Wallonie 2020 - Troisième phase - Séminaires : Leçons et débats sur le futur
Technique et société
Marc van Keymeulen
président du Groupe Maran (Accompagnement stratégique et managérial), enseigne la "théorie des systèmes complexes" à l’Institut des Huates Etudes de Belgique (ULB) et dans d’autres institutions, auteur de l’ouvrage
L’œil De Pinocchio. Entreprise et management : et si on changeait tout… (Maran Communications, 1999)
27 mai 2003Je vais vous parler aujourd'hui d'un thème qui me tient très fort à cœur qui, effectivement, est une reformulation de choses qui ont été ensemencées en moi à l'époque où je travaillais chez Prigogine et qui ont fait leur chemin. Je voudrais vous parler de ce que j'ai appelé moi, l'âge noétique. Et vous allez voir, j'espère assez rapidement si je suis clair ce que ça veut dire et des implications que ça peut avoir, à mon sens et ce n'est jamais qu'une opinion qui est personnelle que je vous demande de challenger, bien entendu. Je n'apporte pas ici une vérité toute faite. Je vous apporte ma vision qui, je crois, va avoir un impact extraordinairement fondamental sur le mode de fonctionnement dans les 10, 20, 50, 100 ans qui vont venir de manière générale, universelle, sur l'ensemble de la terre en tout cas et comme je sais que vous êtes préoccupé de l'avenir de la Wallonie à l'horizon 2020, j'essayerai quand même en fin de course de ramener ça à votre préoccupation et de vous amener peut-être l'un ou l'autre petit fil, l'un ou l'autre petit nœud dont vous ferez votre miel, si vous le souhaitez.
Le problème que j'ai, c'est que j'ai une demi-heure pour faire le monde et l'histoire de l'univers. En soi, c'est déjà pas mal, je trouve mais enfin, j'ai déjà une demi-heure, c'est bien en soi. Donc, tout ceci part de deux hypothèses, ce sont des hypothèses, c'est évidemment pas démontré. Ce sont, il y a un faisceau de présomptions, comme on dit en Droit, qui amènent les scientifiques aujourd'hui, mais pas seulement les scientifiques, les philosophes, les gens qui s'occupent de prospective, les sociologues, un faisceau de présomptions, disais-je, qui arrivent à deux hypothèses. La première hypothèse, c'est que nous vivons là, aujourd'hui, maintenant une mutation fondamentale dans l'histoire de l'humanité et pas seulement en Wallonie, pas seulement en Belgique, pas seulement en Europe, au niveau de l'Humanité avec un H majuscule. Il y a une mutation fondamentale. J'essaierai de vous en exprimer quelques dimensions tout à l'heure. C'est une première hypothèse. Déjà, si vous n'êtes pas d'accord avec cette hypothèse-là, je vais devoir vous convaincre. La deuxième hypothèse forte, c'est que, et ça, c'est du Prigogine pur, c'est que l'histoire a un sens; ça veut dire que la flèche du temps est orientée et que cette flèche, elle va du moins complexe au plus complexe et que, donc toute l'histoire du cosmos, c'est une histoire de complexification et qu'on passe de niveau de complexité à un autre niveau de complexité supérieur, à un autre niveau de complexité supérieur et ainsi de suite. Ce sont les deux hypothèses fortes sans lesquelles cet exposé n'a aucun sens. Donc, je donne les axiomes avant de faire le développement. Cela simplifie le travail.
Alors, je vais faire deux minutes pour vous faire l'histoire du monde, si vous voulez bien. Donc, hypothèse forte, c'est dire que nous sommes, nous, êtres humains, partie prenante d'un processus qui nous dépasse infiniment, qui est un processus cosmique qui a démarré il y a bien bien longtemps avec le big bang et que ce processus va de complexification en complexification. Vous voyez sur ce schéma, sur cette diapositive (2), vous voyez les différentes étapes. On a pris celles-là, on pourrait en prendre d'autres. Celles-là sont raisonnablement acceptables aujourd'hui mais on peut discuter à perte de vue. L'histoire de la complexification, c'est le big bang, puis après ça, l'émergence des énergies forces et particules de base, ce qu'on appelle la nanosphère, puis la couche suivante, ces petites bulles se mettent ensemble et commencent à se structurer en molécules, en cristaux et en organites, qui sont les différents éléments qui forment ce qu'on appelle lithosphère. Puis, de ces organites naît quelque chose de tout à fait nouveau qui est la vie, qui est une autre manière de s'organiser. La matière s'organise d'une autre manière que nous appelons, nous, la vie et on voit les systèmes vivants apparaître dans la biosphère, ce sont les animaux, les plantes, enfin tout ce que nous connaissons ici sur terre; il y a peut-être d'autres formes de vie qu'on ne connaît pas ailleurs. Et, certains de ces éléments vivants s'organisent entre eux dans des systèmes plus vastes qui les intègrent soit sous forme de société, société des termites, des fourmis, des abeilles et des hommes mais aussi sous des formes moins unidimensionnelles qui sont tous les processus de mutuellisme, de commensalité, de symbiose entre espèces différentes qui s'organisent dans des supersystèmes beaucoup plus compliqués, beaucoup plus complexes. Ça fait partie de la sociosphère. Et puis, il y a un être curieux dans ce monde du vivant qui a commencé à fonctionner avec d'autres choses que de la matière, qui a commencé à fonctionner avec de l'immatériel, avec de l'information et ça, c'est nous. On pense qu'il n'y a que nous, en tout cas jusqu'à présent. Nous, les êtres humains, nous avons, nous sommes les témoins de l'émergence d'une autre manière de fonctionner qui est la pensée. Et cette pensée, elle ne fonctionne plus à travers des assemblages de particules matérielles, la pensée fonctionne par des assemblages de particules immatérielles qu'on appelle des concepts, qu'on appelle des symboles, qu'on appelle des signes et cette couche-là, s'appelle la noosphère. Pour ceux qui ont une culture philosophique parmi vous. Noosphère, c'est un mot qui a été inventé par T. de Chardin. Soyons extrêmement clairs, il ne s'agit pas ici de faire de la propagande jésuite et de mettre derrière la noosphère, une quelconque valeur religieuse. Pour être très clair, si vous voulez le faire, c'est votre droit. Si je veux le faire, c'est mon droit mais ce n'est pas de cela dont je parle. Ce dont je parle moi, c'est du concept de noosphère, c'est de l'émergence de la pensée, non plus comme étant un épiphénomène humain mais comme étant, en soi, un stade de complexité qui dépasse l'humain. Ça, c'est fondamental dans mon discours.
Donc, ce petit schéma (3) pour vous montrer qu'il y a une évolution qui va de la noosphère vers la lithosphère, donc la pierre, lithos, la pierre, la biosphère, le vivant, la sociosphère, les sociétés ou en tout cas, les systèmes de fonctionnement collectif des êtres vivants et puis, au-dessus de ça, la noosphère. C'est aujourd'hui le stade le plus complexe de l'évolution du cosmos. C'est la pensée. Le petit rectangle que vous voyez à droite, c'est un sous-système du cosmos global, c'est nous, chacun d'entre nous, nous sommes à la fois appartenant à la couche purement des énergétiques et matériels, des particules de base, nous sommes aussi constitués de molécules, nous sommes aussi des êtres vivants, nous sommes aussi des êtres sociaux et nous sommes aussi des êtres pensants. Et ça, c'est qui est important de se rappeler, c'est que tout ça communique verticalement et horizontalement. C'est vraiment un système, c'est vraiment une approche systémique. Tout est en relation avec tout et c'est, j'ouvre la parenthèse, un des gros problèmes de la société occidentale d'aujourd'hui, c'est que la société occidentale s'est complètement refermée sur la sociosphère, a considéré l'humain comme étant purement et simplement dans un monde qui se limite à la sociosphère. Il a complètement oublié qu'il est un être vivant en connexion avec la biosphère, donc avec l'écosystème. On redécouvre maintenant l'écologisme, non pas l'écologie au sens politique mais l'écologie au sens scientifique parce qu'on a un peu oublié qu'on était des êtres vivants et que nous ne pouvons fonctionner que participant de la couche qui est en dessous, c'est-à-dire la biosphère. Donc, nous sommes tout ça. Nous avons toutes ces couches en nous. Et ça, je crois que c'est important, c'est de bien comprendre que le processus de complexification ne chasse pas une couche pour la remplacer par la suivante. Elle accumule une nouvelle couche sur la précédente et c'est toujours la couche précédente qui alimente la suivante. Nous ne pourrions pas vivre sans avoir en dessous de nous la biosphère qui nous fournit les légumes et la viande que nous mangeons. Les végétaux et les animaux ne pourraient pas exister s'il n'y avait pas en dessous la lithosphère qui fournit les sels minéraux, l'eau, l'oxygène dont eux-mêmes sont constitués, etc. Donc, il n'y a pas suppression d'une couche par l'autre. Il y a accumulation de couches successives mais de complexité croissante. Plus on monte, plus la complexité devient importante. Retenons ça. Donc, c'est comme s'il y avait une échelle qui au fil du temps est gravie échelon par échelon et chaque échelon porte le monde, le cosmos, l'univers à un niveau de complexité supérieur. Et nous sommes nous, êtres humains, le pont qui va enclencher le passage de la sociosphère vers la noosphère. Donc, des êtres vivants qui vivent en commun et qui ont inventé le langage et c'est par l'invention du langage que l'idée peut être exprimée et partagée. Donc, l'idée devient un objet en soi, qui ne m'appartient plus. Dès le moment où je parle, le concept, le symbole, le signe que j'ai utilisé, il est parti vers vous. Il ne m'appartient plus. Il a sa propre vie comme la première cellule qui est née quelque part dans le marais, dans la soupe primitive, comme on dit, dès le moment où elle est devenue autonome, elle a vécu sa propre vie et a donné lieu à tout un monde qui est le monde des vivants. Et bien, les idées, les symboles, les signes que nous utilisons, les métaphores que nous utilisons, puisque nous pouvons les communiquer, les faire circuler et on le fait d'autant plus avec des outils informatiques, deviennent des objets autonomes en soi qui auront leur propre vie, indépendamment de nous. Et elles s'organisent entre elles. L'Internet en est un tout petit, minuscule exemple de ce qui peut se faire où les choses informationnelles, les êtres informationnels, les objets informationnels s'organisent entre eux indépendamment des individus qui les manipulent.
