Pédagogie des
utilitaires usage pédagogique des utilitaires
Evelyne
LENAIN
Groupe mathématique et
communications (FUNOC)
Jean-Luce MORLIE
Sociologue - Responsable du
département informatique de la FUNOC
1. Une
société laboratoire.
Les bons esprits pensent
la société du changement depuis trente ans: société post-industrielle, savoir
post-moderne, nouvelle culture, pensée systémique, nouvelles valeurs; le
changement frappe ou s'insinue et nous laisse sans solution miracle face à sa
complexité. Le développement de la micro-informatique est, parmi d'autres, l'un
des vecteurs de cette mutation, mais il est difficile de penser gothique lorsque
l'on est encore roman.
Aujourd'hui, des gamins
de douze ans qui programment sur micro-ordinateur peuvent en connaître plus sur
les fractals que leur professeur de mathématique, mais avec près d'un siècle de
retard, la théorie de la relativité n'est toujours pas présentée dans le cadre
des études secondaires.
Peu à peu, nous faisons
la découverte de la complexité et de l'inter-dépendance: de la nécessité de
donner à tous, les outils qui permettent de penser et de traiter le présent.
Dépourvue de modèle, la société pourrait devenir consciemment son propre
laboratoire. Pour notre part, nous aimons à imaginer l'avenir de la Wallonie
comme un ensemble de petites entreprises très performantes dans le domaine des
technologies intermédiaires et travaillant au développement des échanges
Nord-Sud.
2. La révolution des
logiciels
Le succès de la
micro-informatique est davantage dû à Visicalc et à Word-Star qu'au basic.
Apple, IBM, savent y faire en marketing. Les utilitaires micro-informatiques:
traitements de texte, tableurs, bases de données et grapheurs ont peu à peu fait
sortir l'informatique du domaine réservé aux informaticiens et l'ont ouverte à
tous.
Il ne fait aujourd'hui
plus de doute que ces utilitaires tendent à être reconnus non pas comme des
outils d'exception, mais comme des outils de base: les équivalents modernes des
cahiers, du crayon, de la latte, de la machine à écrire et du papier millimétré.

3. Des informaticiens en
col bleu
Un gradué en informatique
ne deviendra jamais aide-mécanicien, maçon ou manutentionnaire "gestionnaire"
d'un stock d'une petite entreprise; un aide comptable ne tombera pas la veste
pour aller charger des palettes. Dans une première phase, le patron et le chef
de service qui "se sont initiés par eux-mêmes" ont consacré beaucoup de temps à
explorer les potentialités d'Omnis, Framework, Lotus, Dbase III, mais la PME
aujourd'hui ne dispose pas d'assez "d'informaticiens en col bleu" qui puissent
prendre le relais. Pourtant, l'informatisation de l'indépendant, de la petite
entreprise ou de la coopérative suppose cette polyvalence du personnel, et
notamment par la capacité des ouvriers et des employés d'utiliser les
micro-systèmes.
4. L'entreprise
renouvelée
L'augmentation de la
productivité par l'amélioration de la qualité requiert que tout le personnel de
l'entreprise s'approprie les outils et les méthodes permettant d'accroître la
capacité de traitement complexe de l'information dans l'entreprise. Faute d'un
abaissement du coût de formation d'opérateurs programmeurs sur utilitaire,
certains informaticiens "traditionnels" peuvent pour quelques temps encore
garder l'auréole de mystère et les prix d'hier tout en développant en fait sur
Dbase III compilé, ce qui est à la portée de toute personne motivée.
La rapidité avec laquelle
s'apprennent les nouveaux outils informatiques pourrait être source de profonds
changements dans la façon dont s'établissent et se maintiennent les échelles
hiérarchiques. L'exemple d'une compagnie de chemins de fer privés, rachetée et
réorganisée par ses employés sans l'aide d'informaticiens ni de bureau d'étude,
reste un cas isolé. L'ordinateur PC "atterrit" d'abord sur le bureau du cadre,
où il sera utilisé une heure par jour, alors que si l'on prenait la peine de
repenser la circulation de l'information dans l'entreprise, il pourrait être
utilisé en permanence par la dactylo et le commis.
L'entreprise ne pourra
reculer indéfiniment la réappropriation de son informatique et rester trop
dépendante de spécialistes. L'arrivée des réseaux micro-informatique dans les
PME obligera celles-ci à être leurs propres laboratoires et à inventer de
nouvelles formes d'organisation du travail. L'ordinateur ne va pas remplacer
l'homme, il va forcer l'homme à inventer de nouvelles façons d'être dans le
travail qui feront de l'entreprise un lieu d'émergence d'une nouvelle culture et
de nouvelles valeurs de développement personnel.

