La Wallonie, une société
en projet
Michel
QUEVIT
Rapporteur général
Si je devais
résumer en quelques mots la finalité de ce congrès, je dirais sans
hésiter que nos travaux ont voulu avant tout appréhender la Wallonie
comme une SOCIETE EN PROJET.
Il faut donc, pour en
revenir à la Wallonie, parler certes de son projet économique - la rude réalité
nous y oblige -, de son projet technologique et scientifique - les mutations
actuelles nous y interpellent - mais il faut aussi aborder tout à la fois; et
son projet éducatif, et son projet culturel, et son projet de cadre de vie, et
son projet institutionnel.
La Wallonie n'existera
réellement comme collectivité dynamique dans l'Europe de demain que si nous
acceptons de poser son existence même au travers de la multiplicité de ses
projets et de leur nécessaire interactivité.
C'est une des grandes
ambitions de ce congrès que d'avoir eu l'audace de le faire.
Il en est une seconde
tout aussi importante. Nos travaux se sont aussi placés dans une visée
prospective. "La Wallonie au futur - Vers un nouveau paradigme": tel est bien le
titre de ce congrès.
Existe-t-il un nouveau
paradigme ?, un paradigme cristallisateur, une manière d'appréhender le
futur qui traverse toutes les dimensions de la vie en société ? Ma réponse,
après les travaux de ce congrès, est sur ce point affirmative.
Ce paradigme
cristallisateur, c'est l'émergence du qualitatif sur le quantitatif. Nous
entrons dans l'ère nouvelle que d'aucuns ont appelé de la dématérialisation,
c'est-à-dire l'utilisation et l'incorporation au produit final de l'activité
humaine, de toutes les activités humaines d'éléments immatériels: connaissance,
information, organisation sont ici les mots-clés.
Mais que l'on ne s'y
méprenne pas.
Poser en préalable,
l'émergence du qualitatif sur le quantitatif, c'est aussi se situer bien au-delà
de l'élaboration d'un projet de développement sociétal fondé sur la science et
la technologie. C'est aussi se poser la question de la finalité de ce
développement. Quel développement, pour quelle société ? Les travaux de ce
colloque n'ont pas voulu esquiver cette question cruciale en mettant en évidence
d'emblée les dangers de la société duale où une minorité (les gagneurs) se
partagerait le savoir, le travail, la richesse et le pouvoir, n'offrant aux
autres que peu de perspectives d'épanouissement intellectuel et humain.
Il s'agit certes d'une
question éthique, mais c'est aussi une question éminemment économique qui
demande un renversement de notre approche du développement. Ainsi que l'a fort
bien indiqué dans un article récent Ricardo Petrella, le futur qualitatif de
notre société passe par une inversion de l'offre au profit de la demande.
Actuellement, qui dit
croissance et développement, dit production d'outils les plus performants et les
plus sophistiqués. On nous promet une société meilleure à coup d'ingénierie
productive, d'ingénierie biologique, de l'espace, de la santé, etc. IBM, pour
prendre un exemple, se préoccupe d'introduire les micro-ordinateurs dans les
écoles, mais il ne s'intéresse guère à répondre aux besoins de la formation de
l'intelligence humaine et de l'acquisition des connaissances... Certes, ces
outils sont des résultats qui témoignent des victoires de l'homme sur la nature,
mais il faut plus pour vivre humainement. Il faut un projet pour l'homme.
Ne devrions-nous pas
opérer dans l'approche de notre projet de société ce renversement de tendance.
En d'autres termes, mieux répondre aux besoins qualitatifs de la population.
C'est autour de ce
paradigme cristallisateur de l'émergence du qualitatif que je vous propose
d'examiner, à la lumière de nos travaux, ce que pourrait être pour la Wallonie
de demain un projet d'une nouvelle société.
Quel projet économique?
Répondre aux exigences
d'une production favorisant l'intelligence humaine, c'est, certes, d'abord se
libérer des rigidités héritées de notre passé industriel, rompre avec nos
paradigmes anciens: la croyance à l'industrie-motrice, à la croissance
polarisée, au mythe du gigantisme. Mais c'est plus fondamentalement encore
opérer des virages, des changements dans l'orientation de nos politiques de
développement:
-
C'est donner une
priorité aux investissements productifs par rapport aux investissements
lourds (ex.: BEI et le nucléaire).
-
C'est favoriser le
capital humain par rapport aux investissements infrastructurels (ex.: FEDER).
