Réflexions sur la
biothechnologie
Jacques
AGHION
Professeur à l'ULg -
Département Botanique - Biochimie végétale
La
biotechnologie est une discipline apparue récemment dans le domaine
des sciences pures et appliquées. Que recouvre le terme ou que
recouvre la discipline? D'où vient-elle et quel est son avenir? Sa
définition encore imprécise, sa genèse et sa jeunesse, ses promesses
et ses enjeux en font un objet de discussions très modernes
évidemment, acerbes parfois, passionnées toujours.
Elle n'a pas encore les
honneurs du dictionnaire (Petit Robert). Cependant, il est possible d'en tenter
la définition suivante: si la technologie est l'étude des techniques et la
technique l'ensemble des procédés employés pour... obtenir un résultat
déterminé, alors la biotechnologie est la technologie employant des procédés
biologiques (et biochimiques). La définition serait alors: étude des procédés
biologiques utilisés pour arriver à un résultat déterminé par l'humain, ainsi
que l'étude de leur utilisation. Ce résultat peut être celui, amélioré, que le
procédé atteint naturellement, mais il peut en être très différent. Un exemple
couramment utilisé de procédé naturel amélioré est celui des fermenteurs à
méthane qui fournissent ce gaz à partir de la fermentation du lisier, du fumier
ou d'algues (de biomasse). La fermentation est faite par des micro-organismes
qui, dans la nature, transforment l'acide acétique en méthane, ou réduisent les
bicarbonates en méthane grâce à l'hydrogène. Un exemple extrême de déviation
d'un processus naturel pourrait être le suivant: la chymotrypsine est un
catalyseur biologique (une enzyme) qui, dans notre système digestif provoque la
coupure d'une chaîne de protéine en certains endroits bien déterminés. L'enzyme
peut être extraite et purifiée et peut agir in vitro comme elle le fait
naturellement. Mais on peut aussi lui donner à couper une molécule ressemblant à
(et différente de) celle qu'elle coupe in vivo. Elle la coupera avec une
efficacité mesurable. On peut maintenant modifier ce nouveau et inhabituel
substrat, par une irradiation lumineuse: dans certaines conditions, la coupure
se fera bien plus efficacement et le produit de la réaction, libéré, peut être
mis en évidence par une réaction colorée (un réactif, d'incolore devient bleu):
ce procédé peut donc être employé pour faire de la photographie en couleur, à
quoi la chymotrypsine n'était pas destinée à l'origine!
Que la biotechnologie
constitue une mode n'est plus à démontrer. Mais elle tend vers la conception et
l'utilisation de procédés énergétiquement peu coûteux et écologiquement peu
dommageables. Depuis le début de ce qu'il est convenu d'appeler la crise du
pétrole (1973-1974), la biotechnologie donne donc à la fois une réponse à des
besoins sociaux et une réponse à d'éventuels besoins industriels. La rencontre
de ces deux types de besoins est unique dans l'histoire récente de l'humanité et
c'est probablement une raison de la faveur dont la biotechnologie est
actuellement l'objet.
Cette faveur porte en
elle-même des raisons de méfiance, elle est ou peut être noyau de
cristallisation de dangers prévisibles - sans parler des autres. En effet, elle
est à la mode car elle est porteuse de promesses nombreuses et séduisantes,
aussi les politiques s'en sont-ils emparés pour lui donner les moyens de son
développement certes, et dans plusieurs cas pour rehausser et moderniser leur
propre image "de marque". Rien de tout cela n'est surprenant ni répréhensible à
cela près que la biotechnologie attifée de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel
a été créditée de la promesse de trésors que l'on trouverait, dit-on, au pied de
celui-ci. Or, la biotechnologie ne peut pas plus que l'arc-en-ciel tenir les
promesses que l'on a faites en son nom. Elle permet de guérir des maladies, de
créer des races nouvelles de plantes ou d'animaux, elle ne permet certes pas
encore de guérir toutes les maladies, elle ne permet pas encore de créer
n'importe quelle plante, n'importe quel animal imaginaire, comme sur mesure!
Incidemment de telles exagérations sont très nuisibles à la recherche
scientifique car la déception du public s'étend aux scientifiques et à la
science plutôt qu'aux bateleurs qui leur ont fait une publicité indue.