Maintenant, si on regarde les étapes qui ont été les nôtres en tant qu'êtres humains. Donc, nous sommes des animaux appartenant à la biosphère puisque nous sommes des êtres vivants, je pense. Nous fonctionnons en sociétés, en collectivités, donc nous appartenons aussi à la sociosphère et cette sociosphère a évolué. Et c'est intéressant de mettre en parallèle ce que je viens de vous dire sur l'évolution cosmique, je vais dire, avec l'évolution de l'humanité. L'histoire de l'humanité, c'est un ensemble d'étapes qui ont été franchies où la notion de pouvoir, la notion de gouvernance pour employer un mot plus à la mode, a évolué (4) D'abord, c'était le plus fort qui gagnait, c'était lui le chef, celui qui avait la plus grosse massue, qui tapait le plus fort et le plus vite, c'était lui le chef. Ensuite, celui qui a été le chef, c'est celui qui possédait la terre parce que la richesse, c'était la terre, c'est la possibilité de faire pousser du grain, de faire paître des troupeaux, etc. Ensuite, la source du pouvoir, c'était le capital, c'était l'argent, c'était la monnaie. Et cet âge-là, c'est ce qu'on appelle l'âge moderne qui grosso modo est né à la Renaissance et qui est en train de se terminer aujourd'hui. Et on parle, vous regardez les journaux, regardez les publications, regardez les livres, on parle de plus en plus du fait que nous sommes en train de passer de l'âge moderne à l'âge post-moderne ou transmoderne, comme certains l'appellent. Et, donc, cet âge transmoderne, on l'appelle très clairement, c'est de plus en plus reconnu maintenant, c'est l'âge de la connaissance, c'est l'ère de la connaissance, c'est la civilisation de la connaissance. Transformer ça avec la formule grecque, "nous" la connaissance, l'intelligence, l'esprit, nous entrons dans l'âge noétique. L'âge noétique, c'est donc ce qui est de plus en plus exprimé et je pense de plus en plus accepté, c'est que demain, dans la civilisation de demain, dans la société de demain, le pouvoir sera dans les mains de ceux qui ont la connaissance et non plus dans les mains de ceux qui ont le capital, ce qui était le cas jusqu'à maintenant.
Est-ce que c'est un mieux ou un bien ? Ce n'est pas mon problème. Je ne suis pas ici pour faire de la morale. Je suis là pour exprimer qu'il y a une évolution vers une transformation fondamentale de structure de pouvoir et des structures de fonctionnement de nos sociétés et que c'est demain, la connaissance qui sera déterminante. C'est celui qui sait qui sera la locomotive et non plus, celui qui possède. Donc, je voudrais insister sur ce point-là parce que il y a concomitance. Je veux dire par là que si on regarde du point de vue macro, du point de vue universel, on voit qu'il y a une évolution vers la noosphère et nous, êtres humains, parce que nous sommes les premiers êtres vraiment pensants, nous sommes à la charnière où le pont de passage entre sociosphère et noosphère, le passage de la connaissance et comme par hasard, nous vivons aujourd'hui une mutation de société ou très exactement, on vit quelque chose de similaire à notre petite échelle, c'est le passage d'une société du capital à une société de la connaissance. Donc, on est là maintenant à une charnière non seulement humaine, mais pour employer les grands mots, une charnière cosmique quelque part. Alors derrière ça, vous ferez toutes les métaphysiques que vous voulez, vous ferez toutes les philosophies que vous voudrez. Il n'empêche que les faits sont là mais les présomptions sont là. Ça coïncide relativement bien.
Oui, pour illustrer ça (5). Je pense que nous vivons aujourd'hui une période qui est très similaire au passage du Moyen Age à l'Age Moderne où un des facteurs déclenchants formidablement forts, ça a été la découverte du fait que l'homme n'est plus au centre de l'espace; c'est le soleil qui est au centre du système solaire et non plus la Terre avec tout ce qui tourne autour. C'est la révolution copernicienne, tout ça se passe à peu près à la même époque. D'où tout un changement de regards sur le monde. Et bien aujourd'hui, nous sommes en fait, nous, notre génération, nous sommes les enfants d'un autre décentrement de l'homme, c'est le décentrement dans le temps. Nous croyions, nous hommes, jusqu'il y a peu, nous croyions être le sommet, la finalité, le centre de l'évolution. Une philosophie qui s'appelle l'anthropisme (anthropos : l'homme) dit que tout l'univers n'existe que pour arriver à sa finalité qui est la création de l'homme. Cela a été dit, cela a été écrit, il n'y a pas très longtemps. Je pense qu'au contraire, aujourd'hui, on se rend compte que l'homme n'est pas du tout la finalité de l'univers et que l'homme n'a de sens que comme pont vers quelque chose qui le dépasse. Ce qui le dépasse, c'est, selon l'hypothèse ici, c'est la noosphère.
Alors, si on veut rentrer dans cette logique-là (6), si on veut bien accepter que, effectivement, nous sommes, nous en tant qu'êtres humains, nous ne sommes que les véhicules d'une évolution qui nous dépasse et que nous sommes le pont entre un mode d'organisation de la matière qui était la sociosphère vers un autre mode d'organisation de la matière, qui est la noosphère, qui est plus complexe, si on admet ça, ça veut dire que tous nos petits soucis de sociosphère, donc de notre manière de vivre en société qui sont très obsédants pour beaucoup d'entre nous, sont finalement, deviennent des épiphénomènes sans beaucoup d'intérêt, vu que ce qui est intéressant – et ça, j'aime bien cette expression-là – c'est de dire : le problème aujourd'hui n'est plus d'être ni de droite ni de gauche, le problème c'est d'être en avant. Je crois que c'est un petit peu ça le message, c'est de dire que l'organisation de la sociosphère, il faut pas la négliger. Elle doit exister vu qu'il n'y a pas substitution de couches mais accumulation de couches. Il ne faut pas diminuer la sociosphère et la reléguer ou la tuer, il faut simplement dire que l'essentiel, il n'est plus là du tout.
Deuxième phrase, la sociosphère que nous vivons nous tous les jours, notre vie sociale, humaine n'est plus en soi une fin. Elle n'est que le terreau ou un support pour l'émergence d'un autre mode de fonctionnement qui est le mode de fonctionnement de la connaissance des objets immatériels qui, à travers nos cerveaux, vont émerger, vont être partagés par les langages et par les systèmes que nous allons inventer et qui vont avoir leur vie autonome, leur vie propre. Ce qui veut dire de manière encore très concrète, c'est que l'économique et le politique qui sont les deux grandes dimensions de la sociosphère, de notre vie en société, la vie économique, la vie politique, la vie des marchés, la vie des Etats, ne sont plus finalement que de l'intendance au service d'un troisième pôle qui est cette émergence de la connaissance et du développement de cette connaissance et de ce monde immatériel. Ce qui veut dire enfin que la priorité absolue, donc le critère de jugement de tout, c'est la prolifération culturelle et de ses techniques. Donc, le but du jeu, de plus en plus fondamentalement, ça n'est plus de vivre une vie humaine centrée sur l'humain avec un nombrilisme humain que nous avons connu pendant quelques siècles, c'est au contraire de se dire : comment on va faire pour contribuer au dépassement de l'homme, à l'avènement de cette nouvelle couche qui va nous dépasser et pour laquelle nous serons les acteurs, exactement comme l'algue bleue il y a quelques centaines de millions d'années a été le vecteur de quelque chose de nouveau qui s'appelait la vie et qui a finalement construit ce que nous sommes aussi.
Autrement dit, au niveau de chacun d'entre nous, il y a une remise en cause assez fondamentale qui est en train d'être faite un peu partout dans le monde, par des scientifiques, par des philosophes, par des sociologues et qui finalement se ramène à quelques mots-clés (7) . Métaphysiquement parlant, ça veut dire que l'homme a la vocation d'être le levain de la noosphère. C'est une réponse assez fondamentale à ce qui se passe dans nos sociétés occidentales aujourd'hui. Un des grands problèmes qui sont vécus là dehors, quand on sort, c'est la perte de sens. La grande majorité des êtres humains ne donnent plus de sens à leur existence, ne savent pas pourquoi ils sont là. Ils ne répondent pas à la question du pourquoi. Ils ne savent pas répondre à la question du pourquoi. Donc, il y a les "mauvaises" réponses qui sont la fuite par la drogue, par l'alcool, par tout ça, tous ces phénomènes de destruction humaine, qui ne sont jamais qu'une manière d'exprimer ce désarroi par rapport à la question : pourquoi je suis là et à quoi je sers. Il y a manifestement une quête de sens. On voit très clairement aujourd'hui une résurgence non pas des religions mais des spiritualités, si vous me permettez de faire la différence entre les deux, qui est une autre réponse à cette quête de sens, qui me paraît évidente et on voit, comme je suis, enfin j'étais, maintenant moins, j'étais beaucoup aux Etats Unis. C'était assez marrant de voir les Américains qui sont traditionnellement des protestants puritains de souche pour leur grande majorité, quitter ce système-là depuis la fin des années 60 pour aller chercher du bouddhisme, du zen, du machin, du truc et qui reviennent après pour finalement fonctionner de la même manière mais en disant : maintenant, je sais pourquoi. Donc, c'est assez intéressant de voir ce besoin de la réponse au pourquoi. Ici, dans ce schéma, le pourquoi, il est tout trouvé. C'est : nous vivons tous parce que nous sommes les vecteurs de la pensée et que cette pensée est le stade supérieur d'évolution du monde et que nous sommes là pour quelque part booster, pour donner l'élan qu'il faut pour que cette noosphère, pour que ce monde immatériel que nos cerveaux sont en train de créer puisse se développer et nous devenons à ce moment-là les servants, j'aime pas le mot serviteur, les servants de cette noosphère et ça donne évidemment, à ce moment-là, tout à fait sens à la vie, à notre existence, pas la vie avec un grand V, mais à notre existence humaine, d'être au service de ce mouvement, de cette complexification, de cette évolution du monde. Cela veut dire aussi qu'au niveau éthique, l'homme ne prend valeur que par contribution, que sa contribution à ce monde et à cet élan et à ce projet global. Donc, il y a là une perspective qui dépasse l'humanisme. Aujourd'hui, la valeur d'un homme dépend de sa nature d'homme. Il est homme, donc il a sa dignité, il a sa valeur, etc. C'est la morale humaniste. Il s'agit d'aller au-delà de cette morale humaniste non pas pour l'abroger, j'ai pas dit ça, mais pour amener d'autres valeurs en plus. Non seulement on est homme et en tant qu'être vivant, en tant qu'être pensant, il y a la dignité, etc., mais au-delà il y a de nouvelles valeurs qui vont émerger en fonction de la contribution que nous poserons ou pas au développement de cette nouvelle couche du monde.
Au niveau anthropologique, ça veut dire que tout doit être subordonné à ça parce que, si effectivement, vous acceptez l'idée que l'homme est au service d'un flux d'évolution qui le dépasse, il est très clair que c'est effectivement ce flux-là, ce processus-là qui devient central, qui devient fondamental, qui devient normatif pour l'ensemble de toutes les activités humaines. Donc, ça veut dire que les débats politiques et les débats économiques, en eux-mêmes n'ont plus de sens et n'ont un sens que par rapport à la contribution à cette flèche du temps, à cette évolution vers plus de complexité. Donc, le politique et l'économique deviennent subordonnés à un projet fondamentalement plus profond, plus loin qui est l'émergence de cette noosphère, l'émergence de cette noétique.