-
C'est, à tous les
échelons de la vie économique, rendre possible l'innovation technologique.
Je voudrais, à ce sujet,
faire deux remarques:
a. Dans les
restructurations qu'a connues notre région, la plupart des entreprises - surtout
de grande dimension - ont réalisé des innovations technologiques, mais ce furent
des innovations de procédés visant l'accroissement de la productivité et la
modernisation de l'outil. Il y a lieu maintenant de porter l'effort
technologique sur les nouveaux produits. Il s'agit d'une question vitale pour la
reconversion de notre tissu productif car, comme le signalait fort justement le
premier rapport FAST, lorsque les innovations de procédés ne s'accompagnent pas
de véritables innovations de produit, elles deviennent l'effort technologique de
la conquête de nouveaux marchés et de la satisfaction des besoins sociaux
individuels et collectifs. En d'autres termes, elles créent du non-développement
accentuant la dualisation de la société.
b. Ma seconde remarque
concerne la nature du processus d'innovation technologique. Innover ne se limite
pas à accéder à une technologie, fusse-t-elle la plus sophistiquée, ni à
l'injecter dans un système de production. Elle résulte d'un processus social,
d'un mouvement en spirale où s'interpénètrent toutes les composantes de
l'entreprise et singulièrement ses composantes immatérielles: connaissances,
savoir-faire technologique, gestion, etc.. C'est dire combien l'émergence du
qualitatif dans la production ne peut se satisfaire de la seule articulation
d'ingrédients de capital, de matières premières et de technologie. Elle appelle
aussi des transformations qui concernent les modes d'organisation de l'économie.
L'innovation
technologique induit dès lors inéluctablement l'innovation sociale, dans
l'entreprise tout d'abord, mais aussi en dehors d'elle:
-
le dépassement d'une
conception taylorienne des rapports de travail. La vie de nos ateliers, de
nos bureaux, est encore trop marquée par cette vision hiérarchique des
relations entre le décideur et l'exécutant, par la parcellisation des tâches
exécutoires, alors que l'organisation de demain appelle à la
complexification des échanges, à la souplesse des fonctionnements, à
l'autonomie et à la responsabilisation dans la conception et l'exécution.
-
La constitution des
réseaux Le temps est loin où une grande industrie motrice commandait au
développement de toute une région. Les entreprises innovantes s'inscrivent
dans une multiplicité de réseaux qu'il faut organiser
-
réseaux de relations
horizontales entre entreprises, entre entreprises et services productifs
(information, marketing, financement du capital-risque, informatisation,
ingénierie, etc...),
-
réseaux de relations
"obliques" entre entreprises, laboratoires de recherche, système éducatif,
-
réseaux de relations
"transversales" entre entreprises privées, pouvoirs publics, agents
culturels.
Si nous voulons une
économie au service de l'homme, ne faut-il pas, dans notre projet de
développement, créer les réseaux indispensables de solidarité sociale;
participation sociale, répartition du temps de travail. Ainsi que le soulignait
récemment le sociologue Alain Touraine, ces nouveaux modes d'organisation de
l'économie portent en eux les germes d'une nouvelle démocratie sociale. Ils ne
sont pas en eux-mêmes porteurs d'une nouvelle domination sociale, ils peuvent le
devenir s'ils renforcent la société duale, et s'ils sont utilisés dans des
manoeuvres manipulatrices.
-
Enfin, nous devons
tirer profit des potentialités qu'offrirait à terme la création de nouveaux
produits et de nouveaux métiers répondant à une demande qualitative, mieux
orientée vers la satisfaction des besoins réels de la population. Une telle
attitude n'a en soi rien d'utopique lorsque l'on sait que ce sont
précisément sur ces créneaux novateurs que les sociétés innovatrices
concurrencent le mieux les grands groupes industriels.
La situation économique
de la Wallonie permet-elle la concrétisation de ces mutations? Nos travaux ont
répondu positivement à cette question. Ce n'est pas sans raison que les
contributions en cette matière se sont situées au niveau de la micro et de la
méso-économie. C'est bien à partir d'une approche du développement partant de
l'initiative économique concrète que ces changements ont le plus de chances de
se faire.
