Plaidoyer pour une
mémoire collective
Marie-Thérèse COENEN
Responsable du CARHOP
Le CARHOP est
né en 1977, de la rencontre entre des historiens et un mouvement
d'éducation permanente, les Equipes Populaires
(1),
avec comme objectif la réalisation d'une exposition retraçant
l'histoire ouvrière. Celle-ci s'articulait autour de trois thèmes:
la condition ouvrière, hier et aujourd'hui, les organisations
ouvrières et les actions ouvrières.
Tout de suite, il y eu
une confrontation entre ces historiens de "métiers" et des travailleurs, hommes
et femmes, vivant aujourd'hui cette condition ouvrière dont on refaisait
l'histoire. Les uns apportant leur connaissance de la documentation et leur
technique d'analyse, les autres amenant leur réalité quotidienne, leurs
souvenirs et leurs interrogations.
La crise économique
faisant ses ravages en Wallonie, les fermetures d'entreprises se succédant et
les luttes des travailleurs pour maintenir leur outil se soldant souvent par des
échecs, naquit à travers ces rencontres, la prise de conscience d'être à un
tournant de l'histoire ouvrière.
1. Des groupes de base:
Les cellules mémoires ouvrières.
Du choc de cette prise de
consciences sont nées les cellules de mémoires ouvrières et populaires(2).
Qui participe à ces groupes? Des enseignants, des équipiers, des jeunes
intéressés par la démarche d'interviews mais surtout des anciens. Ce sont ces
derniers par ailleurs qui font le noyau stable des cellules.
Ces cellules se sont
essentiellement développées en milieu urbain (Bruxelles, Namur, Verviers) et en
régions industrielles en déclin (Jumet, Seraing, Brabant Wallon, Borinage)
(3)
Si au départ, il
s'agissait surtout de témoigner de sa propre expérience, de raconter ses propres
souvenirs, très vite la démarche des différents groupes s'articula sur la quête
d'un patrimoine en danger. Le temps pressait. Il fallait récolter les images de
ce qui pouvait disparaître demain, recueillir des récits de travailleurs et
collaborer ainsi dans la mesure de leur moyen au sauvetage d'une mémoire des
choses, des gens et des lieux.
2. Une mémoire ouvrière:
pour qui, pourquoi?
Après l'activisme des
premiers temps, après l'enthousiasme de la découverte que leur passé est chose
importante et digne d'histoire, le temps de la réflexion est venu. Les réunions
ont été l'occasion de débats sur les enjeux de la mémoire ouvrière:
Pourquoi faisons-nous ce
travail de collecte?
A qui cela va-t-il
servir?
Au-delà du plaisir qu'il
nous apporte, cela peut- t-il intéresser?
N'est-ce pas une attitude
passéiste, signe d'un aveu d'impuissance devant l'avenir?
N'est-ce pas entrer en
ligne droite dans une démarche de type folkloriste qui fait revivre un passé
révolu?
Ne faudrait-il pas
tourner la page de toutes ces histoires, puisqu'une page est tournée sur le plan
industriel et économique de la région?
Et bien d'autres
questions encore de la part de ces personnes qui avaient été ou qui sont encore
des militants actifs d'une organisation ouvrière.
De ces conversations, on
peut pointer une série d'éléments.
Il y a certainement un
plaisir de se retrouver, d'échanger des souvenirs, de se raconter, d'avoir un
lieu de rencontre et une activité avec d'autres surtout quand on est pensionné
et qu'on supporte difficilement la mise en marge de la vie active et qu'on a le
sentiment de ne plus être utile à la société. Il y a aussi de la nostalgie dans
cette démarche et elle est respectable: nostalgie de voir l'usine ou l'on a
travaillé tant d'années, disparaître; nostalgie devant la transformation brutale
des lieux et des paysages de son pays.
Mais au-delà de ce
regret, il y a surtout une révolte, une révolte qui ne s'exprime pas au grand
jour puisqu'elle n'a plus de lieu pour le faire, une révolte sourde qui
sous-tend toute cette démarche et qui la justifie par rapport au présent. Ils
ont usé leurs forces à la production, ils ont été impuissants face à la
destructuration du tissu industriel. Ils ont mené parfois de grandes luttes et
des batailles de tous les jours dans leurs usines et au bureau, mais que dire
face à ces jeunes générations qui connaissent des emplois précaires, le chômage
comme début de carrière et une sécurité sociale qui se détricote.
Il y a la peur aussi de
voir leur identité disparaître comme disparaissent les belles fleurs, les hauts
fourneaux ou les cheminées d'usines. Et enfin dans cette recherche de leur
histoire, dans cette quête de récits de leurs amis et de leurs collègues, il y a
la volonté de dire ce qu'ils sont.
