Eléments pour une
politique culturelle
Jacques
DUBOIS
Professeur à l'ULG
Titulaire de la chaire "Explication d'auteurs français modernes et
critique littéraire contemporaine"
Président de la Commission "Art et Société"
Une Société
qui a peur
Prenons acte d'un fait:
nous vivons dans la peur. C'est un donné stable de la situation actuelle. Or,
rien ne se fera, rien ne se pensera même si l'on ne commence par se dépouiller
de cette peur comme on dépouille le vieil homme. Cette peur qui nous tenaille a
de multiples visages, répond à une large gamme de sentiments allant du simple
malaise ou de la timidité collective à l'effroi et à la terreur. Nous partageons
évidemment les grandes craintes de la société occidentale. Elles ont pour objets
le terrorisme et le chômage, l'explosion nucléaire et la répression raciste.
Elles se nourrissent aussi de menaces plus sournoises comme la nouvelle pauvreté
ou même cette anesthésie mentale qui guettera des populations asservies à un
ordre médiatique entièrement commercialisé.
Mais, là où nous vivons,
nous cultivons une peur plus insidieuse apparentée à l'impuissance. On voit d'où
vient ce sentiment, comment il repose sur un mécanisme banal en fin de compte.
Le déclin économique, démographique, culturel, est vécu comme l'effet d'une
grande Faute originelle, dont nos adversaires, ceux du dehors et ceux de
l'intérieur, ne manquent jamais de nous accuser, en l'habillant de diverses
façons. Toujours est-il que nous en arrivons à ne plus oser oser. Mais oser
quoi? Oser agir sans doute, et se profile ici tout un discours de l'esprit
d'entreprise et d'invention qui a ses vertus roboratives. Mais oser être et se
dire tout autant. Tel plébiscite d'un homme à de récentes élections européennes
est très symptomatique à cet égard. Une collectivité qui s'exprime peu comme
telle, timorée pour elle-même, saisit là un moyen détourné de se rappeler à
l'attention.
Il faut donc oser, avoir
l'audace de soi, et c'est demander une puissante conversion, encore qu'elle
s'amorce chez beaucoup. C'est faire entrer dans les esprits une injonction aussi
simple que bienveillante: tu peux. Autrement dit, tu en es capable (comme un
autre) et cela t'es permis. Tu peux, petit Wallon, assimiler avec aisance une
langue étrangère. Tu n'es pas ridicule lorsque tu parles anglais, italien ou
néerlandais. Sors de tes blocages. Déjà point là le rôle de l'école.
Mais sans grossir le
déclin, né du vieillissement de la structure de production, ne minimisons pas la
peur qu'il engendre. Elle s'amplifie jusqu'à faire confondre sujet et objet.
Notre région a peur d'elle-même, cette société a peur de son ombre. Nous l'avons
dit, elle se sent coupable. Chanson connue: les Wallons sont fainéants,
irrésolus, agités. Du même coup elle n'est plus sûre de rien, ni d'elle, ni de
son existence, ni de son passé. Nous ne sommes pas loin de la crise d'identité.
Retrouver notre identité
Pris dans la tourmente,
nous nous retournons vers notre identité et ne trouvons rien de très sûr. Pour
se sentir fort d'exister et résolu d'agir, il faut pouvoir se réclamer d'une
appartenance, floue à la rigueur. L'identité wallonne aujourd'hui, dès que l'on
sort des clichés touristiques et folkloriques, est moins que sûre. Trois
remarques à ce propos, anticipant sur une analyse plus complète:
Prenant un parti et un
pari modernistes sur la région, je pense comme d'autres que toute identité
s'ancre dans une histoire. Or, notre histoire, l'histoire de ce que l'on appelle
l'espace wallon, n'est guère constituée. Histoire difficile et convulsive,
désordonnée et variable. Malaisée à récupérer, même pour un principautaire.
Cette histoire n'est pas véritablement écrite. Plus souvent encore, elle est
escamotée. Pour ne parler que du passé proche, qui a fait la révolution en 1830,
demande toujours Maurice Bologne? Où en est l'histoire des luttes sociales dans
le pays? Qui décrira la façon dont fut gérée notre grosse industrie?
Dans les écoles, notre
histoire nationale est tantôt celle de la France et tantôt celle de la Belgique.