Le tissu productif wallon
n'est pas dépourvu de potentialités, mais pour les valoriser il faut tenir
compte des spécificités locales et micro-régionales, et adopter des stratégies
de développement qui tiennent compte de trajectoires différentes:
-
trajectoires d'un
développement basé sur la science là où il y a un haut potentiel de
recherche fondamentale et appliquée;
-
trajectoire de
rupture-filiation dans les entreprises existantes, autour de la notion de
filières: abandon des segments non porteurs et consolidation des segments à
potentialités technologiques et de marché;
-
trajectoire de
développement endogène là où les ressources locales peuvent s'articuler à
une activité productive, comme ce pourrait être le cas pour les zones plus
rurales et l'avenir de l'agriculture.
Chaque espace du tissu
productif wallon doit trouver sa place dans une stratégie de développement
régional, si on se donne les moyens d'une analyse fine de ses potentialités et
de la mise en oeuvre d'instruments appropriés.
Quel projet scientifique
et technologique?
Le domaine de la Science
et de la Technologie est certainement au coeur de notre paradigme, puisqu'il est
un producteur privilégié de la dématérialisation. Il est aussi pour la Wallonie
sa véritable richesse. La Région wallonne est certainement parmi les Régions
d'Europe une de celles qui dispose d'un potentiel scientifique le plus élevé par
tête d'habitant - comme en témoigne la participation de nos chercheurs aux
grands programmes communautaires: ESPRIT, BRITE, RACE; et cela tient en Wallonie
tout particulièrement à l'importance des projets venant des équipes
universitaires.
Savons-nous que nous
sommes la troisième région en importance dans la participation à ces programmes?
Savons-nous aussi que nous contribuons pour 45% dans la formation des diplômés
dans le domaine de la Science et de la Technologie du pays? Ces résultats
positifs doivent être néanmoins mis en parallèle avec la trop faible part de la
Wallonie dans les investissements en Recherche et Développement des entreprises
privées - à peine 18% du total belge.
Notre force dans ce
potentiel d'avenir peut dès lors devenir à terme notre faiblesse, si nous ne
parvenons pas:
-
d'abord, à enrayer le
"brain drain", la fuite de nos jeunes cerveaux - après que nous ayons
financé leur formation depuis l'école primaire jusqu'à l'université.
-
ensuite, une
meilleure articulation des résultats de nos recherches à la valorisation de
notre tissu productif.
Nos travaux ont formulé
des idées en ce domaine, aussi nombreuses que pertinentes:
1. D'abord, priorité des
priorités, nous devons consolider et amplifier nos équipes de recherche, dans le
domaine de la Recherche fondamentale, là où nous avons acquis des positions de
pointe. Nous devons continuer à viser l'excellence sur le plan international. Il
faut dès lors rappeler avec vigueur que le rôle premier de l'Université est
certes d'enseigner, mais aussi de produire de la recherche. Or le chercheur dans
notre société est le "parent pauvre" de l'Université. Chaque année, des dizaines
d'éléments de valeur quittent nos laboratoires pour l'étranger. Consolider notre
potentiel de recherche signifie donc qu'il faut aussi modifier bien des
rigidités et des habitudes:
-
modifier le système
de financement des universités, calculé sur le nombre d'étudiants - ce qui
hypertrophie la fonction d'enseignement au détriment des tâches de
recherche;
-
créer des réseaux
d'échanges: faire collaborer entre eux des chercheurs venant d'universités
et de laboratoires différents. Alors que nous sommes appelés à favoriser la
mobilité des chercheurs au niveau européen par le programme ERASME,
serions-nous incapables d'organiser la mobilité entre les chercheurs de
notre propre région?
-
favoriser les
formations complémentaires à l'étranger: il n'est pas de valeur plus sûre
pour une région que la trajectoire de jeunes qui, après avoir vécu à
l'étranger pendant un temps limité afin de parfaire leurs connaissances y
reviennent pour y construire leur avenir.
2. La seconde priorité
est certes de réussir l'interface entre la recherche appliquée et sa
valorisation industrielle.
Ici aussi plusieurs
constats s'imposent:
-
Trop de résultats de
recherches effectuées dans nos laboratoires trouvent leur application
industrielle à l'extérieur de la Wallonie.
-
A l'exception de
quelques grandes entreprises, la plupart des entreprises wallonnes n'ont pas
encore les moyens intellectuels et financiers suffisants pour développer des
activités de Recherches et Développement.
Il faut donc construire
ces structures d'interface entre la recherche universitaire et les entreprises
et ce serait une très grave erreur de croire qu'en Wallonie, les entreprises
peuvent seules réaliser des recherches précompétitives de haut niveau.
