroi), de L’Coirneu (Namur), de Wallonia dou
Cente (La Louvière), Carlier organise aussi des Congrès pour l’Association
des Auteurs wallons de Charleroi et la Fédération wallonne littéraire et
dramatique dont il a conservé son poste de secrétaire général (1910).
Partisan de la tendance fédéraliste adoptée par
l’Assemblée wallonne avant la guerre, Carlier n’a pas réintégré le premier
parlement informel wallon après le conflit, mais continue à militer au sein
de la Ligue wallonne de Charleroi relancée en 1921 ; il en est le
vice-président en 1934, année où il reçoit de Jules Destrée le privilège de
faire reparaître sa Lettre au roi. S’appuyant sur le principe des
révolutionnaires de ‘89 et énoncé à nouveau par le président américain W.
Wilson, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Arille Carlier
s’attache à défendre l’intégrité française de la Wallonie. La langue,
affirme-t-il, est la pierre de touche de la nationalité. Opposé au
bilinguisme en Wallonie, il fait de Bruxelles un terrain neutre où Flamands
et Wallons peuvent se rencontrer.
En 1930, Carlier opte pour un rassemblement des
groupements wallons. Conférencier de l’Office des Conférences wallonnes de
Propagande, rédacteur en chef et principal animateur du journal La
Wallonie nouvelle créé en 1934, qu’il nourrit d’articles de doctrine, et
dont il devient le rédacteur en chef en mars 1935, il participe aux congrès
de la Concentration wallonne. Auteur d’un rapport sur l’entente économique
franco-belge lors du cinquième congrès de la Concentration wallonne, Arille
Carlier, lors du sixième congrès de la Concentration wallonne (Nivelles, le
15 décembre 1935), revendique pour le peuple wallon, le droit de disposer
librement de lui-même. Quant à la nouvelle organisation de l’État, citant
Jules Destrée, (…) elle sera ce que les circonstances la feront. Sera-ce
le fédéralisme ou la création d’un État wallon, un fédéralisme franco-wallon
ou l’incorporation de la Wallonie à la France ? C’est impossible à dire,
car, ajoute Carlier, nous ne serons pas les seuls maîtres de la
situation.
Président de la fédération de Charleroi, il est
élu vice-président du bureau de la Concentration wallonne (1937-1939). En
1937, lors du huitième congrès de la Concentration wallonne, Carlier réclame
la fixation définitive de la frontière linguistique, l’emploi exclusif de la
langue française dans les administrations publiques ou parastatales ayant à
s’occuper des intérêts wallons, ainsi que l’établissement d’un statut
autonome pour l’agglomération de Bruxelles. Pour lui, deux faits dominent
l’avenir de la Belgique, à savoir, d’une part, le nationalisme flamand qui
imprègne à des degrés divers tous les partis de Flandre et, d’autre part, la
situation démographique minoritaire de la Wallonie. De ce double constat,
Carlier conclut qu’en cas de statu quo institutionnel,
l’asservissement des Wallons à la volonté flamande ira croissant. Favorable
à une réforme profonde de la Belgique unitaire, Carlier défend alors l’idée
d’une Confédération de trois États (Wallonie, Bruxelles et Flandre).
En 1936, avec l’abbé Mahieu dont il est le
principal ami et soutien logistique, Carlier contribue à la création du
Front démocratique wallon qui s’oppose au rexisme. Avec Maurice Bologne,
Aimée Lemaire, Robert Grafé et l’abbé Mahieu, notamment, Carlier est à
l’origine de la création de la Société historique pour la Défense et l’Illustration
de la Wallonie (11 juin 1938) qui deviendra l’Institut Jules Destrée en
1960. Avec Raymond Colleye et Oscar Grosjean, il est le promoteur de
l’établissement à Charleroi de La Maison wallonne (9, rue Charles
Dupret) sous la forme d’une société coopérative, afin de donner au Parti
wallon indépendant un local officiel. Bras droit de l’abbé Mahieu, Carlier
se présente d’ailleurs sur les listes du Parti wallon indépendant aux
élections législatives du 2 avril 1939. Secrétaire général du parti, Carlier
en est le premier candidat effectif au Sénat pour l’arrondissement de
Charleroi-Thuin et le premier candidat suppléant au Sénat pour
l’arrondissement de Bruxelles. Il n’est toutefois pas élu, cette expérience
étant un désastre considérable pour le parti wallon. Un mois après la
démission de Mahieu de la présidence de la Concentration wallonne, Carlier
préside, le 17 décembre 1939, le dixième et dernier congrès de la
Concentration wallonne qui se tient à Namur.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate,
Carlier se retrouve sur les routes de l’exode. Il aurait rejoint Mahieu à
Montpellier. De retour au pays de Charleroi fin septembre 1940, il s’engage
dans la Wallonie libre clandestine. Avec Octave Pinkers et René Thône, il
est l’un des fondateurs de la fédération carolorégienne de la Wallonie
libre. Il rédige, sous le titre Le livre des rois, le compte rendu de
la séance des Parlementaires à Limoges, en l’accompagnant d’un commentaire (Wallonie
libre, n° 2, 15 février 1972, Souvenirs de Fr. Simon). Carlier prend
aussi le risque fou de distribuer des tracts illustrés du portrait du
général de Gaulle et portant la mention la Wallonie libre est aux côtés
de la France libre. Dénoncé par le journaliste et collaborateur Paul
Louis (Wallonie libre clandestin n°56 ; Le Gaulois, n° 180,
février 1950), il est arrêté le 21 août 1941, condamné à 5 ans de travaux
forcés, emprisonné à la prison de Forest, emmené dans un camp de travail
près d’Essen et finalement à la forteresse de Dietz. Libéré pour raisons de
santé (août 1943), il se cache jusqu’à la Libération dans le petit village
d’Oignies et à Fumay (mai-septembre 1944).
