Quelques réflexions à
propos de l'évolution de la conscience wallonne
Jacques
LEFEVRE
Directeur du Groupe de
Sociologie wallonne de l'Université catholique de Louvain
Une région
n'existe que lorsque les gens qui y habitent se sentent, dans une
certaine mesure, solidaires. Elle n'existe qu'à partir du moment où
ses habitants connaissent leurs diversités mais également et surtout
lorsqu'ils ont admis leur appartenance à une même unité.
De nombreux auteurs ont
développé cette idée selon laquelle le véritable ciment peut être considéré
comme le produit d'une longue évolution en commun qui, historiquement, a
favorisé l'épanouissement d'attitudes, de modes de vie, de modes de pensées, de
préjugés voisins et relativement semblables.
Je pense pour ma part
qu'il s'agit là d'une dimension essentielle et fondamentale.
Dans son ouvrage: "La
région, espace vécu", A. Fremont écrit cette phrase superbe: "La
région, si elle existe, est un espace vécu. Vue, perçue, ressentie, aimée ou
respectée, modelée par les hommes et projetant sur eux des images qui les
modèlent. C'est un réfléchi. Redécouvrir la région, c'est donc chercher à la
saisir, là où elle existe, vue des hommes."
(1)
De la sorte, à côté d'une
nécessaire dimension géographique, historique, linguistique, institutionnelle,
physique, cette dimension sociologique ou psycho-sociale me semble
personnellement primordiale.
Nous entrons ainsi de
plain-pied dans le concept d'identité collective.
Certains auteurs
sociologiques l'ont abordé et l'on peut considérer aujourd'hui que finalement ce
qui fait l'unité d'un groupe, ce qui fait sa différence par rapport à d'autres
groupes, c'est en fait un ensemble de caractères propres qui signifie et qui
symbolise cette unité et cette différence et qui conduit à la permanence de ce
groupe dans le temps, à travers l'histoire et malgré tous les changements qui
l'affectent.
L'identité collective
renvoie donc à une mémoire collective par laquelle le groupe présent se
reconnaît dans un passé commun, le remémore, le commémore, l'interprète, le
ré-interprète.
Nous pouvons donc
considérer avec Charles Ricq que: "L'identité, en fin de compte, constitue
ce sceau spécifique qui marque l'ensemble des relations, des normes, des
valeurs, des finalités que se donne et vit un groupe."
(2)
L'identité régionale
suppose donc une auto-connaissance, une auto-conscience de soi-même et également
une connaissance et une conscience d'autrui.
J'ai pu, au sein du
Groupe de Sociologie wallonne, mener depuis un certain nombre d'années quelques
études relatives à cette problématique et nous avons tenté, par l'observation
empirique, d'appréhender ce sentiment d'auto-connaissance d'une part, ce
sentiment d'appartenance à la région wallonne, d'autre part.
Je voudrais, dans cette
intervention, vous faire part de quelques résultats qui me semblent
significatifs et qui prennent place dans cette problématique générale de la
conscience wallonne et de la Wallonie en tant qu'espace vécu et perçu:
1. Connaissance de la
Wallonie.
Tout d'abord, je voudrais
vous livrer, à titre indicatif, quelques résultats d'une enquête que nous avons
menée en 1985 et dans le cadre de laquelle nous avons posé quelques questions
très simples relatives aux niveaux de connaissance qu'ont les gens des réalités
wallonnes.
Remarquons tout d'abord
qu'à la question de savoir: "Combien y a-t-il d'habitants en Wallonie?",
on peut observer que 23,6% des Wallons disent ignorer l'importance démographique
de leur région et que seulement 14% se situent dans une fourchette
approximativement correcte.
Dans cette même enquête,
nous présentions une carte muette où figuraient des points représentant huit
grandes villes wallonnes et où l'on demandait aux personnes interrogées de
resituer ces noms de villes. On observe ainsi que:
65% situaient
correctement la ville de Liège
63% celle de Namur
60% celle d'Arlon
57% celle de Charleroi
51% celle de Mons
44% celle de Tournai
37% celle de Verviers
14% celle de Marche
55% des Wallons
localisaient correctement la Sambre
69% la Meuse
36% l'Ourthe
29% la Vesdre
De manière tout à fait
indicative également, on relevait que:
68% localisaient
correctement le Borinage
58% la Gaume
52% la Hesbaye.
D'un point de vue d'une
auto-connaissance historique, on observait lors de la même enquête qu'à la
question de savoir: "Citez cinq grandes personnalités qui ont fait l'histoire de
la Wallonie":
49% de la population
étaient dans l'incapacité de donner une réponse
38% citaient deux personnalités
26% en citaient trois
11% seulement de l'ensemble de la population étaient capables de citer les noms
de cinq grandes personnalités.