Cela conduit à d'étranges porte-à-faux et à diverses erreurs de perspective. "Ulenspiegel
est votre grand héros national" disait naguère un professeur soviétique à nos
étudiants romanistes interloqués. Dans le manuel d'histoire littéraire
qu'utilisent ces mêmes étudiants, la France ou bien annexe ou bien escamote nos
oeuvres et auteurs, pendant qu'elle reconnaît la Belgique francophone dans des
écrivains flamands. Il faut le dire, notre amnésie est soigneusement entretenue
de partout.
Pour le présent, inutile
de prétendre à une identité forte en voie d'affirmation. Nous ne sommes pas un
pays du tiers-monde préparant sa révolution nationale. L'espace régional est
chez nous morcelé en petits ensembles qui ont connu des histoires différentes.
Aux Wallons s'ajoutent Picards et Lorrains. Des économies contrastées se
côtoient, de la plus sidérurgique à la plus forestière. Nous sommes une marche,
pays de traversées qui, depuis des décennies sinon des siècles accueille des
travailleurs d' origines diverses s'installant chez nous et bien souvent s'y
intégrant sans mal. La Wallonie est un patchwork et un laboratoire social. Il
faut s'en réjouir: la situation nous met à l'abri, aujourd'hui comme hier, de
l'étroitesse d'esprit inhérente aux nationalismes, des tentations racistes qui
les guettent.
Un travail
d'identification
Pourtant, le sentiment
d'appartenir à un ensemble existe: il me paraît croître au gré des événements.
Il est simple, populaire et ne s'embarrasse pas de démonstrations compliquées ou
de trop de subtilités. Il est temps toutefois qu'il devienne conscience
structurée. J'aime à parler à ce propos d'un travail d'identification. C'est
dans ce travail que sont engagés aujourd'hui de nombreux artistes. En
littérature par exemple, ils s'appellent Louvet ou Haumont en Hainaut, Verheggen
ou Pirotte dans le pays de Namur, Detrez ou André-J. Dubois à Liège. Mais il
faudrait parler aussi bien des peintres et musiciens, des cinéastes,
chanteurs-poètes, dessinateurs de B.D. Ce qui frappe chez les écrivains cités,
c'est une double attitude.
Ils ne craignent plus,
comme le redoutaient leurs devanciers, de mettre en oeuvre un milieu
d'appartenance, le décor dans lequel ils vivent. Notre univers est désormais
présent dans leurs fictions, avec ses paysages et ses personnages, ses manières
de faire et ses manières de dire. Mais, et c'est l'autre attitude, il ne s'agit
jamais d'une représentation prise dans l'illusion de la transparence et de la
plénitude. Nous voilà loin des régionalistes début de siècle! Ceux-là nous
folklorisaient; ceux-ci nous font accéder à un discours de l'universel, comme
lorsque Haumont ou Dubois emploient la parabole, lorsque Detrez ou Louvet
figurent notre histoire en la prenant de biais, lorsque Verheggen relance et
retravaille le dialecte en un français de pointe et de grande invention.
L'identification
littéraire n'a pas entièrement attendu la génération actuelle pour se
manifester. Mais auparavant elle était davantage le fait d'individus ou de
cercles qui se marginalisaient, très symboliquement. Peut-on oublier le
surréalisme en Hainaut et les figures de Chavée et de Dumont? Comment ne pas
tenir compte du Daily Bul à La Louvière ou de Temps mêlés à Verviers, deux
vaillantes revues, aimant à cultiver l'imprévu et la dérision? On devrait encore
parler des fiefs de la bande dessinée, Casterman, Dupuis ou l'école liégeoise.
Très peu wallonnant tout cela et plutôt porté vers l'échange international. Mais
curieusement accroché à son rocher, peu disposé à le quitter et se manifestant
le plus volontiers par une ironie ou un sens du cocasse qui, après tout, ferait
bien partie du génie du lieu, - sinon de la race.
Se préparer aux
mutations
Quant à l'avenir, il
n'appartient à personne, dit-on. Mais il faut se préparer aux énormes mutations
qu'il annonce. Une façon de le prévoir est sans nul doute d'apprendre à
convertir les savoir-faire et les maîtrises acquis parfois au long des siècles
sous forme de technologies nouvelles ou en rapport avec elles. Je m'aventure ici
sur un terrain qui n'est pas le mien mais j'entends dire que certains défendent
avec bonheur l'idée d'une transmission héréditaire des talents techniques. Il y
a des siècles qu'au bord de la Meuse et de la Sambre on travaille les métaux, et
avec quel talent. Il y a longtemps que l'on travaille le verre. Depuis des
décennies, nous fabriquons des armes, moteurs et appareillages électriques.