Ici aussi, nous devons
trouver de nouveaux modes d'organisation, créer des réseaux de collaboration
entre les chercheurs et les entreprises qui rendent possible le transfert des
résultats des recherches dans l'industrie et leur décloisonnement.
Nous devons rendre
possible par un cadre institutionnel et légal adéquat la mobilité des chercheurs
vers les entreprises et celles de cadres d'entreprises vers les laboratoires
universitaires, et ce pour une durée déterminée et leur assurer leur retour vers
leurs lieux d'origine. Ce serait en effet une erreur de croire que le
développement technologique peut indéfiniment s'alimenter lui-même. Il doit
constamment puiser à sa véritable source qui est la recherche fondamentale.
En conclusion, une
politique de la science et la technologie pour la Wallonie passe par deux
priorités essentielles:
-
Consolider nos acquis
et viser le niveau d'excellence dans des recherches précompétitives au sein
de grands programmes communautaires européens.
-
Aider par des
structures d'interface adéquates les entreprises existantes à atteindre le
"seuil critique" de l'innovation technologique.
Mais, dans ce domaine,
plus que dans d'autres, la dimension européenne s'impose. Pour des raisons
financières et aussi d'efficience scientifique, le potentiel de Recherche et de
développement de la Wallonie doit tirer parti des échanges scientifiques et
technologiques qui se meuvent au niveau européen et prendre part par des
initiatives concrètes à la constitution d'un large espace universitaire
européen.
Dans le domaine de la
diffusion des technologies, nous devons amplifier les efforts, déjà menés au
sein du Conseil des Régions d'Europe, de coopération entre régions car c'est à
ce niveau que les politiques méso-économiques ont le plus de chances de réussir.
QUEL PROJET EDUCATIF
POUR DEMAIN?
Il n'est pas exagéré
d'affirmer que le sort de la Wallonie se trouve pour une bonne part dans les
mains de l'Ecole. C'est en tout cas ce qui apparaît de la manière la plus
éclatante au travers des très nombreux apports de ce congrès, qui traduisent une
profonde aspiration pour un nouveau projet éducatif en Wallonie. Face aux
mutations scientifiques et technologiques que nous venons d'examiner, c'est
certainement dans ce domaine privilégié que le défi est le plus grand. Car ici
aussi, des ruptures doivent être opérées.
Notre système scolaire,
pour des raisons fort dépendantes des conditions techniques de la première
révolution industrielle, s'est structuré autour de deux grands axes:
-
favoriser la
formation d'une "élite" de bien doués pour l'exercice des postes de
direction de la société industrielle;
-
doter de compétences
techniques le plus grand nombre pour les besoins de l'industrie et de la vie
en société en général.
Notre système scolaire se
mouvait, dès lors, adéquatement à l'approche taylorienne des relations de
travail, plus tard adaptées aux théories des relations humaines.
L'émergence d'une société
basée sur le qualitatif modifie fondamentalement ces approches dichotomiques de
notre système d'enseignement.
Nos travaux ont à cet
égard commencé par lancer un cri d'alarme. Si nous ne modifions pas nos
perceptions sur l'avenir de l'enseignement, nous allons droit à l'instar de la
société vers une formation duale: une formation en faveur d'une minorité de
"gagneurs".
Comme le disait Pierre
Bourdieu, bientôt nous baptiserons les lycéens Bernard Tapie plutôt que Claude
Bernard.
Réserver une éducation de
qualité à une élite intellectuelle et sociale frôle l'anachronisme face à
l'émergence du qualitatif et des besoins en intelligence qu'il nécessite.
Oui, le vrai pari d'une
région qui veut devenir gagnante dans le futur, c'est d'opter rapidement et
volontairement pour l'accès du plus grand nombre à une éducation qui valorise au
maximum leurs potentialités intellectuelles. Nous devrons disposer, à l'avenir,
d'un "réservoir" intellectuel infiniment plus grand que le passé. Nous ne
pourrons répondre aux exigences de la dématérialisation de la société, si nous
ne pouvons que nous reposer sur les talents d'une minorité - fusse-t-elle
constituée de génies - sans pouvoir nous appuyer sur une réserve intellectuelle
constituée par le plus grand nombre.
Avons-nous vraiment
compris la portée de cet enjeu vital?
Si nous le comprenons,
nous devons aussi nous rendre compte que nous demanderons beaucoup de
l'enseignement et de notre système éducatif.
