|
|
|
|
|
LOI
COREMANS - DE VRIENDT (1898) |
L'adoption de la proposition Coremans-De-Vriendt
La réaction du Mouvement wallon
L’adoption de la proposition Coremans-De Vriendt
L’article 23 de la Constitution du jeune État
belge garantit la liberté des langues, mais, dans un État censitaire, aux
mains de la bourgeoisie, la langue française est de fait la seule langue
officielle qui domine l’ensemble de la vie politique, économique et sociale.
Les lois du 19 septembre 1831 et du 28 février 1845 reconnaissent la langue
française comme seule langue officielle ; les textes légaux promulgués en
français sont, si nécessaire, accompagnés d’une traduction flamande. La
seconde moitié du xixe
siècle voit l’émergence d’un Mouvement flamand qui obtient ses
premiers succès sur le plan législatif à partir de 1873.
L’introduction du suffrage universel tempéré
par le vote plural (1893) permet au Mouvement flamand d’espérer de nouveaux
acquis. Lors des élections législatives d’octobre 1894, la Flandre envoie
exclusivement des représentants catholiques au Parlement. Comme on le sait,
ces derniers se montrent plus sensibles aux revendications flamandes que
leurs homologues libéraux et socialistes. Au printemps 1895, deux élus
flamands, Juliaan De Vriendt et Edward Coremans déposent presque
simultanément une proposition de loi tendant à la reconnaissance du flamand
comme langue officielle, au même titre que le français.
Après avoir été réunie en une seule, la
proposition Coremans-De Vriendt est approuvée en Commission spéciale de la
Chambre, composée pour moitié de Flamands et pour moitié de Wallons (17
juillet 1895) et, après de longs débats, en session plénière à une très
large majorité par 92 voix contre 3 et une abstention. Il reste au texte à
passer le cap du Sénat, plus conservateur, et où les partisans de l’égalité
des deux langues siègent en moins grand nombre. Un amendement est déposé par
le sénateur provincial du Brabant, Jules Lejeune. Celui-ci, membre du Parti
catholique, propose de limiter la portée du texte flamand de la loi en ne
lui accordant que la valeur d’une traduction : Tout arrêté royal
sanctionnant une loi contiendra, à côté du texte adopté par les Chambres, un
texte flamand de la loi. La loi sera promulguée en langue française et en
langue flamande. Parmi les plus vifs opposants à la proposition
Coremans-De Vriendt figure le sénateur libéral liégeois, Émile Dupont.
C’est une version amendée du texte original qui
est approuvée au Sénat par 51 voix contre 23 et 23 abstentions. La Chambre
est donc obligée de se prononcer une nouvelle fois et en revient au texte
premier, c’est-à-dire sans l’amendement Lejeune par 99 voix contre 19 et 4
abstentions (18 mars 1898). Le dirigeant socialiste Émile Vandervelde met
tout son poids dans la balance pour que tous les élus socialistes approuvent
le texte. Parmi eux, l’avocat Jules Destrée prononce un long discours pour
justifier son point de vue au nom de l’égalité des langues approuvée dans
une pensée de sympathie vis-à-vis des prolétaires du pays flamand, vis-à-vis
des petits et des humbles de là-bas, à la langue desquels il convenait, même
au prix de quelques sacrifices, de donner un significatif témoignage de
déférence et de respect. Le Sénat finit par suivre la Chambre et adopte
la proposition Coremans-De Vriendt à une faible majorité : 47 voix pour, 39
contre et 3 abstentions. La loi est promulguée le 18 avril 1898. Son article
1er stipule que désormais Les lois sont votées, sanctionnées,
promulguées et publiées en langue française et en langue flamande.
La
réaction du Mouvement wallon
Dès 1895, sous l’égide de
la Société liégeoise de Littérature wallonne, Julien Delaite publie un texte
majeur, Le flamand aux Chambres, dans lequel il dénonce à la fois la
frappe bilingue de la monnaie, le coût qu’il juge exorbitant des traductions
de tous les documents parlementaires et l’attribution des subsides culturels
à la Flandre en omettant la Wallonie et surtout l’introduction du flamand au
Sénat et à la Chambre des représentants. La reconnaissance du flamand à
l’égal du français est une arme contre le français et contre la civilisation
brillante qu’il rend accessible.
Au moment où la proposition Coremans-De Vriendt
est approuvée une première fois à la Chambre, en novembre 1896, les
associations wallonnes de Bruxelles, c’est-à-dire essentiellement la Société
de Propagande wallonne et la Ligue wallonne d’Ixelles, entament une campagne
de protestation. Des pétitions sont envoyées au Sénat par des
administrations communales, mais aussi par des membres du barreau, plus
particulièrement touchés par les futures dispositions de la loi et, par
ailleurs, particulièrement bien représentés au sein du Mouvement wallon
actif à Bruxelles. On peut dire que la proposition Coremans-De Vriendt vient
à point nommé : après la tenue des premiers Congrès wallons et la
disparition du journal La Défense wallonne que publiait la Ligue
wallonne d’Ixelles, le Mouvement wallon est entré dans une phase de
léthargie. Après plusieurs tentatives éphémères, la Ligue wallonne de Liège
voit le jour en mai 1897. En janvier 1898, elle se dote d’un organe
bimensuel, L’Âme wallonne, dont les six premiers mois sont presque
entièrement consacrés à la lutte contre la loi dite d’égalité. La Société de
Propagande wallonne de Bruxelles dispose, elle aussi, d’un journal, L’Organe
wallon.