Peut-on croire, en effet, que ces capacités vont se perdre à jamais, parce que
simplement leurs terrains d'exercice disparaissent?
Si l'on peut admettre cet
héritage du génie technique, du génie ouvrier, et si l'on permet qu'il
s'accomplisse dans de bonnes conditions, notre vieillissement devient alors gros
de possibles. Car se moderniser n'est pas nécessairement basculer un beau jour
avec peu d'armes et de bagages dans l'american way of technology. Il n'est pas
question de se détourner des ordinateurs et de la robotique, qui ne sont, après
tout, que des instruments. Mais il pourrait l'être de les faire entrer dans nos
stratégies de développement et de leur imprimer la marque de notre créativité et
de notre esprit d'entreprise.
L'école, lieu de passage
obligé
Il n'y a pas de miracle
cependant. De telles transmissions n'auront pas lieu sans labeur et surtout sans
apprentissage. Plus que jamais, l'école est le lieu de passage obligé pour une
formation sociale en gestation. '68 voulait la supprimer et l'on a prédit son
remplacement par la communication médiatique. En attendant, malgré ses
inconvénients et les mauvais coups que lui porte le pouvoir central, elle survit
fort bien et se trouve même de nouvelles raisons d'être. Si la modernité
devenait sa ligne d'horizon, il serait grand temps d'infléchir les contenus et
les méthodes de ses enseignements dans quelques directions précises.
Demandons-nous, pour
terminer, vers où l'avenir devrait la conduire.
Le discours dominant
prône aujourd'hui un programme qui a pour assise les savoirs de base
(mathématiques, langue maternelle), les langues étrangères et l'initiation aux
nouvelles technologies. Ce programme semble conforme au bon sens en une période
de compétition où il s'agit d'être rentable, où seul le sérieux est réputé
payant. C'est pourtant une façon assez courte de voir les choses et qui néglige
d'explorer nos lacunes et nos manques. J'en prends deux exemples, dont l'un,
sans doute, paraîtra surprenant.
Nous faisons un gros
complexe de la langue étrangère. Il est ancien; il est notoire. L'urgence est
ici de briser un tabou et de rétablir une confiance. Mieux vaut acquérir
l'aisance dans une seule langue, à la faveur d'un enseignement réellement
vivant, que, au terme d'un gavage livresque, en malmener trois ou quatre - ce
qui est à peu près mon cas. Autre écran qu'a produit notre singulière tradition
scolaire, la difficulté que nous avons à abstraire ou à théoriser. L'esprit
critique chez nous s'exprime plus souvent en éruption sentimentale qu'en
réflexion construite. Mais la philosophie et ses disciplines satellites
(logique, argumentation) ont quitté depuis longtemps nos programmes. Or, nous
avons besoin de concepteurs, nous avons besoin d'une pensée politique, et je
nous crois très démunis à cet égard. Au risque de scandaliser et de paraître
futile, j'avance que les jeunes gens d'aujourd'hui ont à philosopher, ce qui est
apprendre à lire, à écrire, à penser.
Dominer la civilisation
de l'image
Moderniser, on le voit,
n'est pas donner aveuglément dans la nouveauté. C'est souvent aussi restaurer
des pratiques trop négligées. C'est par ailleurs domestiquer le neuf, en faisant
en sorte qu'il soit le bien de tous et en assurant des "formations croisées".
L'ordinateur par le traitement de textes entre autres, doit devenir aussi
familier aux "littéraires" (écrivains, professeurs ou journalistes) qu'aux
"scientifiques". Le langage des images médiatiques et sa dimension esthétique
entreront dans la formation de tous sans tarder. Que les jeunes n'apprennent pas
à lire ou décoder un film (de cinéma, de télévision) représentera sous peu un
lourd déficit. Comment, sans dominer la civilisation de l'image, y prendre place
et y contribuer? Plus largement, comment sortir d'une relation passive aux
techniques de communication et au traitement de l'information?