Notre projet éducatif
devra viser la performance du plus grand nombre tout en restant à la mesure de
la personne humaine. C'est lui demander d'allier deux démarches complémentaires
difficiles à combiner entre elles:
-
former à la démarche
rigoureuse de l'acquisition des connaissances: apprendre à connaître;
-
développer les
facultés d'autonomie et la créativité indispensable à l'épanouissement de
nos capacités d'initiatives: apprendre à apprendre.
Face à cet énorme défi,
nos travaux sont arrivés à la conclusion positive que cet objectif était
possible - à condition bien sûr d'y mettre les moyens humains nécessaires.
1. Avant de penser à
l'élève, il faut d'abord agir sur le maître: la fonction d'enseignant est dans
notre société trop dévalorisée. Nous devons permettre à nos enseignants
d'acquérir une compétence continue, constamment alimentée par les acquis des
sciences de l'éducation.
A côté des réformes de la
formation initiale des enseignants, notre système éducatif doit rendre possible
cette adaptation professionnelle au cours de la vie active de l'enseignant - par
le recyclage, le congé sabbatique et la mise en place de réseaux d'interface
entre l'enseignant et les centres de recherche de l'éducation: psychologie,
sociologie, anthropologie sociale, etc... Si nous sommes d'accord de dire que
pour apprendre à calculer à Jean, il faut d'abord connaître Jean, il importe au
préalable de s'assurer que nous sachions comment connaître Jean...
2. Ma seconde remarque
concerne les relations entre système scolaire et formation extrascolaire.
Comment ne pas nous
arrêter un instant devant ce phénomène nouveau qu'est le foisonnement des
"formations parallèles" qui semblent indiquer qu'il existe un réel problème dans
la formation scolaire: formation continuée, éducation permanente, formation
professionnelle continue, éducation postscolaire, formation des adultes,
formation à horaire décalé, ... chacune de ces expressions désignant des
institutions très diverses: plus d'un millier d'organismes existent en Wallonie
et à Bruxelles qui se réfèrent à ces vocables...
Comment aborder ce
phénomène dans une perspective positive?
Les conclusions de nos
travaux sont ici très claires: il nous faut refuser de mettre dos à dos la
formation scolaire et les formations extrascolaires.
Pour paraphraser Hergé, nous dirions que nous avons besoin d'un projet éducatif
qui encadre les jeunes de 7 à 77 ans! et qu'il nous faut établir des passerelles
entre la formation scolaire et postscolaire.
Actuellement, nous
assistons à un cloisonnement total entre ces deux réseaux avec le danger de voir
le réseau extrascolaire se cantonner uniquement à la formation du court terme,
liée à la quête immédiate d'un emploi dont l'issue est elle-même très souvent
illusoire... parce que rapidement dépassée par les mutations technologiques.
Nous devons absolument dépasser ce cloisonnement, et aussi stopper cette
anarchie de formations parallèles.
Une des tâches
importantes de l'après-congrès devrait être de donner à la Wallonie un cadre
éducatif de référence: une conception éducative, des articulations de filières
d'enseignement scolaire et extrascolaire où reste privilégié l'apprentissage des
processus d'acquisition des connaissances et de leur nécessaire adaptation aux
évolutions tant des sciences humaines que de la science en général.
En conclusion, dans la
perspective d'un futur où l'intelligence humaine sera le paramètre de l'accès à
un emploi, il nous faut résolument opter pour la formation du plus grand nombre,
et ce pendant la vie durant en faisant nôtre cette consigne de Montaigne: qu'il
y a plus à tirer d'une tête bien faite, que d'une tête bien pleine", mais encore
plus d'une personnalité bien faite!
QUEL PROJET CULTUREL?
La démarche culturelle a
dominé les travaux de ce congrès. Sous-jacente dans l'ensemble des projets que
je viens de développer, la culture a fait l'objet de plus de 5 ateliers: Valeurs
nouvelles, identité, politiques et pratiques culturelles, patrimoine et mémoire
collective, médias et industries culturelles. Cet intérêt pour le champ culturel
reflète plus qu'une aspiration, il doit s'interpréter comme une revendication à
l'existence d'un véritable projet culturel en Wallonie, projet qui ne doit pas
se dissocier de ses autres projets, et surtout de son projet économique.
-
Projet culturel qui
d'abord s'enracine dans l'histoire, il serait plus juste de parler de
l'historicité: de la capacité pour la Wallonie en tant que communauté
humaine d'assumer son présent par une lecture de son passé qui lui permette
de mieux orienter l'avenir. Il s'agit d'une question essentielle. A la voir
aux prises avec son histoire et son patrimoine culturel, la Wallonie donne
l'impression d'avoir vécu pendant longtemps une réelle amnésie.