5. Enseigner l'inconnu.
L'enseignement doit
prendre en compte cette dimension nouvelle de l'informatique - outil de base -,
aussi banalisée et indispensable que le papier - crayon.
Pour y répondre, il ne
faudra pas seulement faire "moderne", en juxtaposant aux cours habituels
quelques plages horaire de traitement de texte ou de tableur, mais il faudra
aussi tenir l'enseignant au courant de l'actualité du tableur ou du traitement
de texte dans l'entreprise et construire une véritable pédagogie des utilitaires
micro-informatiques.
Pour moderniser les cours
traditionnels, il faudra certainement plus que quelques modules d'enseignement
assisté par ordinateur, et plus que quelques heures d'initiation au Pascal ou au
Logo.
Pour acquérir "les
structures de pensées congruentes avec la société de communication", il faudra
plus qu'introduire de l'algorithmique et des méthodes de programmation
structurée.
Sans pour autant rejeter
les autres formes d'usages pédagogiques de l'ordinateur, il faudra inventer les
usages pédagogiques des utilitaires. Ces derniers sont non seulement des outils
de travail pour tous, mais plus encore que les grands projets d'enseignement
assisté par ordinateur, les utilitaires micro-informatique portent en eux-mêmes
de nouvelles dimensions dans l'acquisition du savoir et de sa communication.
Outils de manipulation des mots, des chiffres, et des images, ils ne sont pas
seulement des outils qui nous permettent de faire le même travail, parfois plus
vite, ils nous le font faire différemment.
Un traitement de texte
n'est pas une simple machine à écrire perfectionnée c'est un nouvel
environnement dans lequel l'esprit élabore de nouvelles méthodes de penser. Les
notions de brouillons, de plans, se transforment; les idées peuvent être
dactylographiées comme elles viennent et structurées ensuite par déplacement,
tri, catégorisation, classement hiérarchisé.
La qualité des actuelles
imprimantes matricielles et bientôt l'accessibilité des imprimantes laser
associées aux logiciels d'imprimerie électroniques et de correction
d'orthographe donnent à chacun la possibilité de devenir son propre éditeur. Le
"si tu veux apprendre à quelqu'un sa propre langue fais-lui écrire un livre"
devient un projet pédagogique matériellement possible. Dans une société aussi
médiatique que la nôtre, l'accessibilité pour tous aux moyens de présenter sa
pensée selon une norme typographique "professionnelle" relève du respect de
l'égalité entre citoyens.
L'arrivée progressive des
bases de données relationnelles associées à des systèmes experts entraînera
chaque utilisateur à situer sa pensée sur une échelle de niveaux d'abstraction
plus élevés.
C'est déjà maintenant
qu'il faut penser à refondre nos méthodes d'apprentissage de l'orthographe en
fonction de traitements de texte avec système d'orthographe expert, de même,
l'apprentissage des mathématiques doit être repensé en fonction des tableurs et
des grapheurs, sans parler de tout ce que peut déjà apporter le dessin et la
conception assistée sur ordinateur.
Devons-nous encore tout
attendre d'un "plan informatique" essentiellement axé sur la production massive
de didacticiels par des laboratoires de pédagogie? Ne serait-il pas plus
économique de laisser la communauté des enseignants découvrir les possibilités
de détournements pédagogiques offerts par les utilitaires? La nouvelle culture
doit-elle être "matricée" par quelques-uns ou produite par tous ?
La première génération
des utilitaires (Word-Star, Dbase III, Multiplan, Dr Graph, Brainstorm, etc...)
est maintenant récupérée sur des configurations bas de gamme qui permettent
d'envisager leur diffusion comme support au niveau de l'enseignement. Lotus,
Think Tank Thor, 4ème dimension suivront le même destin. Dans quelques années,
les logiciels de 5ème génération supportés par des processeurs 32 bits seront
tout aussi accessibles que Wordstar aujourd'hui.

6. Apprendre en vraie
grandeur
Après l'échec d'une
vision du monde construite sur les modèles de l'affrontement et de la causalité
directe, il faut permettre aux esprits d'explorer les voies complexes de
solutions nouvelles élaborées en terme d'interdépendance. "Maîtriser" la
complexité suppose l'acquisition de niveaux d'abstraction plus élevés dans nos
raisonnements, les régles reçues de la rationalité ne suffisent plus, il faut
enseigner la "métarationalité".
Le simple usage d'un
tableur constitue déjà une entrée dans un niveau supérieur d'abstraction. A
l'école, on apprend encore à additionner sur un couple de nombre, alors que le
tableur permet d'emblée d'opérer sur deux ensembles de nombres et non plus sur
deux éléments et conduit tout naturellement aux techniques de simulation.
Nous souffrons presque
tous d'infirmité numérique. La circulation de messages en forme de milliards de
dollars, de millions de tonnes équivalent pétrole et de mégatonnes, nous ramène
à compter Boschiman: un deux trois et puis beaucoup, à la différence près que
chaque Bochiman connaissait de son écosystème le savoir nécessaire au maintien
des équilibres, alors que nous, citoyens du Nord, le gérons avec la plus grande
sauvagerie.
Comme le montre le projet
Domesday au Royaume-Uni, les banques de données liées au développement des
possibilités de traitement graphique de l'information et de son stockage sur
vidéodisque ouvrent la voie d'une mutation profonde de nos modes de
communication, l'école doit être branchée sur les faits et les chiffres du monde
autant que sur ceux de la commune et les traiter en direct dès l'apprentissage
de la règle de trois.
Construire, pour une
Wallonie laboratoire, un outil permettant la production de banques et d'images
locales, articulées autour d'observatoires locaux des faits économiques et
sociaux, n'est pas hors de portée. Dès aujourd'hui, dans chaque classe, nous
pouvons faire les premiers pas sur Lotus et Dbase III.
(Octobre 1987)

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