A partir de cette même
question, les hommes les plus fréquemment cités sont les suivants:
Jules Destrée (20,6%)
André Renard (13,1%)
John Cockerill (5,2%)
Emile Vandervelde (5,2%)
En termes d'événements,
une liste de douze événements de nature historique était également soumise à un
échantillon représentatif de la population et il était demandé de citer les
trois événements qui avaient le plus influencé l'histoire de la Wallonie.
Apparaît en premier lieu:
"La découverte du charbon" (26%)
En deuxième lieu: "Le développement de la sidérurgie" (19%)
En troisième lieu: "Le déclin de la sidérurgie"" (16%)
"L'affaire des Fourons"
était citée par 5,44%, "Les lois de la régionalisation de 80' par 5,28% et "La
lettre au Roi de Jules Destrée" par 2,22%.
L'axe de
l'industrialisation de la région wallonne apparaît donc très fortement dans
l'imaginaire collectif. Comme si les habitants de Wallonie étaient réellement
marqués au fer rouge par son passé industriel; comme si fer et charbon, mines et
hauts-fourneaux constituaient encore un réel ciment psycho-social de notre
conscience régionale.
Dans la littérature
consacrée à l'essor de la conscience wallonne, les noms des Troclet, Orban,
Magnette, l'abbé Mahieu, Plisnier, Mockel,... sont souvent cités par les
historiens de la Wallonie.
Une liste de ces
personnalités étaient également soumise à notre échantillon représentatif et il
apparaît en réalité que seuls les noms suivants sont considérés comme très
importants par la population wallonne:
Jules Destrée (45%)
André Renard (43%)
Frères Orban (16%)
Les autres personnalités,
chantres reconnus de la conscience wallonne, n'apparaissent que dans des
proportions réellement très faibles.
Je voudrais enfin vous
citer le résultat d'une question tout à fait anecdotique, posée également à ce
même échantillon représentatif de la population wallonne à qui nous avions
demandé: "Quelle est la date de la fondation de la Wallonie?"
Les réponses obtenues
sont en soi révélatrices, puisqu'on observe que:
58% de la population ne
savent pas se prononcer sur cette question,
16% estiment que la Wallonie est née en 1830
4,3% estiment que la Wallonie est née en 1980
Il ressort de ces
quelques chiffres que je vous ai d'ailleurs fournis à titre davantage
anecdotique, que la population wallonne est bien loin de posséder, en termes
strictement cognitifs, un niveau très élevé de sa propre personnalité
géographique et surtout historique.
Je pense que les racines
de la conscience wallonne et de l'identité régionale wallonne se rattachent donc
de manière beaucoup plus forte dans un passé qui n'est pas très éloigné plutôt
que dans une connaissance historique lointaine.
L'industrialisation et
les grandes grèves de 60, par exemple, ont sans doute plus marqué l'existence de
la conscience wallonne que la présence sur le sol de Wallonie d'hommes
historiques fussent-ils illustres.
2. Evolution de la
conscience wallonne.
Le second point que je
voudrais à présent traiter de manière plus approfondie est celui de l'existence
et surtout de l'évolution d'une réelle conscience wallonne, d'un sentiment
d'appartenance à la région.
Un fois encore, je ferai
référence à plusieurs études empiriques que nous avons menées depuis une dizaine
d'années auprès d'échantillons représentatifs de la population wallonne (1975,
1982, 1985, 1987).
L'ensemble de ce travail
fera d'ailleurs prochainement l'objet d'une publication. Je vous en fournis dès
à présent quelques-uns des résultats les plus significatifs.
Je dirai tout d'abord que
ces différentes opérations d'enquêtes successives ont reposé sur la création
d'un indice de conscience wallonne réellement fiable.
Il est en effet difficile
sinon impossible de vouloir approcher cette réalité complexe par une seule
question et par un seul indicateur.
Notre effort a donc
consisté à construire un indice sur base d'un ensemble d'indicateurs eux-mêmes
construits à partir d'une dizaine de questions.
Nous espérons de la sorte
réunir dans un seul et même indice une série d'aspects dont on peut penser
qu'ils constituent certaines dimensions d'une conscience régionale.
A titre d'exemple, notre
indice comprend notamment des questions telles que celles-ci:
-
Avez-vous le
sentiment d'être un Wallon?
-
Pensez-vous que les
Wallons entre eux s'entendent mieux que les Belges entre eux?
-
Pensez-vous que la
Wallonie forme une seule communauté?
-
Pensez-vous que vous
êtes plus proche d'un Flamand qui a le même métier que vous que d'un Wallon
qui a un métier différent?
