|
Bâtir une société de l'intelligence, une
Wallonie de l'humanisme,
un monde de respect
Discours prononcé par
Philippe Destatte,
directeur de l'Institut Jules Destrée,
à l'occasion des funérailles de Madame Aimée Bologne-Lemaire
|
Charleroi, le 23 décembre 1998
Il est des pays où les gens au creux des lits, font des rêves *.
Rêve de jeune fille que votre vie, Aimée Lemaire. Rêve ambitieux
pour cette demoiselle de 18 ans qui, par le chemin difficile du jury central - les jeunes
filles n'étaient pas admises dans le secondaire supérieur en 1920 - peut accéder à
l'Université. Rêve de pionnière pour vous, jeune femme de 22 ans, qui sortez de l'ULB
en 1926 avec votre doctorat en Philosophie et Lettres : vous devenez, par une désignation
de professeur de langues anciennes à la section Athénée de l'Ecole moyenne pour fille
de Charleroi - le futur Lycée - à la fois la première universitaire à y enseigner et
la première diplômée de l'Université libre de Bruxelles à prendre sa place dans
l'enseignement de l'Etat.
Il est des pays où les gens au creux des lits, font des rêves.
Magnifique rêve d'amour que votre rencontre avec Maurice Bologne.
Lorsque vous l'épousez, il a 29 ans. Il ressemble à l'un de ces révolutionnaires
anarchistes ou bolchéviques russes dont vous parlait votre père avec exaltation. Votre
enthousiasme réciproque est celui des idées communes. Le marxisme, la révolution,
l'internationalisme. Vous évoquez Charles Plisnier, les Somerhausen, que vous avez
fréquentés aux Etudiants socialistes, vous racontez cette manifestation en faveur de
Sacco et Vanzetti où vous avez vécu, place Rogier, les heurts violents avec les
gendarmes. Il vous parle du Pandit Nehru, de Mme Sun Yat-sen, de ce congrès contre
l'oppression coloniale et l'impérialisme auquel il a participé à Bruxelles et qui a
valu à ce fonctionnaire de sérieux ennuis. C'est une affection profonde qui naît de
cette complicité intellectuelle : elle va durer 55 ans. Ce coeur et cet esprit de Maurice
Bologne, vous allez - sans cesse - les protéger, les enrichir, les exalter. Vous allez,
permettez-moi de le dire, vous construire Madame Bologne avant d'être Aimée Lemaire.
Il est des pays où les gens au creux des lits, font des rêves.
Ce choix est vraiment celui de l'amour et non celui d'une fatalité de
la vie pour la militante féministe que vous êtes, car vous êtes aussi membre fondatrice
en 1930 du mouvement de la Porte ouverte - aux femmes -, mouvement auquel vous n'avez
cessé d'être fidèle. Les cercles que vous fréquentez avec Maurice Bologne, ceux de
l'Athénée d'Ixelles où vous êtes collègues, le Front littéraire de Gauche, le
Syndicat du Personnel enseignant socialiste dont vous étiez membre depuis 1927, la Ligue
ouvrière de Watermael-Boisfort, ces cercles vous mènent à des combats où - les temps
changent - les idées s'affrontent par les armes.
Amie, entendez-vous le vol lourd des corbeaux sur la plaine ?
C'est le temps des Brigades internationales et, avec Maurice, vous les
aidez. C'est le temps de votre adhésion au Comité de Vigilance des Intellectuels
anti-fascistes, le temps de la Garde wallonne, le temps de l'Avant-Garde wallonne de
Bruxelles, le temps d'acclamer la France à Waterloo, le temps de la rencontre avec
l'Abbé Mahieu, cet infatigable combattant de la cause wallonne, le temps de la campagne
contre Rex, le temps des cris, le temps des coups de poings, le temps des canons...
Amie, entendez-vous le vol lourd des corbeaux sur la plaine ?
L'attaque allemande vous jette sur la route de l'exode, sous les stukas
et les bombes sifflantes, douloureux souvenirs d'une génération. Vos compagnons
d'infortunes et de combats se nomment François Bovesse, Joseph Calozet, Arille Carlier,
François Van Belle, François Simon, Alfred Harcq, Lucien Hiernaux, René Thone, René
Degand, pour ne citer qu'eux. Ils sont Liégeois - comme Maurice Bologne -, Namurois,
Carolorégiens, Ardennais, Bruxellois, mais surtout, ils sont Wallons et antifascistes.