La paix revenue, Carlier poursuit ses activités
au sein de Wallonie libre. Membre du directoire (1945-1963), président de la
section de Charleroi (1945-1961), il succède à Fernand Schreurs à la
direction du journal de Wallonie libre (1947-1959) et accède à la
vice-présidence du mouvement en 1953. Il sera fait président d’honneur en
1961. Membre du Comité permanent du Congrès national wallon (1947-1963), il
ne manque aucune de ses réunions. Il collabore au journal Le Gaulois
jusqu’en 1948. En 1947, Avec Charles Plisnier, il participe aux congrès des
Communautés et Régions européennes. Délégué de l’Union des Fédéralistes des
Minorités et des Régions européennes, il présidera le congrès de l’Union
fédéraliste des Communautés ethniques européennes, à Aix-la-Chapelle (1959).
En 1952, Carlier est l’un des cinq militants
wallons qui négocient avec des militants flamands le contenu d’un accord sur
le fédéralisme. Connu sous le nom de Manifeste des Intellectuels wallons
et flamands, aussi appelé Accord Schreurs-Couvreur (3 décembre 1952), ce
texte défend l’idée d’une fédéralisation de la Belgique, reposant sur la
reconnaissance de deux peuples (la Wallonie et la Flandre) ; il considère
que Bruxelles est la capitale fédérale et doit jouir d’un statut spécial,
revendique la fixation définitive de la frontière qui les sépare, et appelle
à la défense de l’intégrité française de la Wallonie et de l’intégrité
néerlandaise de la Flandre (aucune minorité linguistique ne sera
reconnue). Pour Carlier, toutes les compétences doivent être attribuées aux
deux chambres régionales, hormis les matières définies, précisément, dans la
Constitution et attribuées à une Chambre fédérale, où Wallons et Flamands
sont représentés paritairement. Par la suite, toujours dans le cadre de ce
dialogue avec les Flamands, Carlier contribue à la rédaction d’un projet de
Constitution fédérale et est l’un des dix Wallons qui siègent au sein du
Collège wallo-flamand (octobre 1954). Autonomiste convaincu, théoricien du
mouvement national et de l’autonomie des États, Carlier n’a cessé de nourrir
sa réflexion sur les notions de nationalité, d’ethnie, de fédéralisme. En
1953, il publie dans La Nouvelle Revue wallonne un article
fondamental pour comprendre sa pensée sur la question des nationalités en
Belgique. La même année, à une tribune de Wallonie libre, il présente son
projet de système fédéral en Belgique (FHMW, Fonds Van Belle, n° 806).
Après la Grande Grève de l’hiver 60-61, Arille
Carlier participe à la renaissance de l’action wallonne. Médaille d’or de
Wallonie libre en 1960, Arille Carlier adhère au Mouvement populaire wallon
créé par Renard en 1961. Il écrit d’ailleurs au leader liégeois de ne pas
oublier de prendre en considération le monde des campagnes wallon. Il est
très fortement applaudi lors du deuxième congrès du Mouvement populaire
wallon (Liège, décembre 1962) ; à Namur, le 15 décembre 1962, il préside la
première réunion de la Commission morale d’Action wallonne ; cette
Commission organise le congrès d’Action wallonne qui se tient à Namur en
mars 1963, congrès qui a comme objectifs de constituer une structure qui se
présenterait comme un interlocuteur valable du côté wallon et de mettre sur
pied des assises wallonnes permanentes sous une forme à déterminer.
Représentant de la Wallonie libre, Arille Carlier est président de la
Commission politique du Congrès d’Action wallonne (Namur, 1963). À
Charleroi, il préside le Comité d’Action wallonne local (1962-1963). Jusqu’à
ses derniers jours, Arille Carlier apportera sa réflexion au Mouvement
wallon. À l’initiative de Maurice et Aimée Bologne ainsi que de Jean
Deterville, qui fut son unique avocat stagiaire, un monument à la mémoire d’Arille
Carlier est érigé en octobre 1969 à Dampremy. Cette stèle deviendra un lieu
de rassemblement annuel des militants wallons.
Paul Delforge