Et enfin, au niveau pédagogique et ça, on sera même peut-être un peu plus concret. Au niveau pédagogique, ça veut dire qu'il est impérieusement temps de changer radicalement notre regard sur l'éducation et sur l'apprentissage. Si effectivement, comme je l'ai dit plusieurs fois, demain, le fond de la valeur des choses sera la connaissance, au sens large du terme, la connaissance, c'est pas les savoirs, la connaissance, c'est un processus de création de relation entre des signes et des symboles, une équation, c'est une connaissance, pourquoi ? Parce que c'est une relation entre des symboles. Un poème, c'est une connaissance, parce que c'est une relation entre des symboles ou des signes, qui s'appellent des mots ou des lettres. Donc, c'est ça la connaissance, c'est pas le savoir, c'est pas savoir par cœur ceci, c'est pas avoir accumulé la connaissance du bottin, évidemment. Je crois qu'on est clair là-dessus. Donc, si effectivement, la connaissance devient centrale demain, ça veut dire que le problème et ça, Montaigne l'avait bien vu avant nous tous, le problème est, encore moins qu'avant, d'avoir des têtes bien pleines mais d'avoir des têtes bien faites et des têtes bien faites, ça veut dire apprendre à apprendre et non pas apprendre des savoirs. Je me souviens quand je suis entré en polytechnique, le premier cours qu'on avait était un cours de philosophie avec un de ces mandarins comme il en existait encore à l'époque, qui nous disait : messieurs, vous allez, je ne sais plus quelle expression, quel mot il utilisait, moi je l'ai traduit : vous allez crever pendant 5 ans, quand vous aurez votre diplôme, retenez bien ce que je vous dis : 4 ans plus tard tout ce que vous avez appris sera obsolète. Evidemment, quand on a 17, 18, 19 ans et qu'on entend ça, on dit : il est fou, le monsieur. Et puis, quand on a effectivement les quelques années en plus pour pouvoir vérifier ce qui a été dit, c'est complètement vrai. Il est clair que, souvenez-vous de vos études, tout ce que vous avez appris, aujourd'hui est infiniment dépassé pour 90 % j'imagine. Donc, ce qui veut dire qu'il y a un taux d'obsolescence de la connaissance qui s'accélère et que, donc, apprendre des savoirs, se mettre dans la tête des savoirs ne sert plus à rien. Par contre, apprendre à apprendre, on n'a pas fait. On n'apprend pas à nos enfants à apprendre. On n'apprend pas à nos enfants à créer leur propre cheminement vers la réponse à leurs questions, vers la solution à leurs problèmes. On leur dit : si c'est tel problème, c'est telle solution. C'est de plus en plus faux. Nous entrons dans une société où il n'y a plus de solution toute faite pour les problèmes. Vous le savez tous bien. Donc, on doit apprendre à créer des solutions, non pas à connaître des solutions. Cette création de solutions, c'est typiquement la noétique, c'est typiquement la dynamique de la connaissance, c'est donc rentrer dans le monde de la noosphère.
Je vais terminer en faisant une accroche avec la Wallonie. Je pense que tout ce que je viens de vous dire est relativement latent, est relativement présent à peu près partout dans le monde. Je crois que dans toutes les universités, dans tous les centres de recherches, il y a des gens qui partagent ce que je viens de vous dire avec d'autres mots, avec d'autres schémas, c'est pas très important, c'est pas le vocabulaire qui est important. Par contre, ce qui est dramatiquement vrai aujourd'hui, c'est que tout le monde sait qu'il faut franchir le pas mais il n'y a personne qui ose le faire. Prenons un exemple, c'est ce que je viens de vous dire sur la pédagogie. Changer d'école radicalement et arrêter de faire des têtes bien pleines et en arriver à avoir une toute autre pédagogie, un tout autre apprentissage qui est un apprentissage créatif, sur la création de solutions par rapport aux problèmes, non pas sur la mémorisation de solutions toutes faites pour les problèmes, ce que nous avons tous appris, ça, ça veut dire qu'il faut en gros prendre le Ministère de l'Education Nationale, le dynamiter et faire autre chose à côté. Qui va oser faire ça ? Qui va avoir le courage politique de faire ça ? Quelles sont les circonstances sociales qui vont permettre de faire ça ? On est un peu partout dans le monde, aujourd'hui, devant ce genre de problèmes. Alors, là, je rejoins votre préoccupation. Je crois que la Wallonie est justement un des rares endroits du monde où il y a une convergence de facteurs qui va dans le bon sens, à savoir que vous êtes ici, nous sommes ici dans une région à très haut niveau intellectuel, je sais qu'on est tous un petit peu trop humble en Belgique mais nous sommes dans un endroit à très haut niveau intellectuel, nous avons de bonnes universités. Nous avons de bons intellectuels. Le problème, c'est qu'ils ne restent pas ici, ils se cassent rapidement hors Belgique pour des raisons qu'on peut aussi un peu évoquer, si vous le voulez. Il n'empêche que nous avons ici une capacité à générer de beaux cerveaux, c'est une évidence. Première évidence. Deuxième évidence, c'est que la Wallonie a cette malchance – chance d'arriver au bon moment à une fin de cycle, parce que la Wallonie d'antan, l'industrie lourde, etc., elle est morte, elle n'existe plus, elle n'existera plus jamais, dont acte. Donc, il y a un désarroi et un vrai désarroi. Sinon, vous ne seriez pas là. Sinon, les réflexions qui se passent un petit peu partout en Wallonie sur l'avenir de la Wallonie, Wallonie 2020, machin truc, n'existeraient pas, si la voie était toute tracée. Si vous vous réunissez, si vous pensez, si vous travaillez, c'est qu'il y a un problème. Donc, là, vous êtes à une croisée de chemins, une croisée de chemins, c'est toujours le moment intéressant pour pouvoir éventuellement ensemencer quelque chose de neuf. Donc, on a un potentiel, on a l'opportunité. Donc, moi, ce que j'ai envie de vous proposer comme thème de réflexion, c'est que si, effectivement, vous partagez mes convictions quant à tout ce que je viens de vous dire, quant à l'évolution des choses, tant au niveau humain qu'au niveau cosmique et que si vous partagez ma conviction que la Wallonie est effectivement un lieu à la fois de grande potentialité et de grande opportunité, et bien je pense que là, il y a une voie toute tracée, c'est-à-dire faisons de la Wallonie quelque part un centre mondial du passage à la noétique, du passage à la noosphère, du passage à la civilisation de la connaissance, au-delà du politique et au-delà de l'économie.
Débat
Philippe Destatte
Merci beaucoup Marc. Merci d'abord d'être resté dans le cadre temporel dans lequel on vous avait enfermé . La complexité, la systémique, l'historicité, la temporalité, voire la gouvernance,… un grand merci d'avoir abordé les choses comme ça et d'avoir mis de façon sous-jacente et constante cet élément important qui est un axe fondamental et les conclusions que vous citez il y a un instant. Les deux grands pôles de conclusions, je crois qu'on les retrouve dans les conclusions de la deuxième phase de Wallonie 2020. La première, c'est somme toute un très haut niveau intellectuel et une potentialité… Cela a été exprimé probablement avec un petit peu plus de nuance, un peu plus de forme mais qu'il fallait dynamiser, dynamiter pardon, c'est un lapsus, dynamiter l'Education, le Ministère de l'Education, c'est évidemment ce qu'on a vu ressortir dans les rapports.
Marc van Keymeulen
Mais pas seulement, comme je suis professionnellement aussi un homme d'entreprise, j'ai une guerre permanente avec les chefs d'entreprises qui ne comprennent pas que dans, une entreprise, c'est un ensemble de patrimoine, évidemment mais que, évidemment, un des patrimoines importants mais qui sera le patrimoine essentiel demain, c'est le savoir-faire de l'entreprise. Parce que le pognon, ça se trouve. Le savoir-faire, ça ne se trouve pas. Et nous allons vers, et ça, je ne sais pas s'il y a des gens d'entreprises ici, c'est déjà le cas aujourd'hui. Il y a une pénurie de talents sur le marché. On ne trouve pas les gens dont on a besoin sur le marché. Il y a plein de gens qui sont demandeurs d'emplois mais dont on n'a que faire. Mais par contre, les gens dont on a besoin, on ne les trouve pas. Donc, ce qui veut dire que la connaissance, le savoir-faire, la connaissance au sens que j’ai défini, pas les savoirs livresques, la créativité, le talent, on les trouve difficilement, très difficilement et demain, ce sera pire et après-demain, ce sera encore pire. Ce qui veut dire que les chefs d'entreprises doivent tout à fait intégrer dans leur raisonnement que dans le patrimoine de l'entreprise, il y a aussi et il y aura de plus en plus ce patrimoine cognitif, comme on dit de manière pédante, ce patrimoine de savoir-faire, de connaissance qui est bien plus important que l'argent, bien plus important que le capital, qui le deviendra de plus en plus. La connaissance, ça s'achète pas, elle se partage. C'est important ça. Donc ça veut dire que tout le droit de la propriété, tout notre droit institutionnel ne peut pas gérer de la connaissance. Quand je dis quelque chose, vous le recevez mais je ne le perds pas. Or, tout le droit est basé sur la notion de propriété d'un objet unique. Si j'ai ce verre, c'est moi qui l'ai. Si tu me le prends, je ne l'ai plus. C'est le droit, tout le droit que nous connaissons est un droit de la propriété d'un objet unique mais la connaissance, c'est pas comme ça. Elle est déplissable, je ne sais pas si on dit, à l'infini presque quasi gratuitement. D'où le problème par exemple du droit de propriété intellectuelle et des choses comme ça. Qui appartient à qui? Comment on protège ça ? Ça marche pas. Les juristes essaient de trouver des réponses anciennes à un problème nouveau qui ne colle pas. J'arrête là.
Philippe Destatte
C'est un ajout intéressant parce qu'effectivement, ça permet d'évoquer tout ce volet dont moi je vous ai entendu parler, qui est le travail des entreprises et la vie des entreprises qui n'a pas évoqué ici, ce qui était dans un cadre global mais sur lequel nous pourrons également nous interroger.
André Frisaye
Je m'appelle André Frisaye. Avant, j'étais professeur de latin et de grec. Maintenant, je fais tout autre chose, je suis dans les projets. Ça rejoint très fort ce que Monsieur fait. Je voulais simplement dire que la manière dont vous expliquez les choses me fait penser à la manière dont on explique un peu le développement du cerveau. Par couches successives qui se renforcent. Ça me parle d'autant plus au niveau micro, ce que vous avez raconté au niveau macro.
Marc van Keymeulen
Je ne crois pas que je dois répondre à ça, mais effectivement on se rend compte de plus en plus que tout ce qui est le cerveau, est très probablement le système le plus complexe que la nature a généré. Je dis très probablement parce qu'on a un peu tendance à oublier qu'une forêt, c'est aussi un système et qu'elle est presque aussi complexe qu'un cerveau. Cela dit, c'est pas confiné. Alors, on a tendance à perdre de vue la notion de complexité quand c'est pas confiné. Il n'empêche que le cerveau est la belle explication, le bel exemple plutôt d'effectivement une accumulation de couches et non pas une succession de couches. Mais on reste reptilien aussi, dans nos peurs. Donc, tout ça, c'est extrêmement clair et je crois qu'il ne faut jamais renier cela. Enfin, philosophiquement parlant par exemple, ce refus de la matière dans toutes les métaphysiques dualistes qui opposent l'esprit à la matière, et bien très clairement, c'est une erreur fondamentale qui conduit à des impasses parce qu'il n'y a pas d'esprit sans matière mais il n'y a pas non plus de matière sans esprit. Et donc, il y a là un revirement assez fondamental de toutes les philosophies de la métaphysique qui est en train de se créer aujourd'hui, de se vivre aujourd'hui, un peu partout dans le monde. Effectivement, on se rend compte que le dualisme qui opposait le vrai et le faux, le bien et le mal, la matière et l'esprit, sont des métaphysiques simples qui ne collent pas avec la complexité de la réalité.