Dès juin 40, certains ont formé La Wallonie libre, ils ont arboré la croix de Lorraine,
ils ont marqué leur foi en de Gaulle. Aux côtés de Maurice Bologne, vous vous engagez
dans la Résistance. D'abord, en participant à la diffusion de la presse clandestine,
dès septembre 1940. Ensuite, vous rejoignez les Milices patriotiques, dès septembre
1941. Enfin, depuis début 1942, vous êtes membre du Front de l'Indépendance.
Amie, entendez-vous le vol lourd des corbeaux sur la plaine ?
La professeur, que vos directeurs à Ixelles ont qualifiée
d'enseignante remarquable aux qualités pédagogiques hors ligne, est
devenue préfète du Lycée de Charleroi en février 1943. Avec Hilda Duquesne, avec
Simone Stimart, avec Suzanne Bocquet et avec Maurice Bologne, vous y créez une cellule
très active de La Wallonie libre. Une de vos tâches est la protection des élèves de
rhétorique, que l'autorité allemande réclame pour alimenter le Travail obligatoire.
Devant votre refus de remettre les listes d'élèves aux Allemands, vous êtes convoquée
à la Werbestelle le 22 juillet 1943 où vous devez promettre de donner les listes, ce que
vous ne faites toujours pas. Il faut vous cacher et faire disparaître momentanément les
documents pour éviter toute surprise, même en cas de perquisition.
C'est vous qui brisez les barreaux des prisons pour vos frères
Les prisons de 1944 sont ouvertes par la victoire. Rappelez-vous ces
congrès wallons qui se succèdent triomphants, de Liège à Charleroi, de Mons à
Verviers. Les portes qui semblent s'ouvrir sont celles du fédéralisme, des aspirations
au changement. Vous rédigez des journaux, vous préparez des conférences, vous
participez à ces réunions qui font avancer les idées millimètre par millimètre,
année par année : lente, trop lente érosion d'un Etat belge centralisé, unitaire,
dépassé, qui n'ouvre, comme le disait Arille Carlier en 1959, que des perspectives
angoissantes.
C'est vous qui brisez les barreaux des prisons pour vos frères
Au moment où André Renard avec ses lieutenants Robert Moreau et
André Genot bousculent ces perspectives, l'animation ne cesse de grandir au coeur de la
maison des Bologne. Le 19 décembre 1960 - en pleine grève - vous décidez, Madame Aimée
Bologne, de mettre fin à votre carrière de préfète que vous avez menée durant
dix-huit ans et vous demandez vos droits à la pension. Il est difficile d'être dans la
rue avec les enseignants lorsqu'on est préfète ! Il est difficile de ne pas y être
quand on s'appelle Aimée Lemaire.
Lorsque vous avez pris vos fonctions - à 39 ans - l'école ne
comportait qu'une section latin-grec. Vous en avez fait un athénée complet, que l'on
nommera bientôt Athénée Vauban, alors qu'on aurait pu, qu'on aurait dû, vous faire
l'hommage de l'appeler athénée Aimée Lemaire. Il est vrai qu'on vous pardonnait
difficilement de dire qu'il vous était de plus en plus pénible - je vous cite -
d'appliquer des mesures de restrictions auxquelles votre âme de pédagogue ne
souscrivait pas. D'ailleurs, il y a quelques mois à peine, devant les caméras de la
RTBF, vous avez répété, - récidiviste - que l'enseignement n'est pas un endroit
pour faire des économies.
C'est vous qui brisez les barreaux des prisons pour vos frères
A 57 ans, votre démission vous chagrine et vous libère à la fois.
Elle vous chagrine car elle vous fait renoncer à l'enseignement que vous considériez
comme un bonheur. Elle vous libère car elle vous permet de vous consacrer totalement à
votre triple action militante démocratique, féministe et wallonne.
D'abord, à l'Institut Jules Destrée dont vous avez été membre
fondatrice en 1938, et dont vous devenez la première directrice, de 1960 à 1975, au
moment de la relance de cet organisme. Vous avez été l'artisane la plus remarquable.