-
Pouvez-vous me donner
le nom d'un wallon qui a fait du bien à la Wallonie?
-
Militez-vous pour la
Wallonie?
-
Pensez-vous que les
Liégeois et les Carolorégiens peuvent représenter un danger pour la
Wallonie?
C'est donc sur base de
ces différentes questions que furent constitués des indicateurs de la conscience
wallonne. Ces indicateurs sont de trois ordres: cognitifs, affectifs et de
comportements.
-
Cognitifs, parce que
avoir une conscience wallonne signifie d'abord la reconnaissance de la
Wallonie comme un fait objectif, comme une société qui nous entoure, qui
pèse de son poids sur toute notre vie et qui est donc contraignante.
-
Affectifs, parce que
c'est seulement lorsque nous reconnaissons l'existence de la Wallonie que
nous pouvons avoir une identité wallonne. Il ne s'agit plus seulement
d'avoir une conscience de la Wallonie, mais à proprement parler de
l'émergence d'une conscience d'être Wallon. L'identité n'est pas un "donné";
elle est le résultat d'acte de reconnaissance sociale.
-
De comportement
enfin, parce que prendre conscience de la Wallonie et d'être wallon signifie
aussi que sur base de cette identité, nous adoptons tel ou tel comportement.
Autrement dit, la Wallonie sert de ce que les sociologues appellent "groupes
de référence" pour nos rôles et nos comportements.
Ces différents
indicateurs ont été regroupés dans un "Indice complexe de Conscience wallonne".
On a retenu trois
positions à partir de ces différents paramètres: un niveau de conscience
wallonne élevé, un niveau de conscience wallonne moyen et un niveau de
conscience wallonne faible.
Sur base de cette
méthodologie originale, voyons donc à présent quelques résultats essentiels.
Tout d'abord, on a pu
observer que le niveau élevé de conscience wallonne (l'indice positif) était de
34,6% en 1976, de 16% en 1982 et la dernière enquête l'établit en 1987 à 11,3%.
Ainsi donc, entre 1976 et
1982, l'indice positif de conscience wallonne a diminué de plus de moitié; il a
continué de diminuer pour s'établir aujourd'hui à 11,3%.
On observe également
qu'entre 1976 et 1982, l'indice négatif reste plus ou moins stable (en passant
de 37,2% à 40,3%); entre 1982 et 1987, cet indice négatif a plus fortement
augmenté en s'établissant aujourd'hui à 46,5%. L'indice moyen,quant à lui, qui
était de 28,2% en 1976 a fortement augmenté jusqu'en l982 (43,7%) pour se
stabiliser aujourd'hui à 42,2%.
Dans la suite de nos
études, nous avons fait intervenir un certain nombre de variables indépendantes
dont on pouvait penser qu'elles influencent sensiblement ces niveaux de
conscience wallonne telles que l'âge, le sexe, les catégories d'urbanisation, le
statut socio-professionnel, les revenus et diplômes.
Il apparaît qu'en effet
la conscience wallonne, comme toute identité collective, n'est ni homogène, ni
univoque et qu'à l'inverse elle varie et fluctue suivant les différentes
appartenances sociales.
Je n'ai évidemment pas le
temps, dans le cadre de cette intervention, de vous exposer ces multiples
influences. Je vais cependant souligner certains faits significatifs en
précisant qu'ils sont principalement relevés sur les enquêtes de 76 et 82, les
analyses portant sur l'année 87 étant actuellement en cours.
En ce qui concerne
d'abord le sentiment d'appartenance à une classe sociale, nous constatons en
1976, comme en 1982, que c'est parmi la classe ouvrière qu'on trouve la
proportion la plus élevée de gens qui ont un indice de conscience wallonne
positif. Inversement, et c'est surtout manifeste en 1982, c'est parmi la classe
moyenne qu'on trouve la proportion de gens qui ont un indice de conscience
wallonne négatif. Il ne semble pas y avoir un lien constant entre la mobilité
sociale et notre indice de conscience wallonne.
Le niveau de revenu
semble également jouer un rôle important: en premier lieu et, surtout, on peut
noter que c'est au sein des catégories les plus défavorisées (-de 20.000 F.B.
par mois) que se trouvent les indices positifs les plus élevés (quelle que soit
la date de l'enquête).
Lorsqu'on examine
l'évolution de l'indice moyen, par exemple en 1976, on constate que celui-ci est
en progression constante en fonction de l'augmentation des revenus: 24% pour les
moins de 20.000 F.B., 28% pour les revenus de 20.000 F.B. à 40.000 F.B., 38%
pour les revenus de 40.000 F.B. à 60.000 F.B.