Pascal Petit
En fait, je travaille à la Région Wallonne sur des projets de développement de la nature, peu importe. Disons qu'effectivement, j'ai aussi des lectures qui vont dans ce sens-là mais la question principale d'ailleurs dans ce que je fais et dans ce que vous dites, c'est pour moi : d'accord, on peut être tous, chacun, participer à l'émergence de cette noosphère, si j'ai bien compris, qu'on peut tous y contribuer mais est-ce qu'on est tous capables d'y contribuer ? Est-ce que aujourd'hui, dans la société, un chef d'entreprise dont on a parlé a des difficultés, est-ce que la personne de la rue peut, elle, à son niveau, participer à cette noosphère dont elle n'a même pas conscience qu'elle existe pour l'instant ? Parce que déjà moi, avant d'entrer ici, je ne savais pas qu'on appelait la noosphère, ce système pensant global et donc, est-ce que tout le travail consiste à faire prendre conscience de ce niveau supérieur au niveau actuel dans lequel apparemment on est en train de stagner un petit peu ?
Marc van Keymeulen
Vous posez une question de fond pour laquelle, grâce à Dieu, j'ai pas de réponse. Effectivement, la question est posée. La question, elle est posée clairement aujourd'hui en ces termes, je caricature parce qu'on n'a pas 50 ans. Il y a deux options : première option, c'est de dire, ce passage de cap correspond à une bifurcation génétique quelque part. C'est-à-dire qu'une partie de l'humanité va passer de l'autre côté, une partie de l'humanité va rester en deçà. Cela ne veut pas dire du tout pour autant qu'il va y avoir des guerres, des trucs atroces entre les deux "couches". Il y a des gens qui pensent ça. Il y a d'autres gens qui disent, au contraire, non pas du tout, tout être humain est doué de pensée, est doué de talents. Pour des tas de raisons historiques, éducationnelles ou autres, il n'a pas réussi peut-être à les développer au maximum et ce sera la tâche de la génération suivante qui a bien compris ça, de mettre en place les mécanismes qu'il faut pour que chacun puisse aller au maximum de ses talents et pour ne pas vivre dans une humanité à deux vitesses si vous voulez. Moi, personnellement, je n'ai pas de réponse. J'en sais rien. Mon maître en prospective m'a exprimé un jour quelque chose de très clair, c'est que la prospective, ce n'est pas de définir, de prédire ce que sera l'avenir, c'est d'essayer de voir quels échelons du possible et de voir quels sont éventuellement les chemins qu'on pourrait imaginer mais sans plus. Donc, j'ai pas de réponse à ça. Ce que je veux dire, c'est que, je terminerai par là, parce que c'est un peu mon langage à moi, ceux qui me connaissent, c'est que : des cons, il y en a toujours eu et il y en aura toujours et c'est pas toujours ceux qu'on croit.
Pascal Petit
Mais la question est plus, à la limite pour revenir à maintenant. Donc, aujourd'hui, si on prend un être humain ou une entreprise, comment fait-on pour aller vers ce que vous avez dit, donc, je vais dire, moi je suis un peu d'accord avec ce que vous avez exprimé mais, un des problèmes auquel moi je suis confronté, tous les jours, c'est et vous en avez parlé avec l'entreprise, le chef d'entreprise, c'est comment, qui, à quel moment et donc, on parle de la Wallonie en 2020. Donc, on est en train d'essayer de construire quelque chose mais la question, c'est de savoir qui va décider du sens dans lequel on va construire.
Marc van Keymeulen
Oui, si j'avais une réponse parfaite à la question que vous posez, très probablement que je serais considéré comme le Messie ou que je serais très riche ou que je serais le roi du monde. Donc, je veux dire, j'ai pas cette réponse-là. La seule chose que je puisse exprimer, c'est mon expérience à moi, par rapport au changement, on parle bien d'un changement fondamental. Et moi, je peux vous dire que pour qu'il y ait changement, il faut au moins deux conditions, la première condition, c'est qu'il y ait volonté de changement, parce que si on ne veut pas changer, on ne change pas. Ou alors, on subit les changements des autres et c'est jamais très positif. Donc, il faut une volonté de changement. Donc, une volonté de changement.
Et deuxième chose, une fois que la volonté de changement existe, elle est nécessaire mais elle n'est pas suffisante. Encore faut-il qu'on mette en place les mécanismes pour lever les obstacles et les résistances aux changements qui sont, par définition, importants parce que l'être humain est ainsi fait que majoritairement, il n'a pas envie de changer, il a envie de garder un monde qui est un monde stable autour de lui, dans lequel il se reconnaît, dans lequel il a ses repères et pour lequel il n'a pas d'effort de réadaptation à faire. Parce que nous sommes des animaux fainéants. C'est d'ailleurs pour ça qu'on est devenus intelligents d'ailleurs. Donc, cela étant posé, au niveau micro, je veux dire par là au niveau d'un petit groupe, au niveau d'une entreprise, il y a des techniques pour faire prendre conscience de la nécessité de cette volonté de changement et il y a des techniques pour cerner, cibler et désamorcer les foyers de résistance aux changements. Avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de grincements de dents et de douleurs mais enfin, il n'empêche. Si vous voulez une réponse maintenant à un échelon plus macro, à l'échelon d'un pays ou d'une région, là d'abord c'est pas mon métier, donc je ne connais pas et en plus, j'y crois pas. Moi, je crois que la politique suit la réalité, pas l'inverse. C'est un acte de foi que je dis là. Mais, moi je pense que l'évolution des sociétés est un processus qui va bottom-up, qui va de la base vers, des parties vers le tout et non pas du tout vers les parties. C'est ce que je crois fondamentalement. Maintenant, vous en faites ce que vous voulez, comme je suis pas idéologue, je ne sais pas.
Mais par contre, ce qui est intéressant, c'est par rapport à votre métier. Je parle bien d'écologie et non pas d'écologisme. On fait bien une différence entre les deux. Je vous parle d'une science et je ne vous parle pas d'un mouvement politique. La prise de conscience écologique est typiquement un facteur de changement au niveau de la vie quotidienne de tous les gens qui n'a été induite par aucune autorité mais qui est, quelque part, maintenant présente dans la vie de tout le monde, de beaucoup de gens, à des degrés divers, avec des intelligences diverses, on est d'accord. Je dis simplement que ce changement a eu lieu et quelque part, et j'improvise, quelque part, il serait peut-être intéressant de regarder de manière factuelle, avec le regard de l'historien ou du sociologue, de regarder l'émergence de la prise de conscience écologique qui est toujours en cours, mais pas assez profonde à mon sens, et d'en tirer des conclusions pour dire que la prise de conscience noétique va probablement suivre un chemin qui n'est pas trop loin
En fait l'écologie, c'est quoi ? Je vous ai dit : l'homme occidental, l'homme dit moderne occidental qui est né à la Renaissance et qui est en train de finir maintenant, s'est enfermé dans la sociosphère, si vous voulez vous rappeler mes mots. Il a vécu en fait très nombrilistement. Il a oublié qu'en dessous de lui, il y avait un monde vivant dont il dépendait et il a complètement oublié qu'au-dessus de lui, il y a un monde global qui lui donnait sens. Donc, il s'est enfermé dans sa petite case et puis, il est arrivé à une conclusion normale, c'est que quand on s'enferme, on est emprisonné; quand on est emprisonné, on se sent mal. En gros, c'est ça. Donc, qu'est-ce qu'il a commencé par regarder. Il a commencé par ouvrir les fenêtres et il a découvert qu'en fait, il était un être vivant faisant partie de quelque chose qui est la nature, donc la biosphère. D'où l'écologie. Donc, il a ouvert la porte vers le bas, si je puis m'exprimer comme ça, au niveau de l'échelle de complexité et moi, ce que j'essaie de vous dire, c'est qu'il y a une autre porte à ouvrir, c'est la porte vers le haut, vers la noosphère mais qui ne sont pas du tout contradictoires. Au contraire, on ouvre la prison et je pense que l'homme reprend à ce moment-là sa plénitude en tant qu'homme, comme participant à quelque chose qui est à la fois en dessous de lui et au-dessus de lui. Mais, là, c'est peut-être de la philosophie et je ne sais si vous êtes là pour faire de la philosophie mais moi, j'aime bien…
Marcel Levaux
On aboutit à la conclusion que nous avons vécu la tour de Babel, peu importe l'histoire qui nous l'a imposée et on est en train, avec toutes les difficultés, tous les défauts, toutes les horreurs qui se passent, de faire la tour de Babel à l'envers. Je m'explique avec les cafés autour des écoles. Il y a 60 ans, mon village était le centre du monde, pour la plupart des gens. Quand on voyait, je reprends le mot parce qu'il existait, le « chouc chouc nougat », c'était soit un noir, soit un marocain ou un autre qui vendait des tapis dans les rues. Il faut savoir que ces gens-là, quand ils étaient ici, ils ne pouvaient plus retourner dans leur pays parce qu'ils risquaient d'aller raconter que dans les hommes blancs, il y en avait qui balaient les rues. Et d'où ils venaient, les gens élevés ne balayaient pas les rues. Aujourd'hui, quand on regarde les jeunes gens, les adolescents dans les cafés, c'est réellement une nouvelle société qui est en train de naître. On en voit de toutes les couleurs, de toutes les tailles, mais à regarder de tout près, à ce moment-là en tout cas, après ça change quand ils deviennent plus âgés, il y a de nouveau des séparations qui se font, il y a une conscience collective de plus en plus grande. On n'est pas étonné de rencontrer des jeunes gens et des jeunes filles, blancs ou de couleur qui sont ensemble, qui se courtisent, qui se fréquentent, qui vivent normalement. Ce n'est dire que plus tard, et ça je crois que c'est l'autre société ancienne qui réagit, que de nouvelles divisions apparaissent, à l'âge adulte. Et il me semble qu'il faut.privilégier le regard sur la jeunesse, pas sur la jeunesse pour lui dire ce qu'elle doit faire, sur la jeunesse telle qu'elle est et essayer de dégager les choses nouvelles qui se présentent à nous qui sont tout à fait extraordinaires, qui sont dues à beaucoup d'histoires, à la guerre, à l'éducation, à la généralisation de l'école, enfin à beaucoup de choses mais je crois que nous allons vers une société nouvelle avec beaucoup de difficultés. L'accouchement sera très douloureux parce que la vieille société résiste. Mais elle résiste plus dans ses édiles que dans ses gens de base.
