par Philippe Destatte
directeur de l’Institut Jules Destrée
Namur, le 2 juin 1998
En 1886, naît le mot Wallonie, dans son
sens politique d’affirmation culturelle régionale, lorsque le
Liégeois Albert Mockel crée sa revue littéraire. Voilà donc, par
le choix d’un poète de vingt ans, un pays qui reçoit son nom,
déclarera plus tard Marcel Thiry. Le terme Wallonie prend
bien vite toute la force politique que nous lui connaissons puisque,
en avril 1897, le même Albert Mockel préconise la séparation
administrative complète de la Flandre et de la Wallonie, avec un
parlement pour chacune d’elles et l’union des deux petits Etats sous
une chambre fédérale dont ils éliraient chacun la moitié.
Ce fédéralisme constituera aussi la revendication
de la Ligue wallonne de Liège, fondée au même moment par Julien
Delaite et dont la présidence d’honneur a été confiée à Emile
Dupont, vice-président libéral du Sénat. Ainsi, en décembre 1898, la
Ligue entendra-t-elle de la part de son fondateur un rapport qui
posait cette question :
Quelle difficulté de principe voit-on à
l’établissement d’un "Conseil régional", pour ne pas dire "Parlement
provincial", en Wallonie et d’un autre en Flandre, avec son budget
propre et son self government ?
C’est le même Julien Delaite, devenu conseiller
provincial libéral, qui va présider le premier Congrès national
wallon. Celui-ci se tient à l’Université de Liège, en 1905, à
l’occasion de l’Exposition universelle. Quant au député socialiste
de Charleroi Jules Destrée, il rejoint le mouvement au moment où son
collègue libéral carolorégien Emile Buisset le sollicite pour
adhérer au Comité d’Etudes pour la Sauvegarde de l’Autonomie des
Provinces wallonnes, fondé début de l’année 1910 à l’initiative
de la Ligue wallonne de Liège. L’objectif de ce comité, dans lequel
entrèrent plusieurs autres parlementaires, consistait à étudier les
moyens légaux les plus pratiques de réaliser l’autonomie wallonne et
d’aboutir à la séparation administrative entre la Wallonie et la
Flandre.
En 1912, à la suite de l’échec politique du
cartel qui exigeait le suffrage universel, cette revendication
d'autonomie va connaître une véritable accélération. C’est
d’ailleurs dans le climat insurrectionnel qui règne en Wallonie en
juin 1912 – et dans lequel on évoque des Etats généraux voire la
réunion d’une Constituante wallonne – que plusieurs députés comme
Jules Destrée, Emile Buisset ou Georges Lorand vont souligner, ainsi
que l'écrit ce dernier député du Luxembourg, que la Wallonie est
assez grande, assez riche, assez active pour être un Etat autonome
et se donner des lois, qu’elle est en somme plus importante qu’un
Etat allemand comme Bade ou le Wurtemberg, même que la Bavière.
Alors que sa convocation précédait les
événements, la réunion des trois cents personnalités qui constituent
le Congrès national wallon du 7 juillet 1912 s’inscrit bien dans
cette dynamique et traduit le sentiment alors largement répandu en
préconisant la séparation administrative. A l’initiative de Jules
Destrée, qui vient lui aussi d’exprimer le malaise wallon dans sa
Lettre au Roi, l’Assemblée wallonne tient sa réunion
constitutive à Charleroi, dans les locaux de l’Université du
Travail, le 20 octobre 1912. Tous les parlementaires nommés par les
arrondissements wallons ont été convoqués ainsi qu’un certain nombre
de personnes s’étant déjà occupées de la question wallonne.
L’Assemblée se choisit Jules Destrée comme président, décide de son
programme et adopte, pour ses délibérations, le règlement de la
Chambre des Représentants de Belgique. Ainsi que l’écrit le
Moniteur officiel du Mouvement wallon, édité par la Ligue
wallonne de Liège, c’est en somme une sorte de Parlement wallon
qui est né.