Votre activité éditoriale y est d'un dynamisme extraordinaire : quand vous ne publiez
pas des livres, vous en écrivez. Avec Maurice Bologne, vous êtes les animateurs de cette
petite équipe qui construit progressivement l'Institut Jules Destrée, avec Jacques et
Christiane Hoyaux, avec Françoise Bertaux, et vous assurez la continuité et la
transmission d'un savoir, d'une mémoire et d'une volonté à vos successeurs, Jacques
Lanotte et Guy Galand.
Parallèlement, vous vous lancez, avec notamment Robert Moreau et
Maurice Bologne, dans l'aventure renardiste puis dans celle - ô combien nécessaire et
courageuse - de la création du Front wallon, puis du Rassemblement wallon. Vous
présiderez d'ailleurs la Commission féminine fédérale de ce parti politique, de 1968
à 1975, période pendant laquelle votre mari siège au Sénat de Belgique. Jusqu'à sa
disparition en 1984, vous continuerez à travailler avec lui, en alliant douceur,
dévouement et intelligence.
C'est vous qui brisez les barreaux des prisons pour vos frères
Pendant quinze ans, à nouveau, vous allez guider, tous ceux qui, amis,
militants, chercheurs, rejoindront les hauteurs de Nalinnes. Combien d'entre-nous
avez-vous accueillis d'un sourire chaleureux, nous emmenant dans le bureau austère pour
nous remettre le document, la photo, la référence qui nous manquait... Combien de fois,
nous entraînant résolument dans les allées du jardin, entre magnolia et hortensia en
fleurs, vous nous avez posé vos questions, curieuse de l'évolution des idées,
encourageant la volonté des uns, fustigeant les lâchetés des autres, commentant le
dernier prix de la Fondation Bologne, vous inquiétant de la remise du prix Jules et Marie
Destrée ou nous racontant, une fois encore, le dévouement de votre chère Lucienne ?
Combien de fois, le chapeau haut, les bottes décidées et la cape
altière nous avez-vous entraînés sur le chemin de notre liberté et de notre honneur ?
Chère Aimée Bologne-Lemaire,
Chère Madame Bologne,
Voici 37 ans, vous disiez à vos collaboratrices du Lycée de
Charleroi, le message suivant :
Ce n'est pas sans regret que je vais vous quitter, car j'ai de ma vie
professionnelle les plus magnifiques souvenirs. Mais, malgré la sagesse dont je veux
m'imprégner, on ne rompt pas facilement avec les choses et les gens à qui l'on a
beaucoup donné de soi-même.
Permettez-moi de vous répondre, Madame, au nom de chacun de ceux qui
vous ont connu, qu'on ne rompt pas facilement avec les personnes qui, comme vous, nous
avez tant donné de vous-même.
Dès lors, nous ne romprons ni avec votre image, ni avec votre
volonté, ni surtout pas avec la détermination qui a toujours été la vôtre de bâtir
une société de l'intelligence, une Wallonie de l'humanisme, un monde de respect.
Je vous remercie.
=====
Madame Aimée Bologne-Lemaire, compagne des
engagements démocratiques et wallons de Maurice Bologne, est décédée ce dimanche 20
décembre matin d'un infarctus foudroyant. Elle était née le 5 janvier 1904 à
Saint-Gilles. Docteur en philosophie et lettres (Philologie classique), ancienne préfète
du Lycée de Charleroi, Résistante armée, civile et presse clandestine au sein de la
Wallonie libre, Madame Bologne a été directrice des travaux de l'Institut Jules Destrée
de 1960 à 1975.
C'est une grande perte pour tous ceux qui l'ont approchée et connue. Intellectuellement
brillante, Madame Bologne avait su conserver depuis des années sa grande disponibilité
pour tout ce qui touchait à la Wallonie et au combat pour un enseignement de qualité
ainsi qu'une plus grande attention
au rôle des femmes dans la société.
Les funérailles ont eu lieu ce mercredi 23 décembre 1998 à Nalinnes-Haies.
* Extraits du Chant des Partisans, texte M. Druon et J. Kessel, Musique A.
Marly.
|