Marc van Keymeulen
Ce qui est très clair, ce que vous dites, je crois et puis je rebondirai sur la tour de Babel, ça j'aime bien. C'est que effectivement, où que vous regardiez aujourd'hui, que ce soit du côté des jeunes, que ce soit du côté des entreprises, de tous cotés, vous vous rendez compte que les mécanismes anciens ne fonctionnent plus et que se mettent en place des improvisations de nouvelles manières de vivre ensemble avec beaucoup d'échecs, beaucoup de gâchis, notamment au niveau des jeunes qui essaient de vivre autrement mais comme ils cherchent, pour une bonne solution, on doit en tester 99 qui seront mauvaises. Dans les entreprises, c'est un peu la même chose. Et donc, ce n'est que, et là vous avez raison, c'est l'indice que les choses sont en train de changer fondamentalement, mais à notre insu. Ce n'est pas nous qui voulons que ça change, c'est bien qu'il y a une rupture, c'est bien que quelque part, il y a une force qui nous dépasse nous tous, qui est en train de faire évoluer le monde vers une autre manière de fonctionner, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas. Donc, c'est pas volontaire. Nous sommes devant, en fait, une évolution que nous pouvons refuser ou accepter. Et si on l'accepte, je crois que le mieux, c'est non seulement de l'accepter mais de rentrer dedans et d'y aller en disant : c'est pas un danger, ce changement, au contraire, c'est une opportunité; ça va vers du plus, ça va vers du mieux; allons-y et je vais mettre toute mon énergie là-dedans et je donne sens à ma vie parce que je suis dans le fil d'une flèche qui est infiniment plus grande que moi et comme il y en a d'autres qui pensent la même chose, ces autres peuvent se rassembler dans une autre manière d'être ensemble, dans une autre manière de vivre une communauté, une communauté par rapport à un projet. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la définition de l'amour de Saint Exupéry, moi je j'adore : l'amour, c'est pas se regarder les yeux dans les yeux, l'amour c'est regarder ensemble dans la même direction. Moi, je trouve que c'est ça qui pourrait se passer si la conscience est suffisante du fait qu'il y a cette flèche du temps qui dit que finalement, c'est un projet qui est offert à tout le monde et si on se met dedans, les autres dimensions de la vie deviennent beaucoup moins graves, et on sort du nombrilisme, puisque je suis désolé, nos sociétés se contemplent le nombril à longueur de journée. Moi, je vis en montagne tout seul, dans la nature. Quand je redescends sur terre et que je vois la TV, je vois les actualités, je suis sidéré. On vous fait une demi-heure de journal télévisé sur des conneries, où il n'y a aucun intérêt. Je veux dire, on se contemple le nombril. Et ça prend des proportions et puis, il y a machin qui commente et le commentaire de machin appelle le commentaire de bazar et puis ça fait deux bouquins et puis, 6 mois après, c'est oublié et c'est autre chose. Pourquoi ? Parce que c'est banal. C'est tout simplement meubler le vide humain par de l'anecdotique si vous me permettez le mot.
Alors, la Tour de Babel, je l'aime bien parce que je crois que j'ai une bonne culture biblique et la Tour de Babel est un joli symbole, parce que la vraie question, c'est de se dire : mais, dans le fond, les hommes qui construisaient la Tour de Babel n'avaient qu'un seul langage, vous vous souvenez de cette anecdote et construisaient une tour pour atteindre le ciel. Ce qui en soi n'est pas désagréable, je veux dire, il n'y a rien d'idiot à essayer de s'élever, à monter plus haut, à aller plus haut. Et donc, pour une raison mystérieuse, il y a le Dieu de la bible qui a décidé que ce n'était pas bien…. Alors, il a confondu les langages et comme les gens, les hommes ne se comprenaient plus entre eux, ils n'ont plus pu continuer à faire l'œuvre commune et communautaire. Moi, j'ai l'impression que le message à tirer de cela va tout à fait dans le sens, c'est que si effectivement la préoccupation de l'homme est l'homme lui-même et rien d'autre, ses constructions sont vaines. Et ce qui est intéressant, c'est de voir que dans le texte biblique, les hommes de la Tour de Babel se parlaient entre eux pour construire une tour pour eux. Donc, quelque chose qui n'avait aucun sens et Dieu à ce moment-là, s'est dit, vous vous trompez. Le but de l'homme, c'est pas l'homme. Le but de l'homme, c'est ce qui dépasse l'homme, donc cette tour est le symbole même de votre nombrilisme, donc je n'en veux pas.
Henry D’Anethan
Je parle ici au titre de membre de la Société Wallonne d'Evaluation de prospective. Moi, j'ai une question à vous poser qui est à la fois un sentiment que j'ai, c'est que vous parlez de l'homme qui a vocation d'être au service de quelque chose qui le dépasse. Mais, j'ai un peu le sentiment que quelque part, comme ont dit, le politique par exemple ou l'économique en est conscient. Ces deux mondes sont conscients de cela mais qu'ils ont toujours tendance à vouloir justement, à refuser le terme : ce qui le dépasse, ce qui nous dépasse, et donc, à essayer de reprendre contrôle et de récréer en quelque sorte des systèmes qui, justement, pour en quelque sorte reprendre contrôle sur le cours des choses. Et donc, il y a toujours, ce que vous dites est en quelque sorte contrecarré par cette tendance bien humaine qui est donc de vouloir contrôler la réalité, le cours des choses, les événements. Et donc, on a cette tendance de réintroduire des règlements, des prévisions, des statistiques.
Marc van Keymeulen
Je ne peux qu'abonder dans votre sens, en disant qu'effectivement, et là, je sais qu'en disant ça, je suis politiquement incorrect mais ça me fait plaisir, c'est que je pense que contrairement à ce qu'on dit, les organes de décisions et de pouvoir sont des facteurs de non-changement parce que le pouvoir, qu'il soit économique ou qu'il soit politique, ça ne change rien, le pouvoir a pour fonction première de s'auto-perpétuer et que tout mécanisme qui pourrait quelque part rompre la pérennité de nos pouvoirs établis, donc d'une institution de pouvoir, est par définition combattu par ceux qui ont le pouvoir. Donc, le facteur de résistance au changement, il est très clairement dans les institutions, quelles soient économiques ou politiques. Je sors du débat classique entre le libéral qui croit en l'entreprise et en la main invisible et au non-libéral qui croit aux vertus de l'Etat. Je crois que les deux sont des facteurs de pouvoir, sont des institutions de pouvoir et qu'il ne faut rien attendre d'eux pour qu'ils se dépassent eux-mêmes et se mettent au service de quelque chose qui n'est pas leur pouvoir. Alors, par rapport à ça, il y a deux réflexions possibles, deux chemins possibles. Le premier, c'est de dire que, en paraphrasant Talleyrand, les institutions, il faut s'appuyer dessus parce que plus on s'appuie dessus, plus elles vont casser et l'autre manière de dire, c'est dire : on ne peut rien attendre des institutions de pouvoir, donc cherchons une troisième voie qui n'est ni économique ni politique, dans la vie quotidienne, dans la vie que nous vivons nous. Vous êtes ici très typiquement dans la 3ème voie. Vous êtes en train de faire quelque chose pour l'évolution, le perfectionnement d'une humanité wallonne, appelons ça comme ça, qui n'est ni subordonné à un pouvoir politique, ni subordonné à un pouvoir économique. Vous l'avez fait par génération spontanée. Donc, moi, je pense qu'il y a ces deux choix-là : le premier, c'est le réformisme économique ou politique, c'est mener la guerre de sape à l'intérieur des institutions pour les faire évoluer. J'ai fait ça pendant 20 ans. Aujourd'hui, je n'y crois plus du tout. Je n'ai ramassé qu'une seule chose, c'est des coups de batte de base-ball dans le nez. Donc tout va bien. Je pense que c'est votre voie qui est la bonne. Votre voie, c'est finalement ce qu'on appelle, c'est de la société civile que viendra la solution, l'évolution et non pas des institutions de pouvoir. Ne nous faisons pas d'illusion aucune. Les institutions de pouvoir, dès le moment où la force du renouvellement sera d'un niveau suffisant vont devenir les obstacles majeurs, très clairement. Donc, il faut le savoir. Et on sait en plus, tant qu'on y est, allons-y, on sait en plus et ça, tout le 20ème siècle nous l'a appris, c'est que toute révolution au sens classique du terme aboutit à un échec. Il n'y a pas une seule révolution qui a gagné. Elle a toujours instauré un pouvoir pire que celui qui la précédait. Donc, il faut oublier le mythe révolutionnaire. Donc, ça, ça marche pas. Mais le mythe de l'évolution réformatrice, réformiste est aussi une impasse, manifestement parce qu'on s'enlise dans des compromis dits "à la belge" qui finalement débouchent sur des microbulles. Alors, qu'est-ce qu'il faudrait faire ? C'est créer des élans énormes. Donc, voilà .. Il ne faudrait pas que le débat tourne trop à la politique.
Eric Dosimont
Je suis sociologue et je suis conseiller dans un CPAS. Alors, je voulais vous poser en fait deux questions. J'en reviens un peu finalement à la fin de votre exposé où vous nous présentez finalement un fameux paradoxe, vous nous dites : la connaissance n'a jamais été aussi élevée finalement et plus le temps passe et plus l'acquisition, les processus d'acquisition de la connaisse évoluent et d'autre part, vous nous dites un peu également, en tout cas je crois l'avoir perçu comme tel, il y a finalement de moins en moins de personnes qui maîtrisent cette évolution et qui partagent cette connaissance acquise. Alors, je me demande si finalement, ce parallèle ne va pas être discriminant quelque part pour le plus grand nombre et au même titre que l'acte de posséder un moment donné a été discriminant, est-ce que l'acte de connaître ne va pas finalement entraîner les mêmes effets ?
Marc van Keymeulen
La réponse, c'est que c'est pas demain, c'est déjà comme ça depuis un siècle. Ce sont les enfants d'universitaires qui deviennent universitaires.
Eric Dosimont
Mais quelque part, je dirai que là où je suis, de la position que j'occupe, je me dis que cette observation-là au fil du temps, je pense qu'elle prend de plus en plus malheureusement d'acuité. C'était le constat de base mais enfin, je voulais en venir à une question puisque ça faisait partie du théme, me semble-t-il, qui devait être abordé aujourd'hui et qu'on a peu esquissé jusqu'à présent. Je crois que vous êtes un spécialiste du monde de l'entreprise et du management. Je crois l'avoir compris. Donc, je me demandais finalement parce que c'est un élément forcément en terme de prospective pour l'évolution de la région dans laquelle on vit. Comment voyez-vous finalement l'évolution de l'entreprise ? Vous avez dit à juste titre : les entreprises du passé, elles ont fait leur temps. On évolue vers autre chose. Ce qu'on produisait ici, si on le lie à la mondialisation, est produit aujourd'hui ailleurs. Mais, dans 20 dans 30 ans, qu'est-ce qu'on va encore produire dans une région comme la nôtre ? Comment les entreprises doivent s'adapter à cette nouvelle prospective ? Comment former les hommes pour qu'ils deviennent ou pour qu'ils participent positivement à ce processus évolutif ?