L'accession de la
Wallonie à sa dimension de collectivité humaine passe donc par une
réappropriation de son passé qui s'écarte d'une vision "folkloriste" ou "archéologiste"
à la fois réductrice et trop souvent de mise. Il faut délibérément rompre avec
cette fausse image de la Wallonie et montrer au travers de sa mémoire
collective: les savoir-faire, les savoir-vivre, les productions culturelles et
artistiques qui ont enrichi son patrimoine culturel.
L'identité culturelle est
un fait, vécu et ressenti par un peuple. En Wallonie, il faut bien le
reconnaître, cette identité a du mal à se définir et à passer véritablement à
l'état de conscience collective. Diverses explications de ce phénomène sur
lesquelles je ne reviendrai pas ont été proposées dans nos travaux.
L'essentiel est ici de
savoir si la Wallonie est encore capable de se forger une identité susceptible
de rassembler toutes les composantes de sa population autour d'un projet de
société novateur.
Se forger une identité
est en effet un processus vital pour la région wallonne si celle-ci veut
s'affirmer dans l'Europe de demain.
Mais quel peut être le
contenu et les bases de cette identité? L'apport de nos travaux a été sur ce
point précieux.
L'identité wallonne ne
peut se confondre
-
ni à un nationalisme
désuet fondé sur la tradition romantique du XIXème siècle;
-
ni non plus à la
revendication d'une société homogène et uniformisante. La Wallonie est
culturellement plurielle dans ses appartenances locales et sous-régionales,
dans ses appartenances ethniques dont l'immigration constitue un apport
important.
-
Ni non plus à un
repli sur soi comme d'aucuns ont pu la qualifier - à tort d'ailleurs.
Cette quête d'identité,
si nécessaire à son existence même doit rejeter un régionalisme étroit et
s'appuyer sur cette double démarche complémentaire si bien définie par KUNDERA:
-
démarche
d'universalité, d'une région largement ouverte vers l'extérieur où son vécu
est appréhendé comme une réalité vécue aussi d'ailleurs.
-
démarche
d'enracinement, par la prise en charge d'une histoire riche et complexe et
par l'affirmation haute d'une spécificité s'alimentant aux savoir-faire et à
la réalité pluriculturelle de la région.
Il me faut néanmoins
relever l'opposition qui demeure entre ceux qui pensent que la Wallonie doit
continuer à s'intégrer à la Communauté française de Belgique et ceux qui en
appellent à une identité wallonne propre. Question délicate qu'il n'appartient
pas au rapporteur général de trancher mais il se doit à la lumière de nos
travaux de la poser puisqu'il existe ici un conflit d'identité qui risque de
renforcer chez les Wallons leur désidentité, en d'autres termes leur sentiment
d'être de nulle part. Ne faudrait-il pas choisir clairement? Il ne s'agit pas
d'un problème lié à la langue. Il ne viendrait à l'esprit de personne dans cette
salle d'exiger des Québécois qu'ils se nomment Canadiens français pour faire
partie de la francophonie.
Il ne s'agit pas non plus
d'un problème d'identification populaire puisque les études sociologiques sur la
conscience culturelle indique que la grande majorité des Wallons choisit la
référence de la Wallonie après celle de la Belgique, et non celle de la
communauté française.
Il s'agit donc d'un
problème essentiellement politique. Et la responsabilité des responsables
politiques wallons sera très grande. Va-t-on rayer de la carte de l'Europe de
demain, le concept même de la Wallonie?
Un large accord s'est
exprimé à ce congrès pour considérer que l'avenir des Wallons se jouera dans la
consolidation de deux espaces politiques et culturels, celui de l'Europe, d'une
part, celui de la francophonie, d'autre part.
Aux responsables
politiques d'avoir la sagesse de doter la Wallonie d'un cadre institutionnel qui
lui permette de s'exprimer efficacement dans ces deux espaces.
Comme la plupart des
régions européennes de tradition industrielle, le déclin économique a provoqué
une véritable anomie culturelle. A un dynamisme culturel qui avait fait de ces
régions des foyers nationaux voire internationaux de l'activité artistique,
musicale et littéraire du début du XXème siècle ont succédé une perte de
confiance en soi et une véritable désertification culturelle due à l'exode des
créateurs et des artistes les plus brillants. Il importe donc par des pratiques
culturelles nouvelles de donner à nos artistes créateurs la possibilité de
travailler chez nous avec les moyens et la mobilité requise dans tous les
domaines de la vie des arts: cinéma, théâtre, musique, littérature, arts
plastiques, etc...