3. Les étapes de la
recherche
C'est une vaste
entreprise. Elle commence un jour par une première rencontre, mais elle n'a pas
de fin en soi si ce n'est le découragement de l'équipe ou le changement
d'intérêt. Cette quête du passé n'est pas simple à réaliser ni pour les membres
du groupe ni pour l'historien accompagnateur qui doit adapter, limiter,
structurer sa méthodologie pour la rendre transmissible à un public peu formé
aux métiers de la recherche et de l'écriture.
On a travaillé en
plusieurs étapes qui chaque fois aboutirent à une production. La première fut de
réaliser avec les groupes, une exposition d'histoire ouvrière locale en
complément à l'exposition: "L'histoire ouvrière - c'est notre affaire".
Il y eu une vingtaine d'expériences de ce type. C'était à chaque fois l'occasion
de rencontrer des enseignants, des anciens, des jeunes... L'intérêt manifesté
par le public à ces manifestations a amené certains groupes à présenter leur
exposition dans d'autres lieux, principalement dans les écoles. Des catalogues
furent réalisés: par exemple, Années folles... Années de crise. Aspect de la
vie à Jumet dans les années 30, Jumet, 1985 (Catalogue de l'exposition
réalisé par le collectif Mémoire Ouvrière de Jumet).
La deuxième étape fut le
passage à l'écriture. Certains souhaitaient avoir à leur disposition les textes
et les documents rassemblés au moment de l'exposition. Pour répondre à cette
demande, un groupe s'orienta vers la collecte plus systématique de traces
écrites et iconographiques avec comme résultat la publication de recueils de
documents, tel celui-ci: Cellule Mémoire Populaire - Brabant Wallon,
Réalités Populaires en Brabant Wallon. Documents relatifs à l'histoire des
travailleurs de 1830 à 1980, 2 tomes, Nivelles, 1982.
D'autres groupes pour qui
l'enregistrement de témoignages avait été prioritaire, cherchaient à mettre en
évidence ces récits et à les organiser. La découverte de sources imprimées,
telles les enquêtes sur la condition ouvrière du 19ème siècle, les amena à faire
un travail de comparaison et donna lieu à l'écriture d'un livre: Cellule
mémoire ouvrière de Seraing, Des travailleurs témoignent. 1886-1986,
Seraing, 1986.
Actuellement, un groupe
travaille sur le thème "l'engagement militant". Un autre dresse l'inventaire du
patrimoine industriel de sa commune et retrace les faits et souvenirs attachés à
ces lieux. Bref des résultats divers, des productions qui sont le reflet de
l'évolution de ces groupes qui se situent à un niveau du processus de la
démarche historienne.
Mais est-ce déjà de
l'histoire? Je ne voudrais pas me prononcer sur cette question. Ce sont
certainement des recueils de témoignages contemporains et passés, des reflets
d'une mentalité et d'une culture ouvrière. Ils contiennent des masses
d'informations qui, si elles n'étaient pas mises au grand jour, s'en iraient
avec leurs témoins.
A travers leurs travaux,
ces groupes collaborent à leur échelle et avec leur énergie, à la sauvegarde des
traces de l'histoire ouvrière. Mais là n'est peut-être pas l'objet principal de
leur travail. Celui-ci est d'autant plus riche qu'il ne s'agit pas seulement de
déterrer des souvenirs mais de se réapproprier un savoir et une démarche qui
leur apparaissait intéressante mais inaccessible pour eux-mêmes et extérieure à
leur condition.
Voilà l'expérience du
CARHOP dans le domaine de la mémoire collective. Nous n'avons pas l'ambition de
tout couvrir, de tout sauver, de tout récolter. Ce serait une utopie. Il y a
surtout une volonté de former des personnes à une maîtrise de leur histoire, à
communiquer cette histoire et, par là, à la sauver de l'oubli. Il y a
certainement d'autres méthodes et d'autres moyens d'intervention touchant
d'autres catégories sociales. Ce qui paraît intéressant à souligner à travers
cette expérience, c'est que dans le monde populaire, la démarche de mémoire
ouvrière, malgré sa difficulté, rencontre un intérêt certain.
Si on veut maintenir
cette mémoire vivante dans une collectivité, elle ne peut rester le monopole de
spécialistes ou de centres spécialisés ou même simplement être engrangée. Elle
doit se faire et se construire avec les gens porteurs de cette histoire.
Sinon, qu'en restera-t-il
en l'an 2000?
(Octobre 1987)
Notes
(1)
Les Equipes Populaires sont une branche constitutive du Mouvement Ouvrier
Chrétien (MOC).
(2) Depuis 78, date de la première mise en route, il y en a
eu environ une dizaine qui ont fonctionné sur des projets locaux. Quatre de ces
groupes existent toujours et continuent à travailler.
(3) Le Carhop n'est pas un mouvement d'éducation permanente.
C'est un service mis à la disposition des mouvements d'éducation permanente. Les
groupes avec lesquels nous travaillons appartiennent tous à un mouvement qui
prend en charge l'animation et la régularité des rencontres.
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