Si l'on considère
l'indice négatif (notamment en 1982), on peut également remarquer une évolution
relativement continue et progressive selon l'accroissement des tranches de
revenus (de 35% pour les faibles revenus jusqu'à 55% pour les revenus élevés de
plus de 80.000 FB.).
Le temps qui m'est
aujourd'hui imparti ne me permettra pas de développer d'autres corrélations. Il
me semble cependant utile de vous faire part de quelques autres résultats issus
de ces enquêtes successives et qui avaient pour objectif d'apprécier la manière
dont les Wallons se situent vis-à-vis de l'autre région, vis-à-vis des Flamands.
Deux indicateurs sont
assez significatifs de ce point de vue. Tout d'abord, les problèmes sociaux et
économiques que connaît la Wallonie sont-ils causés par une mauvaise répartition
des richesses et du pouvoir en Belgique ou sont-ils le résultat d'une mauvaise
répartition des richesses et du pouvoir en Wallonie ?
Qu'il s'agisse de
l'enquête de 76 ou de l'enquête de 82, une large majorité de la population
wallonne (77,8% en 1976 et 79,4% en 1982) estime que les problèmes que connaît
la Wallonie sont principalement causés par une mauvaise répartition du pouvoir
en Belgique; la conscience wallonne place et projette ses propres difficultés à
l'extérieur d'elle-même, pourrais-je dire.
Le second indicateur
considéré renforce ce premier point. Il est relatif à la perception de ceux qui
dirigent la Belgique.
En 1976, 16,4% des
Wallons estimaient que la Belgique était plutôt dirigée par des Flamands (la
majorité estimant à cette époque que la direction de la Belgique était assurée
par des Wallons, des Flamands et des Bruxellois - 49% -).
En 1982, de fortes
modifications dans cette estimation interviennent: ils ne sont plus 16,4%, mais
bien 50% des Wallons à estimer à ce moment que la Belgique est plutôt dirigée
par des Flamands. Cette évolution se renforce encore dans les années qui
suivent, puisque la même question posée en 1985 laisse apparaître qu'ils sont en
ce moment 60,5% de Wallons à estimer que ce sont les Flamands qui dirigent la
Belgique (il n'y a plus en ce moment que 18,5% qui estiment que la direction de
la Belgique est "collégiale", c.à.d.: Wallons, Flamands, Bruxellois).
En guise de conclusion de
cette intervention, je voudrais rappeler les quelques considérations qui
suivent:
-
Tout d'abord, en
terme de méthodologie, l'analyse d'un sentiment collectif, l'étude d'une
conscience régionale, n'est pas chose aisée et implique que soient
considérés de multiples indicateurs et non pas un indicateur unique. Je
pense que l'utilisation d'un indice complexe tel que nous l'avons conçu,
étudié à des périodes différentes et de manière récurrente, est un outil
nécessaire qui permet valablement d'analyser l'évolution d'une conscience
régionale wallonne.
-
Deuxièmement, je suis
convaincu que cette approche disons sociologique de la réalité wallonne est
tout à fait essentielle pour comprendre le passé, le présent et aussi
l'avenir de la région; je partage donc ce point de vue selon lequel à côté
des dimensions traditionnellement étudiées de la région, cet aspect
psycho-social est vraiment indispensable.
-
Plus concrètement, il
apparaît qu'une conscience régionale n'est ni unique ni homogène mais qu'au
contraire elle peut évoluer, dans des sens parfois différents, selon les
appartenances sous-régionales ou selon les appartenances sociologiques
traditionnelles. Notre étude est en cours et nous la poursuivons.
-
En ce qui concerne
l'état actuel de la conscience wallonne et, sur base de la méthodologie que
j'ai précédemment exposée, il apparaît à ce jour que la conscience wallonne
positive est en diminution depuis une décennie. Non pas qu'on puisse
observer la naissance ou le développement d'une conscience wallonne qui
serait négative, c.à.d. en quelque sorte une anti-conscience wallonne, mais
plutôt qu'un regroupement s'opère autour de valeurs wallonnes moins
excessives, plus mitigées, plus consensuelles. On peut poser l'hypothèse,
mais il conviendra de la développer dans les semaines qui viennent, de
l'installation en région wallonne d'une conscience de soi et d'une identité
collective peut-être moins oppositionnelle, en quelque sorte plus calme,
plus latente, plus implicite.
(Octobre 1987)
Notes
(1)
Armand FREMONT "La région, espace vécu", Presse Universitaire de
France, Paris, 1976.
(2) Charles RICQ, "La région, espace institutionnel et
espace d'identité", dans "Espaces et Sociétés", n° 41, 1983.
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