Nous devons rompre aussi
avec le climat de morosité sociale et de fatalisme qui semblent s'être saisi de
notre imaginaire collectif. Il nous faut pour cela nous forger une "image
symbolique" de la région qui soit positive. Le rôle des médias (TV, Radio,
Presse) est à cet égard capital.
C'est un lieu commun que
d'entendre dire que la "Wallonie est orpheline" de ses grands médias
audiovisuels.
Il faut donc créer des
réseaux d'échanges, de co-production où les Wallons reprennent leur place dans
la bataille de l'audiovisuel. C'est à ce prix que nous pourrons créer ces
nouveaux services, ces nouveaux métiers liés à la filière des industries
culturelles.
Pour la Wallonie, il est
plus que temps de prendre conscience de l'importance pour elle de la
décentralisation de la RTBF, non seulement pour des raisons sociales évidentes
mais surtout pour des raisons culturelles et économiques. Un désert culturel n'a
jamais été propice à la dynamisation d'une économie. C'est l'existence même de
la Wallonie qui est ici en jeu. Celle-ci ne peut vivre en abandonnant à
Bruxelles le monopole de la culture et de la production audiovisuelle.
La Wallonie est encore
trop perçue comme une consommatrice de culture et non comme producteur culturel.
Or, l'exemple du Centre régional de Charleroi de la RTBF témoigne du contraire.
Mais au-delà de la
situation concrète de la Wallonie, les mutations internationales dans le domaine
des télécommunications et des industries culturelles nous interpelle. En effet,
le paradoxe de la technologie veut que la diffusion audiovisuelle soit rendue
d'avantage possible au niveau local et régional mais que celle-ci apparaît aussi
de plus en plus comme un appendice des médias internationaux. Les problèmes
d'investissements et de rentabilité ne peuvent être esquivés. N'y a-t-il pas
danger qu'une région possédant son propre réseau de communications
audiovisuelles ne soit à terme vouée à n'être qu'un débiteur de sous-produits
culturels ou de productions culturelles faites par d'autres. La question est
d'une actualité brûlante en ce moment où en Europe les grands organes
audiovisuels nationaux sont convoités par des holdings multimédias, avec le
danger de l'invasion d'une culture standardisée d'origine américaine et
multinationale.
Ne faut-il pas appeler de
nos voeux la création de réseaux de production multimédia à la fois européens et
interrégionaux dans le but de valoriser la richesse que représente la pluralité
culturelle de l'Europe et surtout de permettre aux artistes et aux créateurs de
co-produire de haut niveau? Cette question demande une réponse urgente.
Projet culturel enfin -
qui soit interpellateur sur la finalité de notre développement et de notre
société. La culture est la grande absente du débat des rapports entre la science
et la technologie et l'économie surtout dans les implications sur la vie
quotidienne.
Quand elle est présente
sur le terrain technologique notamment au travers de cet énorme potentiel (que
représente l'audio-visuel, elle se veut d'être performante sur l'outil, elle en
oublie souvent le contenu. Il y a là un grave danger car c'est la culture qui
secrète les valeurs susceptibles de modeler notre Projet culturel donc qui fasse
comprendre et démontre que la qualité du logement ne se limite pas à la qualité
du construit mais vise l'espace de vie de ceux qui y habitent.
Qui fasse comprendre
qu'un cadre de vie ne s'aménage pas en territoire mais se ménage en fonction des
besoins humains.
Qui fasse comprendre que
la santé ne se soigne pas seulement à coup d'ingénierie médicale mais aussi par
une action sur les causes de la maladie, sur l'éducation à la santé.
Ainsi que le soulignait
le Président Klein, de la International Society for Research on disease and
environnement lors de leur récent congrès à Yokohama: "Il convient de considérer
l'homme non comme le client potentiel de ses inventions et de ses productions
mais comme un être qui cherche à vivre une existence saine et normale.
QUEL AVENIR
INSTITUTIONNEL?
Il ne suffit pas d'avoir
un grand projet pour la société de demain, il faut avoir les moyens financiers,
le pouvoir de décision et les acteurs pour le réaliser. C'est donc naturellement
que nos travaux ont été amenés à aborder le cadre institutionnel futur de la
Wallonie.