La capacité d'invention,
d'imagination
Il n'est pas sûr par
ailleurs que le savoir utile soit aujourd'hui du côté des seules grandes
disciplines. On nous dit beaucoup que l'avenir industriel appartient aux petites
entreprises souples qui, même si elles fonctionnent sur des techniques
sophistiquées, en appellent à une structure de travail semi-artisanal. Small is
beautiful; ce qui est petit est gentil. Je perçois, en tout cas, que, dans des
domaines qui me sont proches, des compétences limitées mais précises sont
parfois plus précieuses que la maîtrise de sciences plus importantes. Manier une
caméra ou développer un photogramme, bâtir un questionnaire ou appliquer une
méthode de classement, gérer un budget ou mettre en page une affiche. Autant de
modestes bricolages, mais convenons que ceux qui s'y entendent - et surtout qui
s'entendent à pratiquer plusieurs d'entre eux - ne sont pas légion. Surtout, on
attend d'eux qu'ils exercent leurs talents avec rigueur et précision. Dans le
monde du spectacle et même de la politique, on parle à ce propos (parfois hors
de propos) de professionnalisme. Notre conversion d'ensemble passe par cette
exigence du professionnel. Fais ce que tu fais, et fais-le pleinement, dans une
forme achevée. Retrouve le sens de la précision méticuleuse qui était celui des
artisans de jadis ou encore des "fins mécaniciens".
Le moraliste voudrait ne
pas trop moraliser, mais il y a un débraillé indigène qui, en dépit de son
charme bon-enfant, commence à nous nuire sérieusement. Le sens du fini, de la
précision ne contredit nullement la capacité d'invention. Or, de celle-ci aussi,
nous avons rudement besoin. L'imagination est loin d'être au pouvoir dans nos
contrées. Rappelons-nous que les grands créateurs ont d'abord été d'habiles
imitateurs et que l'imitateur, c'est le snob en fin de compte. J'ai souvent
envie de dire aux jeunes, s'ils sont apathiques ou timorés: soyez snobs. Faites
semblant pour commencer, et le reste pourra suivre.
Deviendront-ils inventifs
et rigoureux tout à la fois dans des cadres scolaires restés trop contraignants?
Il faut regretter que la pédagogie du contrat qui incite l'élève à exprimer sa
demande de savoir ne gagne pas du terrain et risque d'autant moins de le faire
qu'une idéologie de l'autorité fait retour. C'est pourquoi on sera attentif aux
programmes de formation continue et de remise à niveau des connaissances qui en
appellent plus naturellement à cette perspective contractuelle si fertile.
Une grande Université
wallonne
L'école doit vraiment
jouer un rôle moteur dans la conversion d'ensemble. Mais elle a une autre belle
fonction à remplir d'un point de vue plus institutionnel. Son enseignement
supérieur, y compris tout le potentiel de recherche qu'il détient, demeure une
des forces dynamiques dans notre paysage commun. Varié, multiple, il est
pourtant trop dispersé et sans beaucoup de liens entre ses composantes. Le
moment est peut-être venu de songer à intégrer davantage et à jeter des
passerelles d'une structure à l'autre. Le Hainaut et Liège ont des choses à se
dire de ce point de vue et cette fois sans le détour obligé par la capitale et
ses institutions satellites. Je rêve, mais c'est d'un rêve éveillé et lucide,
d'une grande université d'Etat de Wallonie qui, tout comme l'Université du
Québec, serait à "antennes" multiples. De Liège à Mons en passant par Gembloux
et Charleroi, cette université formerait un puissant réseau dont chaque
composante, naturellement, conserverait une large autonomie.
Cet effort de convergence
aura tôt fait de produire ses effets. J'en discerne trois en particulier. Il
permettra avant tout les rationalisations tant souhaitées, évitant que l'on
continue à enseigner en plusieurs points du territoire les mêmes spécialités
rares ou coûteuses. En conséquence, il donnera à une partie de la jeunesse des
habitudes de mobilité dont elle se félicitera. On sait que l'étudiant allemand
ou american accomplit fréquemment son curriculum universitaire en deux ou trois
points différents de son pays, et cette mouvance est partie intégrante de sa
formation. Dans cet esprit, professeurs et chercheurs gagneraient, eux aussi, à
bouger de temps à autre. Mais on devine quel est le bénéfice dernier de ce
dispositif de communication et d'échanges. Il s'y créera, par la formation d'un
nouvel espace de travail, un esprit, un sens perdu de la solidarité.
De la peur à l'espérance
J'ai commencé par la
peur, je termine par une espérance. On nous dit beaucoup que la situation est
critique et qu'il y a urgence. J'ai plaidé pour le moderne et la vivacité. Mais
nous ne devons céder ni à la panique ni à la précipitation. De la reconnaissance
de soi à la réunion des forces, il y a beaucoup à faire, la route est longue
mais nous ne manquons pas de ressources, celles avant tout d'une jeune
génération qui demande à vivre et à travailler et que nous ne pouvons décevoir.
(Octobre 1987)
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