Marc van Keymeulen
Vous me donnez 15 jours pour répondre à la question, bien entendu. Il y a beaucoup de choses dans ce que vous demandez. La discrimination par le savoir, elle a toujours existé. Il y a toujours eu, en terme culturel, des élites culturelles et des gens qui n'avaient pas accès à la culture et je pense que contrairement à ce qu'on dit trop souvent, l'accès à la culture est beaucoup plus large aujourd'hui qu'il ne l'était il y a 100 ans, ou qu'il ne l'était il y a 1000 ans. A quelle culture, c'est un autre débat. Mais je pense, pour prendre un truc, les gens qui ont accès à la relativité générale d'Einstein, de toute façon, il n'y en aura pas plus dans 20 ans qu'il y a 20 ans. C'est un truc tellement étroit et tellement long d'apprentissage que de toute façon, ça n'intéresse pas tout le monde, je pense.
Mais par contre, ce qui est vrai, c'est que il y a un accès plus large à la connaissance mais pas à la bonne connaissance. J'essaie de m'expliquer. Il y a un accès de plus en plus large à un certain nombre de savoirs figés. C'est-à-dire que la banque de données mondiale de savoirs s'enrichit, elle est de plus en plus facile d'accès contrairement à ce qu'on croit, ne serait-ce que par Internet, les universités du 3ème âge, la formation continue, des machins. Est-ce que c'est parfait ? La réponse est non. On est clair là-dessus. Est-ce que c'est réussite à 100 % ? La réponse est non. On est clair là-dessus. Je ne suis pas en train de faire du violon. Pas du tout. Je dis simplement : il faut constater ça, il ne faut pas tout le temps cracher sur le monde. Là où moi j'ai une inquiétude, c'est que c'est pas la bonne connaissance. J'essaie d'exprimer ceci, c'est que là où il y a une discrimination, c'est que les véhicules du savoir sont aussi les véhicules de pouvoir. Il y a des gens d'universités ici. Je peux dire du mal des universités ? C'est que je crois très honnêtement que les universités, l'académisme de manière générale est aujourd'hui encore complètement coincé dans une manière de faire de la connaissance, qui est la manière cartésienne, analytique, simpliste, réductionniste du passé et que cette connaissance-là devient de plus en plus mauvaise parce que de plus en plus inadaptée à la réalité complexe du monde et que c'est là où se trouve la rupture. La rupture, elle est dans le fait que les instruments d'apprentissage sont déconnectés par rapport aux besoins des solutions qui sont du monde réel, qu'il soit scientifique ou simplement pratique. Et ç'est là où il y a ce discrepancy, cette rupture qui est extrêmement dramatique, c'est qu'aujourd'hui, les gens qui ont franchi le pas et qui sont avec beaucoup plus d'humilité que les académiciens, qui sont dans ce monde-là de la connaissance perpétuellement remise en doute, et perpétuellement en effervescence à la recherche de, sont un tout petit monde, rejeté, ça, je peux vous le dire. Moi, j'ai créé le premier cours systémique en Europe en 82. C'est bien parce que le recteur était un copain et je sais très bien qui a dit : laissez le faire, de toute façon dans deux ans, ce cours n'existera plus parce que ça n'intéressera personne. Cela fait 20 ans que ça dure. Mais, il n'empêche que, je ne connais pas le mot français pour ça, les Américains ont de jolis mots mais je ne suis pas très pro-américain ou anti-américain, mais un joli mot, c'est maverick. Vous savez ce que c'est un maverick ? C'est dans un troupeau de vaches ou de bœufs. Il y en a toujours un petit bouvillon, un petit bœuf qui va toujours sur le côté et qu'il faut toujours ramener dans le troupeau. Et bien ça, c'est maverick. Oui, cavalier seul, on peut dire ça. Les institutions académiques, elles aiment pas du tout ça. Or, il se fait que maintenant, si vous regardez la photographie du monde des gens qui s'intéressent à ce que je vous raconte et qui y travaillent, certains à temps plein, ils ont de la chance; certains, pas à temps plein, tant pis pour eux, dont moi. Ils sont toujours en marge. Ce sont des instituts annexés à ceci; c'est un petit centre de recherches sur une fondation, c'est des gens qui sont en marge. Et c'est là où il y a, à mon avis, une discrimination bien plus importante que la discrimination sociale que vous sembliez souligner. A mon sens. Parce que finalement, les institutions de pouvoir n'ont pas du tout intérêt à financer les gens qui vont leur expliquer que leur pouvoir ne vaut rien. Il y a une logique là.
C'était la première partie de la question. Le deuxième partie de la question, c'était : les entreprises et le management. Comment préparer les entreprises à évoluer et comment faire que le commun des mortels, que les hommes qui travaillent dans ces entreprises participent positivement à cette évolution ?
Alors, je pense que pour ça, il y a en tout cas deux mécanismes, il y en a certainement mille autres mais comme ça, moi je n'en ai que deux en tête. Un qui vous fera plaisir, un qui ne vous fera pas plaisir. Celui qui vous fera plaisir, c'est que, et ça par d'autres voies, on y travaille, notamment avec Philippe, c'est d'essayer de convaincre qu'il y a des filières de formation de management à créer qui soient autre chose que les écoles de commerce ou les business school qui ne font que répercuter systématiquement les mêmes modèles de gestion débile, rationnelle, analytique, quantifiée, qui ne correspondent plus du tout à la réalité des entreprises d'aujourd'hui. D'où, les gens qui font ça, ils se plantent. Donc, il y a pas photo. Donc, ça vous fera plaisir, je pense. Je pense qu'il y a ce côté positif de créer d'autres manières de former des gens d'entreprises, à tous les niveaux, pas forcément au grand chef. Je ne crois d'ailleurs pas qu'il y aura de grand chef demain. Ça aussi, c'est un discours que je peux tenir entre le pouvoir et l'autorité.
Alors, l'autre chose qui vous fera moins plaisir, c'est que, je ne sais pas vous mais en général, en Wallonie, c'est un discours qu'on entend mal, c'est que je pense qu'aujourd'hui, l'entreprise est dans un carcan réglementaire qu'il soit financier, fiscal, social tel que, de toute façon, une évolution fondamentale de l'entreprise n'est pas possible. Parce qu'on ne peut pas dire : j'efface tout, je recommence. Donc, je crois que très clairement, il y a de nouveau ces institutions de pouvoir qui soient politiques, qui soient étatiques, qui soient le fait des syndicaux, etc. qui sont, par définition, des trains hors changements fondamentaux. Je crois que toute forme de pouvoir est conservatrice par essence, même ceux qui se disent progressistes. Je ne sais pas si je me fais comprendre. Donc, je pense que là, il y a un vrai combat à mener, c'est de libérer l'entreprise. Cela ne veut pas dire que l'entreprise va faire n'importe quoi et qu'il faut favoriser une entreprise voyou. Je n'ai pas dit ça. Je dis simplement qu'il y a d'autres règles du jeu à mettre en place, basées sur beaucoup plus de souplesse et de mobilité. Je prends un exemple. Fondamentalement, aujourd'hui, on regarde le problème des restructurations d'entreprises avec, en tête, un indicateur macro-économique qui est le taux de chômage. Le taux de chômage, tout le monde s'en fout. C'est pas le taux de chômage qui est important, c'est pas le nombre de gens inemployés qui est important, ce qui est important, c'est la durée moyenne du chômage. Si on me vire d’une entreprise et que je sais qu'en moyenne, deux semaines plus tard, j'ai de nouveau un emploi, tout le monde se fout du nombre de chômeurs qu'il y a pendant 15 jours sur le marché. Vous comprenez ce que j'essaie de dire. Donc, très clairement, si on ne change pas de référentiel par rapport à un certain nombre d'acquis, on ne parviendra jamais à débloquer la situation qui, au contraire, devient de plus en plus figée, de plus en plus dure, de plus en plus rigide. Mais je vous rappelle que dans un univers turbulent, qui est celui que nous vivons, plus une structure est rigide, plus elle est fragile. C'est l'histoire du chêne et du roseau. Quand le vent devient très fort, le chêne, il s'effondre, alors que le roseau, il peut encore plier un bon bout de temps. Donc, voilà, c'est un vrai débat à mener mais qui de nouveau passe par les institutions de pouvoir qui n'ont aucune raison d'abandonner leurs prérogatives. Donc, je ne suis pas très optimiste sur l'issue. Donc, il va falloir fonctionner autrement avec des alternatives. Et cela existe. Il y a des modes de fonctionnement d'entreprises qui sont alternatifs et qui fonctionnement relativement bien. Je vous donne un exemple. C'est une entreprise, par exemple la mienne, où il n'y a pas de salarié. Tout le monde est actionnaire. Tout le monde est associé et tout le monde est indépendant. Chacun sait que, si dans son périmètre d'activités, il n'y a pas d'argent, il n'est pas payé. Et on peut toujours changer, faire bouger ce périmètre d'activités. Il n'y a personne qui dit que c'est figé. Si quelqu'un dit : manifestement, ce que je fais pour l'instant, ça ne marche pas bien, mais je pourrais m'épanouir mieux pour gagner mieux ma vie en faisant évoluer ma sphère d'activités, il n'y a aucun problème. On fait évoluer ça et on crée des relations mouvantes entre des gens pour mener à bien un projet, pendant 2 ans, pendant 3 ans, quitte à revenir, etc. Cela demande une gymnastique mentale et comportementale qui n'est pas du tout l'acquis moyen des gens sur le marché de l'emploi. Moi, j'ai extrêmement difficile à trouver des gens pour mener à bien un projet parce que ça leur fait peur. Il y a ce vieux réflexe sécuritaire, disant : je préfère un contrat d'emploi parce que là, j'ai ma sécurité. Ah oui, laquelle ? Le contrat d'emploi, c'est une débilité mentale. Une entreprise qui n'a qu'un seul client, vous dites c'est une entreprise débile. On est d'accord ? Mais vous êtes tous des entreprises. Vous êtes tous votre propre fond de commerce et avoir un contrat d'emploi, c'est avoir un seul client qui du jour au lendemain, peut vous jeter. Donc, c'est la situation la plus précaire possible et elle est considérée comme la plus sécuritaire possible. Donc, vous voyez que là, il y a un discours qui est décalé par rapport à la réalité mais c'est vrai que les mentalités sont terriblement ancrées encore dans une certaine manière de fonctionner au niveau professionnel.
Eric Dosimont
Et dans votre entreprise, le risque, il est partagé collectivement ?
Marc van Keymeulen
C'est-à-dire ceux qui sont les plus gros actionnaires, sont les plus gros risqueurs.
Eric Dosimont
Mais, enfin, je veux dire tout simplement, la richesse produite par l'ensemble de ceux qui sont actionnaires est partagée de manière égale entre eux ?
Marc van Keymeulen
Vous entrez dans un débat contractuel. Oui, chaque associé à son contrat qui dit simplement ceci, c'est que son activité dont il est maître génère normalement, si tout va bien, de l'argent et que lui, se sert en premier, selon des règles qui sont définies, qui sont communes d'ailleurs à tout le monde. Et il y a moyen de fonctionner comme ça. Je prends l'exemple de ma boîte, c'est pas trop intéressant mais il y en a plein qui fonctionnent, qui commencent à fonctionner comme ça. C'est vraiment une autre manière de fonctionner, de vivre la vie d'entreprise, parce que chacun est partie prenante évidemment et chacun est responsable de soi-même. Ce qui est peut-être pas mal aussi. Se réapproprier ses responsabilités de soi. Moi, je préfère être responsable de moi que de considérer que c'est l'Etat qui est responsable de moi.