Pour rester objectif, je
dois reconnaître que sur ce point, il n'y a pas de position commune entre
Wallons. Depuis la revendication à l'indépendance pure et simple jusqu'aux
multiples formes de fédéralisme en passant par le rattachement à la France,
toutes les variantes d'une forme d'Etat nouvelle se sont exprimées.
En déduire par là même
que les Wallons se sentent incapables de se donner un nouveau cadre
institutionnel serait une profonde erreur.
Un large accord s'est
exprimé sur deux points essentiels et qu'il me plaît de souligner:
-
La nécessité d'une
réforme institutionnelle qui permette à la Wallonie d'agir de manière
cohérente sur l'ensemble des domaines sociétaux en respectant leur
nécessaire articulation. Il nous faut décloisonner nos politiques
économiques, culturelles, sociales, environnementales car le paradigme du
futur - l'émergence du qualitatif sur le quantitatif - les traverse tous et
d'une certaine manière tend à les unifier. Comment pourrions-nous réussir
parallèlement la mise en oeuvre d'un projet éducatif et d'un projet
économique s'ils émanent de deux niveaux de décision différents, voire
concurrents?
-
La nécessité pour la
Wallonie d'inscrire ses projets dans la dimension européenne. Si tout le
monde s'accorde de dire que l'Europe soit être le cadre de référence de nos
projets et de nos politiques futures, il faut que le cadre européen le soit
pour le cadre institutionnel futur de la Wallonie. La dimension régionale
est en Europe une dimension reconnue dans les Constitutions de la plupart
des Etats Européens. C'est un fait incontournable.
Il n'est pas faux de dire
que la Région est une chance pour l'Europe: elle rapproche les centres de
décision des populations, elle favorise la pluralité culturelle, elle a une
dimension qui permet mieux que le niveau local la réalisation de projets qui
touchent l'ensemble de la vie en société. Mais il faut aussi affirmer que
l'Europe est une chance exceptionnelle et unique pour la Région, l'Europe offre
aux régions un cadre de coopération économique, social, culturel qui rend
possible des politiques d'ensemble à l'échelle du monde, des sociétés
industrialisées, des rapports Nord/Sud.
C'est donc plus en
référence à ce cadre européen qu'à un cadre étroit et limité à l'horizon de la
Belgique qu'il importe de prospecter, de concevoir le futur cadre institutionnel
de la Wallonie, cadre qui lui donne de larges compétences et des moyens y
afférent.
Il est enfin un autre
aspect essentiel de notre cadre institutionnel que nous avons examiné: la
nécessité de reconstituer des réseaux d'échanges, entre tous les acteurs
concernés par le devenir sociétal de la Wallonie qu'ils soient chefs
d'entreprises, syndicats de travailleurs, chercheurs et enseignants, producteurs
culturels, pouvoirs publics et administratifs.
La Wallonie,
reconnaissons-le, reste trop dépendante des clivages hérités de la 1ère
révolution industrielle, et ceux-ci très souvent prennent le dessus par rapport
à une vision commune des problèmes de notre développement ainsi que des voies et
moyens pour les résoudre.
Reconstituer un "maillage
décisionnel" est une tâche impérative mais difficile et délicate tant la
méfiance entre les partenaires potentiels est grande dans le contexte de
récession actuel.
C'est pourquoi il est
plus réaliste de viser la mise en oeuvre entre les acteurs d'un contrat qui
définirait les grands axes stratégiques de nos projets et les priorités d'action
à mener dans le temps. Certes, nous savons que cette démarche contractuelle ne
gommera pas les intérêts divergents des partenaires mais il faut qu'il porte
tant sur les innovations économiques que sociales et qu'il instaure de nouvelles
solidarités sociales.
Si l'on veut que le
devenir de notre région soit l'affaire de tous, il faut que les valeurs
nouvelles de créativité, de responsabilité et de solidarité soient réintroduites
dans le débat régional et trouvent leurs modes de réalisation dans les projets
concrets.
Robert Moreau:
- Un grand merci à Michel
Quévit pour ce rapport combien substantiel, combien solide et concluant, et en
lui souhaitant bon travail et bonne continuation
Avant de passer à
l'orateur suivant, j'ai le plaisir de vous signaler la présence dans notre salle
de quelqu'un dont on a parlé beaucoup déjà et dont on parlera encore beaucoup:
j'ai cité José Happart, dont je salue la volonté wallonne... (applaudissements).
(Octobre 1987)
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