C’est à la suite de la proposition Coremans-De
Vriendt et de la vague de protestations qu’elle suscite que la Ligue
wallonne de Liège connaît un grand développement comme le révèle d’ailleurs
L’Âme wallonne (1er janvier 1898) : L’apparition sur la
scène parlementaire de l’incroyable loi Coremans-De Vriendt vint donner le
coup de fouet tant souhaité et son vote à la Chambre et son heureux rejet au
Sénat, à quelques voix de majorité, vint démontrer d’une façon péremptoire
la nécessité d’agir. Pour la Ligue wallonne de Liège, le danger que fait
peser la proposition de loi n’est rien moins que de mettre la patrie et la
nation belges en danger. Ce qui ne l’empêche pas d’en appeler elle-même à la
séparation administrative dans le numéro de L’Âme wallonne du 15 mars
1898. Mais cet appel ne reçoit pas un grand écho. Il est vrai qu’une telle
prise de position ne trouve guère d’accueil favorable auprès de l’aile
bruxelloise du Mouvement wallon, farouchement attachée à l’unité belge. Au
printemps 1898 toujours, un important meeting est organisé à Liège (3
avril). Il réunit tout ce que le Mouvement wallon compte d’actifs. Aux yeux
des militants wallons d’alors, l’expression même d’égalité des langues
ne peut se concevoir puisque, à leurs yeux, le flamand n’est pas une langue,
mais un idiome au même titre que le wallon. Dès lors, puisque eux, Wallons,
ont abandonné leur(s) idiome(s), ils demandent aux Flamands d’en faire
autant. La volonté de défendre le wallon amène d’ailleurs la Ligue wallonne
de Liège à publier, dans L’Âme wallonne, de nombreux articles en
wallon.
Après l’opposition de principe, la Ligue
wallonne de Liège en vient aux arguments techniques. Si la
proposition Coremans-De Vriendt
devenait réalité, elle donnerait lieu à d’incroyables embrouillaminis. À ses
yeux, le texte flamand de la loi ne pouvait être rien d’autre qu’une
traduction puisque la loi s’élabore en français et se discute dans les
deux assemblées dont beaucoup de membres ne comprennent pas le flamand.
D’ailleurs, il appert des expériences antérieures que le génie et le
vocabulaire de l’idiome flamand ne se prêtent en aucune façon à l’aridité et
à l’abstraction des locutions et des expressions administratives et que l’on
a recours à une langue étrangère, le néerlandais, pour vaincre cette
difficulté (L’Âme wallonne, 5 mars 1898). Les avocats mettent en
avant les difficultés d’interprétation de textes bilingues et les problèmes
éventuels résultant d’erreurs de traduction ; ils craignent aussi une entrée
massive de Flamands dans la magistrature du fait de leur bilinguisme plus
répandu que parmi les Wallons.
Enfin, après l’opposition de principe et les
arguments techniques, c’est la place même des Wallons au sein de l’État
belge qui risque d’être ébranlée aux dires de la Ligue wallonne de Liège.
Elle incite vivement à réagir, faute de quoi de nouvelles revendications
flamandes vont immanquablement voir le jour et dès lors Adieu nos chers
privilèges et nos chères libertés si vaillamment conquises par nos pères.
Pour le docteur Charbonnier, président de la Société de Propagande wallonne,
derrière la loi Coremans-De Vriendt, se cache la volonté des Flamands, qui
s’étaient passés de texte officiel pendant soixante-huit ans, de s’accaparer
les emplois des Wallons.
Si le vote de la loi dite d’égalité ne porte
pas préjudice à la Ligue wallonne de Liège – L’Âme wallonne
continue de paraître jusqu’en 1900 – il n’en va pas de même pour la Société
de Propagande wallonne qui voit ses membres radicaux et socialistes partir
en claquant la porte, accusant les dirigeants de la Propagande wallonne
d’être des doctrinaires. Cette déroute de la Société de Propagande démontre
une fois de plus que le combat wallon à Bruxelles se fonde exclusivement sur
des intérêts linguistiques. À la Ligue wallonne de Liège, il reste la
défense du régionalisme et la mise en valeur d’une culture wallonne.
Le vote de la loi Coremans-De Vriendt démontre
également le peu d’écho du Mouvement wallon auprès des parlementaires. Alors
que cette question est, pour le Mouvement flamand, l’occasion de faire le
plein de voix au Parlement et de révéler sa capacité de mobilisation jusque
dans les moindres villages, le bilan est plutôt maigre du côté wallon. C’est
au plus fort de la mobilisation wallonne que le Sénat approuve le texte
original de la proposition. Même les libéraux n’ont pas été unanimes à
rejeter la loi : lors du 2e vote à la Chambre, 3 libéraux
votèrent pour et 7 contre ; lors du vote final au Sénat, 28 libéraux se sont
prononcés contre et aucun pour. Bref, ce débat a révélé le manque de relais
politiques sur lesquels le Mouvement wallon aurait pu s’appuyer.
Chantal Kesteloot
|
|
|