Le vocable
"biotechnologie" n'est apparu que récemment. Cela veut dire que bien des gens en
faisaient "avant" sans le savoir. Etaient-ils biotechnologistes, Noé ou Bacchus
qui dirigèrent la fermentation de jus de fruits pour en faire du vin? Ceux qui,
parmi les micro-organismes qui font pourrir le lait, sélectionnèrent les
champignons qui font les meilleurs fromages? N'était-ce pas déjà de la
biotechnologie que de croiser intelligemment des chevaux dans le but de les
rendre de plus en plus aptes à la course ou au trait? Dans son sens le plus
large la biotechnologie serait donc à peu près aussi vieille que l'humanité.
Dans un sens moderne, plus restreint, la biotechnologie exige un contrôle au
niveau moléculaire (ou cellulaire dans quelques cas) des phénomènes qu'elle
étudie. C'est en cela que la biotechnologie est une discipline moderne: elle
date de Louis Pasteur qui, au siècle dernier, découvrit la nécessité de
micro-organismes pour la fermentation de jus sucrés en alcool (vin) ou en acide
acétique (vinaigre). Elle date de la fin des années 40, époque où fut découverte
et analysée la transformation des bactéries (pneumocoques), des années 50 quand
on commença d'élucider les mécanismes de tumorisation chez les végétaux (Crown-Gall,
anergie). Elle est en plein essor maintenant que, par exemple, la transformation
des bactéries peut leur faire fabriquer des substances qui leur sont étrangères
comme l'insuline ou l'hormone de croissance humaine; maintenant que l'on connaît
un certain nombre des mécanismes qui peuvent faire fleurir ou fructifier un
grand nombre de plantes supérieures à n'importe quel moment de l'année;
maintenant que l'on est capable de combattre la fragilité des enzymes in vitro
et donc de les faire fonctionner très longtemps, comme des outils bien
entretenus; les exemples de contrôles biotechnologiques et de leur utilisation
sont de plus en plus nombreux, ils utilisent tous les êtres vivants connus, des
virus aux plantes et aux animaux supérieurs en passant par les bactéries, les
algues, les insectes,...
L'avenir de la
biotechnologie n'est donc pas de nature à être mis en doute. Connaître de mieux
en mieux et de plus en plus profondément les mécanismes de la vie sous toutes
ses formes pour améliorer leur fonctionnement (comment se fait-il que la
photosynthèse des plantes vertes qui peut théoriquement atteindre un rendement
de 0,25, qui expérimentalement atteint des rendements de 0,15 n'atteigne, au
champ et dans des conditions très favorables, que des rendements de 0,05?), pour
les utiliser à des fins thérapeutiques ou autres non "prévues" initialement par
la nature, n'est certes ni repoussant ni inutile. Mais cela exige encore de
nombreuses recherches dites fondamentales et des recherches dites appliquées. Il
est difficile de faire de la recherche fondamentale sans risquer de perdre du
temps et de l'énergie donc de l'argent; les applications sont peut-être
faisables plus aisément avec des contrats stricts. Or la biotechnologie en
Belgique est essentiellement sous le contrôle ou la compétence des régions et
celles-ci n'en financent que les applications. Il est à souhaiter que rapidement
la recherche fondamentale puisse être envisagée par les autorités régionales. En
effet, on pourrait envisager que les applications soient recherchées avec l'aide
des industries qui les mettront en pratique rentable par la suite mais il
apparaît généralement qu'à cet égard les industriels sont très timides devant
les investissements à risques. Pour ce type de raison, il est à craindre que
l'avenir de la biotechnologie ne soit assez limité en Belgique, en Wallonie
particulièrement, où les idées et les initiatives foisonnent mais où les
encouragements font lamentablement défaut. Quelles que soient les raisons de ce
défaut (institutionnelles ou autres) le résultat pourrait en être une fuite de
matière grise vers des pays plus lucides ou mieux nantis. Enfin, un
ralentissement de la recherche signifie à plus ou moins longue échéance (l0 à 20
années) un ralentissement de l'activité industrielle.
(Octobre 1987)
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