Eric Hellendorff
Que pensez des coopératives d'activités qui permettent à des personnes qui sont chômeuses et qui sont donc indemnisées de pouvoir se lancer comme indépendants avec une protection justement ? Sans perdre le bénéfice de leur chômage.
Marc van Keymeulen
C'est très bien. Tout ce qui va dans le sens de permettre à quelqu'un d'accomplir ou d'aller au bout de ses talents va dans le bon sens, c'est évident. Vous savez, moi, je suis un fervent défenseur de la notion d'allocations universelles par exemple. Maintenant, on arrête de déconner avec tous ces trucs compliqués de chômage, d'allocations familiales. Non, un belge naît. Dès sa naissance jusqu'à sa mort, tout le monde il touche autant, point. Et tout ce qu'il gagne en plus, c'est très bien. Et ça marche, c'ést autofinancé rien que par la TVA. Donc, la masse financière de la TVA suffit à autofinancer l'allocation universelle pour tous les habitants de ce pays. Et puis, on arrête… On s'éloigne de la noétique.
Eric Dosimont
Si je peux me permettre par rapport à ce que vous venez de dire, moi, j'ai un avis qui est tout à fait à l'opposé du vôtre et que je trouve pour partie contradictoire au discours que vous venez de tenir, parce que, pour moi, quelque part, promouvoir l'allocation universelle, c'est quelque part consacrer la société à deux vitesses en donnant finalement à ceux qui n'ont plus, quelque part, les moyens de suivre le train ou de prendre le train qui passe de leur donner un minimum de survie pour favoriser un minimum d'intégration.
Marc van Keymeulen
C'est ce qu'on fait aujourd'hui avec le chômage, avec les allocations de chômage, avec le minimum vieillesse, c'est ce qu'on fait avec le CPAS, c'est ce qu'on fait avec tout ça. C'est exactement la même problématique.
Eric Dosimont
Mais non, on ne va pas discuter longuement. Il existe quand même un certain nombre de mécanismes, si on analyse les nouvelles dispositions sur le revenu d'intégration par exemple, qui visent quand même, non pas à figer une situation, mais à essayer le plus rapidement possible pour employer une formule simple, d'outiller la personne pour évoluer vers une intégration, qu'elle soit sociale, qu'elle soit professionnelle mais vers une intégration durable dans la société, dans l'environnement dans lequel on fonctionne. L'allocation universelle va tout à fait à contre-courant ..
Marc van Keymeulen
Peut-être. L'objet, c'est pas l'allocation universelle, j'ai peut-être eu tort de donner cet exemple-là. Je me suis fait avoir. Mais je propose, si vous voulez, on pourrait en discuter après mais c'est pas l'objet aujourd'hui. J'essaie pas de fuir le débat, croyez-moi, sinon je pense qu'on est un peu à côté du sujet. C'est de ma faute. Après on se voit.
Reine Marcellis
Je travaille à Charleroi dans une structure d'accueil pour enfants. Pour en revenir un peu aux revenus des personnes, c'est vrai que pour le moment, on est quand même dans une société où l'échec n'est pas permis à cause des allocations, comme les allocations de chômage. On ne peut pas oser quitter son travail parce que si on le quitte et qu'on ne réussit pas, on est pénalisé et je crois que là, cette société échec non permis peut aussi entraîner des peurs et une stagnation.
Marc van Keymeulen
J'en profite pour sortir du monde de la politique court terme pour reprendre le sujet. Toute l'histoire de la complexification, donc qu'on a évoquée tout à l'heure, montre très clairement que la nature, pour employer ce mot-là, l'univers, comme vous voulez, ne fonctionne jamais selon un plan pré-établi. Elle fonctionne toujours par essais-erreurs. Donc, ce qui veut dire que le mécanisme d'évolution de la complexité, c'est vraiment cette rencontre potentialité – opportunité – j'essaie. Mais c'est au niveau de la matière, comme c'est au niveau de la pensée, au niveau de la vie, des espèces animales. Tout est essayé. Et il y a énormément d'échecs et ce qui est intéressant, c'est de constater qu'en fait, ces échecs n'ont aucune valeur négative. Il faut pouvoir aller jusqu'au bout d'un processus pour savoir que ce processus est une impasse mais une fois qu'on sait que c'est une impasse, c'est un acquis extraordinaire. Cela veut dire qu'il n'y a plus personne qui refera les mêmes conneries après. Pour vous raconter une histoire qui m'est personnelle. J'ai eu une énorme frustration à un moment donné dans ma vie académique parce que je terminais mon doctorat et le thème du doctorat débouchait sur une impasse, en disant : l'idée de base qui avait été proposée, et bien, on avait exploré toutes les voies possibles avec toute l'intelligence, l'imagination possible et on se rend compte que de toute façon l'hypothèse de départ, elle est pas bonne. Et moi, j'étais effondré. J'étais vraiment effondré, j'ai été voir mon patron de thèse en disant : c'est pas possible, ça fait 4 ans que je bosse sur cette connerie et on arrive à la conclusion qu'en fait, il n'y a rien qui peut fonctionner; donc, il ne faut pas aller dans ce sens-là et c'est lui qui m'a dit : mais, tu ne te rends pas compte, il faut inverser la proposition. Grâce à ton travail, il n'y a plus personne qui devra perdre son temps à aller explorer ces trucs-là, on sait que ça ne marche pas et c'est important, c'est pas du temps perdu, au contraire. Donc, c'est le renversement de la notion d'échec, si vous voulez, entre guillemets. Moi, je crois vraiment et là, je reviens à la noétique c'est que le changement culturel qui est en train de se passer va nous amener à considérer que la vie se crée à tout moment, que la fonction dominante, c'est la création, la créativité. Nous ne sommes pas des machines qui répondons à un programme pré-établi ou à une structure déterministe. Au contraire, nous avons à inventer la vie tous les jours. Nous devrions inventer la vie tous les jours, ce que nous ne faisons pas en grande majorité, parce que la plupart des gens ne savent pas qu'ils peuvent créer leur vie. Donc, ils subissent la vie des autres. Mais, je crois que très clairement, si on veut passer ce cap noétique dont j'essaie de vous parler aujourd'hui, il va falloir très clairement expliquer et là, vous y êtes avec des petits mouflets, c'est de dire qu'ils ne sont pas là pour obéir aux règles des grands, qu'ils sont là pour aller au bout de ce qu'ils sont eux-mêmes en étant créatifs, ce qui ne veut pas dire faire n'importe quoi, n'importe comment. Il faut faire une différence entre la liberté et le caprice. La liberté, pour être libre, il faut être extrêmement discipliné. Vous le savez. Donc, je crois que là, il y a un changement assez radical de mentalité qui devrait s'opérer, qui est en train de s'opérer mais qui est à ses tout débuts. Moi, ce que je suis en train de vous parler, n'oublions pas ça, on doit toujours et c'est peut-être une erreur que j'ai faite, il faut toujours situer un discours dans une échelle de temps et d'espace. Moi, mon discours au niveau espace, c'est une échelle, la Terre, c'est l'ensemble de l'humanité, c'est pas la Wallonie, c'est pas Namur, c'est l'ensemble de l'humanité. Au niveau de l'échelle de temps, moi, je vous parle d'un processus qui prendra, selon les plus optimistes, 100 –150 ans et selon les moins optimistes, 300 à 400 ans. Donc, on est quelque part, pas tout à fait au début mais relativement au début d'un processus qui va être long et douloureux, comme les accouchements et on est en train de démarrer les séances de travail de l'accouchement futur d'une nouvelle humanité. Il faut prendre une métaphore obstétricienne.
Donc, ça veut dire que par rapport à mon discours d'aujourd'hui, l'échéance 2020, c'est demain matin. Moi, je vous parle d'après, après-demain quoi mais c'est clair que si on ne fait pas aujourd'hui ce qu'il faut pour demain matin, après, après-demain ne viendra jamais. Donc, on est en situation de risque parce que c'est au début d'un processus où la petite erreur fait une énorme erreur à la fin. Donc, il faut qu'on soit d'autant plus non pas prudent, mais d'autant plus clairvoyant et lucide.
Eric Hellendorff
J'en profite pour me présenter. Je m'appelle Eric Ellendorf et je suis directeur du Forem à Tournai. Je voulais vous poser la question. En fait, cette ouverture que vous dites, ça va prendre un siècle, peut-être deux et on est au tout début, mais j'avais cru comprendre puisque je suis arrivé à la fin de votre intervention, que c'était peut-être une opportunité formidable qui se présentait à la Wallonie puisqu'on est au moins capable, d'après ce que je comprends, d'entendre, de comprendre ce qui se passe, c'est déjà pas mal, et on est aussi capable, avec tous les moyens pédagogiques, institutionnels et quand même on est une région riche par rapport à d'autres, on pourrait encore être beaucoup plus riche si on pouvait imaginer ouvrir un peu les carcans et donc, j'entends, moi en tout cas, un discours très optimiste qui va pas prendre deux siècles si on le voulait, si on le veut, on peut ouvrir des portes très vite.
Marc van Keymeulen
Alors, je vais être très clair là-dessus en vous proposant une métaphore. Je suis un paysan, donc fondamentalement, je suis dans la terre. J'aime bien le travail des jardiniers comme étant une belle métaphore du travail à faire dans le monde. Je crois que le monde, c'est pas un objet à conquérir, c'est un jardin à cultiver. Dans ce cadre-là, je pense que ce qui est en train de naître là, c'est la graine d'un monde futur et on sait tous que cette graine est en train quelque part d'exister mais on ne sait pas trop où la planter, comment la planter. Donc, moi mon discours, c'est dire, je ne sais pas ce que sera l'arbre quand il sera grand, je sais qu'aujourd'hui, la graine est là et que la Wallonie est peut-être bien le bout de terrain dans lequel je peux la planter et peut-être bien que là, parce que les conditions sont réunies, les hommes, le climat, ce que vous voulez, peut-être bien parce que les conditions sont réunies, mais peut-être bien que cette graine va germer là. Mais elle donnera l'arbre, vous savez tous. Chez moi, en France, il y a un joli proverbe qui dit : celui qui plante l'arbre ne jouit jamais de son ombre. Et je crois que c'est un peu ce qu'on est en train de faire ici. Vous êtes en train peut-être de préparer la plantation d'une graine qui, de toute façon, sera arbre au moment où on sera tous 6 pieds sous terre et on aura bouffé les pissenlits par la racine depuis un bon bout de temps. Donc, très clairement, on est en train de dépasser, de nous dépasser nous-mêmes vu qu'on travaille pour quelque chose qui nous dépasse. Ce qui nous dépasse, c'est l'histoire de l'humanité, la naissance d'une nouvelle humanité mais c'est vrai que c'est aujourd'hui que la graine doit être plantée. Si on ne la plante pas, et bien, le terrain restera en friche et à force d'être en friche, il deviendra désert. Donc, je crois qu'il y a une urgence dans le temps à planter la graine tout en sachant que l'arbre ne sera là que dans beaucoup de temps. C'est ça mon discours mais ça, c'est le propre de tous ceux qui ont un jardin. On sait tous bien qu'on prend une pousse d'arbre comme ça, qu'on va repiquer au bon endroit, qu'on arrose, qu'on soigne bien en sachant très bien qu'il ne sera vraiment un bel arbre qu'après notre mort. Mais je crois que c'est important de bien prendre conscience de ça. Ce qui veut dire encore une fois, je reviens à ce que je dis, c'est que les cycles de pouvoir étant courts, il ne faut pas compter sur les gens qui sont au pouvoir pour se mettre dans un cycle plus long que leur pouvoir. Pour parler autrement, les gens qui jouent leur réélection dans 5 ans, fondamentalement, ce qui va se passer dans 150 ans, c'est pas trop leur problème.