Malgré le rôle considérable que l’Assemblée
semble être en mesure de jouer dans l’affirmation de la Wallonie,
l’idée wallonne va pourtant se dissiper dans la tourmente de la
Première Guerre mondiale et son action sera déconsidérée tant par
amalgame avec la collaboration du Conseil des Flandres avec
l’Allemagne que par les conflits linguistiques des années vingt.
Placée sous la présidence d’honneur de Julien
Delaite, en présence d’Albert Mockel ainsi que des députés Léon
Troclet et Jules Mathieu, la Ligue d’Action wallonne reprendra le
flambeau à partir de 1924 : elle mettra à son programme l’examen de
divers projets de réorganisation politique et administrative de la
Belgique sur base des autonomies régionales et réclamera un
changement des structures politiques du pays. Dès son troisième
congrès, en juillet 1926, la Ligue, cornaquée par le député libéral
Emile Jennissen, estime qu’un essai sincère de fédéralisme doit
être tenté. Dans le même souci d’accroître l’influence politique
du mouvement wallon et de disposer de relais nouveaux dans toute la
Wallonie, la Ligue d’Action wallonne organise un congrès de
Concentration wallonne, les 27 et 28 septembre 1930 à Liège, sous le
patronage, entre autres, du démocrate chrétien Elie Baussart, du
député libéral namurois François Bovesse, de Jules Destrée et
d’Albert Mockel. Pendant dix ans, la Concentration wallonne ne
cessera de revendiquer une révision de la Constitution.
Après la fièvre financière de la fin des années
vingt, la Wallonie – comme l’ensemble de la Belgique d’ailleurs –
subit de plein fouet la mise en place des politiques de déflation
menées par les gouvernements qui se succèdent à partir de 1930 dans
le contexte de la situation économique internationale. Pouvoirs
spéciaux, diminution des dépenses publiques, accroissement de la
fiscalité, hausse des taux d’intérêt, ralentissement des
investissements, détérioration de la balance commerciale, baisse du
niveau des prix, modérations salariales provoquent misères,
détresses économiques et tensions sociales, particulièrement dans
les bassins industriels. En Wallonie, les effets de la crise
mondiale se cumulent à un déclin visible depuis la fin des années
vingt, accentué par la crise de surproduction charbonnière, le
phénomène de dépopulation et le déplacement de l’activité économique
vers le nord. Ces mutations n’échappent pas aux militants et experts
de la Concentration wallonne, qui dénoncent le pillage de la
Wallonie, la migration des industries wallonnes vers la Flandre,
le ralentissement des échanges franco-belges, les effets de la
concentration industrielle et bancaire ainsi que la mainmise de
la haute finance bruxelloise sur la Wallonie, tandis qu'ils
revendiquent une liaison directe par route entre Liège, Namur,
Charleroi et Mons.
Parallèlement, sensibilisés à la montée des
périls intérieurs – le rexisme et la dérive fascisante du mouvement
flamand – et extérieurs – la montée du nazisme en Allemagne – par
Jean Rey et Marcel Thiry, de nombreux Wallons vont faire leurs les
formules d’Elie Baussart selon lequel Défendre la démocratie,
c’est défendre la Wallonie. Et inversement.
Ainsi, avec François Bovesse, vont-ils
revendiquer la défense de la frontière de l’Est :
Ils ont fait un rêve insensé vraiment, ceux-là
qui se sont figurés que nous pourrions consentir au rôle sans
honneur d’abandonner à une nouvelle invasion, avec nos terres, et
nos filles, la route de Paris.
Et, avec Arille Carlier, l’Abbé Mahieu et Georges
Truffaut, ils vont fustiger la politique de neutralité face à
l’Allemagne.