Henry d’Anethan
J'ai pensé à cette phrase que vous avez dite au début concernant les schémas de pensée, la question des facteurs de blocage. Vous avez, je crois, cette phrase : il ne faut pas être de gauche ou de droite mais être en avant.
Marc van Keymeulen
Elle n'est pas de moi, c'est un slogan, on peut appeler ça comme ça, qui est représentatif d'un mouvement que les Américains appellent les Cultural Creatives, les créatifs culturels qui justement; il semblerait qu'en Europe, comme aux Etats unis, les sondages récents ont montré qu'il y a à peu près 30 % de la population adulte qui se reconnaît là-dedans. C'est dire fondamentalement : arrêtez de nous faire chier avec le gauche, le droite, le machin, arrêtez de nous faire chier avec l'entreprise, pas l'entreprise, le pognon, pas le pognon. La vraie vie, elle est ailleurs. Elle est devant. Pardon d'être un peu grossier mais je caricature et je crois que de plus en plus de gens qui forment le terrain de ce qu'on est en train de raconter, qui, à mon avis, si le message leur parvient, vont se sentir quelque part soulagés parce qu'une vraie caractéristique, semble-t-il, d'après les études de ces gens-là, c'est qu'ils croient tous qu'ils sont tout seuls à penser cela et ils se rendent pas compte qu'ils forment 30 % de la population adulte. Non, Jeff, t'es pas tout seul, disait Brel. C'est un petit peu ça, le message. Philippe, tu va faire une belle brochure : Non, Jeff, t'es pas tout seul.
Pascal Petit
Tout à l'heure, vous avez lâché le mot référentiel. Donc, il faut changer aussi les référentiels et je pense que, dans d'autres domaines, on en parle beaucoup aussi, c'est l'idée de chemin, donc il y a un chemin à parcourir. Quand on parcourt un chemin, on a besoins de repères. Je pense que le changement qui est en cours et toutes les résistances au changement dont on a parlé peuvent aussi un petit peu, j'espère, être vaincues si on donne quelques repères. Je ne suis pas pour les indicateurs figés qui une fois pour toutes, nous disent : c'est la bonne direction, parce que ça, je n'y crois pas mais par contre, des repères qui en tout cas, permettent d'un petit peu sécuriser, je dirais, le chemin pour que les gens aient envie de l'emprunter. Donc, ça c'est une notion qui m'intéresse parce que je ne suis pas pour l'évaluation trop chiffrée, tableaux, etc. mais plus pour pouvoir se dire : est-ce que, moi, si je suis jardinier, comment aller vers ce jardin plutôt que vers ce désert. Et donc, là, peut-être qu'il y a des référentiels. Tantôt Madame a parlé, on parlait de chômage, on parlait de l'échec, ce sont des référentiels qui finalement sont sociaux, qui sont dans la ligne sociosphère et il nous manque les référentiels mentaux finalement. Ils sont de la noosphère. Donc, est-ce que ça se construit ?
Marc van Keymeulen
Alors, la question est éminemment pertinente mais la réponse sera décevante. On est en fait au tout début de ce qu'on pourrait, de la noétique, si on veut bien considérer la noétique comme étant le domaine de réflexions, de recherches et d'études concernant la connaissance et son évolution future, si je peux donner cette définition-là, on en est au tout début. Donc, vous parliez de chemins. Moi, c'est une métaphore que j'adore. Il y a un poème espagnol qui dit ceci : toi qui chemines, sache que le chemin n'existe pas, le chemin n'est jamais que la trace que tu laisses en cheminant. Et, je trouve que c'est extrêmement pertinent par rapport à ce qui est en train de se passer aujourd'hui dans ces nouveaux domaines, c'est que tout le monde sent et sait qu'il y a un chemin à faire, qu'il y a une grande montagne qu'il faut grimper mais que personne ne sait par où il faut aller. Tout ce qu'on sait, c'est que la montagne est là. Alors, est-ce qu'on ne sait vraiment pas du tout par où il faut aller. Disons que c'est une montagne où il y a beaucoup, beaucoup de brouillard encore aujourd'hui mais de temps en temps, il y a une petite éclaircie qui permet de deviner l'une ou l'autre possibilité. Mais, il n'y a rien à faire, si on ne prend pas le risque d'entamer l'ascension de la montagne, on restera toujours dans le fond. Donc, il y a là un vrai risque à prendre qui est, c'est le risque des nouvelles aventures parce que je crois qu'on est en train de vivre une nouvelle aventure. C'est de dire : voilà, c'est une montagne, il faut arriver à son sommet et on ne sait pas trop comment s'y prendre. Par rapport à la montagne, il se fait que dans une vie parallèle, je suis aussi guide de montagne. Il y a une chose que je sais profondément, c'est que la montagne, c'est en fait une succession d'obstacles qu'il faut pouvoir, je n'aime pas le mot vaincre parce que ça fait bagarre, qu'il faut pouvoir passer, outrepasser, un à un et ça sert à rien de se dire qu'il y a encore 20 obstacles et qu'on ne sait pas lesquels et qu'on a la trouille. Non, continuons à monter. Le jour où on est devant l'obstacle, on sait que c'est un obstacle, c'est la conscience à prendre et puis, on fait ce qu'il faut pour le contourner, même s'il faut faire 3 jours de détour. Mais il n'y a, aucun obstacle n'est rédhibitoire mais on ne peut pas les connaître à l'avance. Donc, il n'y a qu'une manière de faire, c'est de marcher et d'avancer et puis, une fois qu'on est devant l'obstacle, à ce moment-là, on se prend la tête et on dit : on fait quoi ? maintenant, on fait comment ? Et puis, vous allez voir 25 écoles, il y en a qui vont aller tout droit, à gauche, machin, plus haut, tel outil. Tout ça, c'est bien, l'important, c'est de passer outre l'obstacle jusqu'à l'obstacle suivant. Est-ce que c'est décourageant ? Non, parce que fondamentalement, ce qui est passionnant dans la vie, c'est le chemin qu'on parcourt, c'est pas d'arriver à destination. Un beau voyage, c'est quoi, c'est pas d'arriver à la destination, c'est d'aller d'un endroit A et d'atteindre un endroit B, si endroit B il y a. C'est le chemin qui est intéressant, c'est pas la destination. Donc, moi, je pense qu'on doit se situer vraiment dans cette perspective-là mais ça veut dire une mentalité d'acceptation de risques, ça veut dire une mentalité d'acceptation de la non-planification, ça veut dire une mentalité d'acceptation de la non-quantification. Je sais quand je pars mais je ne sais pas quand je vais arriver, etc. Donc, ça implique pour reprendre votre mot référentiel, ça implique de changer de référentiel mental, c'est clair.
On arrive au bout. Une dernière question peut-être et puis, on clôture.
Pascal Petit
J'ai envie d'ajouter une chose, c'est le rôle de la facilitation. C'est-à-dire que par rapport aux changements, je pense qu'il y a des nouveaux métiers qui sont en train d'émerger qui sont les faciliteurs, les facilitateurs, je ne sais pas comment on doit dire, d'ailleurs, le mot n'existe pas encore peut-être au dictionnaire, peut-être que si. Et donc, ça, c'est quelque chose qui, à mon avis, ce sont des guides sur le chemin mais des guides qui doivent simplement suggérer, qui ne doivent pas prendre par la main pour emmener.
Marc van Keymeulen
C'est fondamental, c'est vraiment fondamental ce que vous dites. Je crois effectivement. Je termine par ça, parce que j'avais amorcé ça tout à l'heure, en disant qu'il faut substituer la notion de pouvoir par la notion d'autorité mais autorité, pas dans le sens autoritaire, dans le sens de faire autorité. Je veux dire par là qu'il y a des gens, on sait tous très bien que quand on a tel type de problème, si on va s'adresser à Monsieur Machin ou à Madame Machin, on sait qu'il est capable de faire la solution parce que c'est vraiment son talent et tout le monde reconnaît qu'il a autorité dans cette matière-là. Et bien, ça, je pense que c'est le pendant à la notion de pouvoir institutionnel et je dis ça très souvent à des chefs d'entreprise : votre carte de visite, elle ne signifie rien. C'est pas parce qu'il est écrit PDG que vous êtes un PDG. Est-ce que vous faites autorité en tant que patron d'entreprise ? Et on connaît tous des entreprises qui ont des vrais patrons et personne ne remet du tout en cause le fait qu'ils soient le patron et par contre, combien d'entreprises ne sont pas dirigées par des apparatchiks qui, on leur confierait l'épicerie du coin, dans 3 mois, elle est en faillite. Donc, très clairement, il y a une notion fondamentalement différente là entre pouvoir et autorité. Je crois que nous allons vers une société sans pouvoir et une notion avec beaucoup d'autorité et l'autorité, c'est la connaissance au sens où je l'ai définie tout à l'heure. Celui qui fait autorité, c'est celui qui maîtrise la connaissance. Donc, vous voyez le glissement important. D'où par exemple, des notions de direction d'entreprise par autorité, ça veut dire qu'il n'y a plus un patron, c'est en fonction de tel problème, c'est celui-là qui devient le leader et puis, si c'est un autre problème qui devient prioritaire, c'est plus truc, c'est machin qui devient le patron, parce que c'est lui qui fait autorité dans ce domaine-là. Et puis un moment donné, il va falloir peut-être se mettre ensemble entre les gens qui font autorité parce que le problème concerne tout le monde et à ce moment-là, on va fonctionner de manière beaucoup plus collégiale. Donc, il y a là un fonctionnement en réseau d'autorité et non plus en hiérarchie de pouvoir. Je ne sais pas si je me fais comprendre en disant ça et je crois qu'il n'y aura pas de possibilité de faire autrement d'ailleurs. Parce que l'homme orchestre, l'ancien patron d'entreprise, et je pense surtout à mes amis patrons de PME qui sont obligés, parce que c'est comme ça dans le système, de savoir tout sur tout et de résoudre seul tous les problèmes, déjà aujourd'hui, c'est plus possible; demain matin, ça ne sera plus possible du tout. Le monde est devenu trop complexe, trop rapide, trop turbulent et c'est plus possible de faire reposer autant de problèmes sur un seul bonhomme. Donc, de toute façon, il va falloir fonctionner dans un système de réseau d'autorité et non plus de hiérarchie de pouvoir. C'est même pas idéologique, ce que je dis, c'est une nécessité de terrain toute bête. Voilà, c'est le mot de la fin.
Page mise à jour le 07-04-2017 |
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