Politique extérieure, politique intérieure,
défense du territoire, reconversion économique, politique douanière,
constituent donc, pour les Wallons, autant de raisons d’obtenir leur
autonomie. Dès lors, le mouvement wallon donne-t-il son appui à un
nouveau projet de fédéralisme régional rédigé par Georges Truffaut
et par le professeur Fernand Dehousse, début 1938. Cette proposition
de loi, cosignée par trois députés socialistes (Georges Truffaut,
François Van Belle et Joseph Martel), ne sera pas prise en
considération : elle sera rejeté début 1939.
L’attitude des Wallons à l’égard de l’Allemagne
nazie, y compris pendant la Campagne des Dix-huit jours, va
déterminer l’attitude différente qu'Hitler va adopter envers
ceux-ci : il donne l’ordre formel, le 14 juillet 1940, de n’accorder
aucune faveur aux Wallons. Ainsi, les soldats wallons
resteront en captivité dans le Reich. Mais, le 18 juin 1940 déjà, et
dans les jours qui suivent, les militants de l’Avant-Garde wallonne
ont décidé de mettre en place un réseau de Résistance. Celui-ci
prendra le nom de La Wallonie libre, après l'un des discours
du général de Gaulle appelant vigoureusement à ce que la flamme de
la Résistance française ne s’éteigne pas. Ainsi, comme l’indiquent
les tracts clandestins, La Wallonie libre est aux côtés de la
France libre. Maurice Bologne, puis François Van Belle
assumeront la direction du mouvement. De son côté, le militant
wallon communiste Théo Dejace organise le Front wallon pour la
Libération du Pays, qui deviendra bientôt le Front de
l’Indépendance. Journaux clandestins, sabotages et coups de mains
marqueront la Résistance wallonne, rassemblée sous le coq de Paulus
et la croix de Lorraine, tandis que de nombreux combattants
rejoindront l’Angleterre.
Préparé de longue date dans la clandestinité,
notamment par Fernand Schreurs, le Congrès national wallon réunit à
Liège, les 20 et 21 octobre 1945, des personnalités de tout premier
plan, dont plus de trois cents chefs régionaux de la Résistance,
sous la présidence du ministre d’Etat Joseph Merlot afin, pour la
Wallonie, de scruter son destin. Après un premier vote
au scrutin secret, qualifié de sentimental et accordant une
majorité relative à la réunion à la France, c’est à main levée et à
la quasi unanimité que l’assemblée se prononce pour l’autonomie de
la Wallonie dans le cadre de la Belgique. Ce projet sera affiné
l’année suivante lors d’un nouveau congrès et amendé par le
Groupe parlementaire wallon créé par François Van Belle le 2
juillet 1946, avec les trente-six sénateurs et les vingt-deux
députés d’opinion fédéraliste. Ce projet est déposé à la Chambre en
mars 1947 par six parlementaires, soutenus par trente-trois députés
wallons. Trois partis de la gauche sont associés dans cette
démarche. La proposition précise, en son article premier, que la
Belgique est une confédération formée par deux Etats régionaux, la
Flandre et la Wallonie, et par la Région fédérale de Bruxelles.
Ce sera pourtant un nouvel échec, tout comme les initiatives qui
suivront. En effet, ni le contexte de l’Affaire royale – dans
laquelle le mouvement wallon joue un rôle déterminant –, ni celui de
la question scolaire ne seront propices à une sereine réforme de l’Etat.
C’est assurément le processus d’indépendance du
Congo, au tournant des années cinquante et soixante qui va donner
une nouvelle accélération à la revendication wallonne. Toutefois, au
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, se mêle la conscience
d’une incapacité de répondre au déclin que le Conseil économique
wallon avait déjà bien diagnostiqué dans son rapport de 1947. Au
slogan du fédéralisme, s’ajoute, par la voix du syndicaliste
liégeois André Renard, celui des nécessaires réformes de structure,
revendication majeure pendant les 34 jours de grève générale de
l’hiver 60-61. Le projet de réforme de l’Etat porté par le
renardiste Mouvement populaire wallon (MPW) a été élaboré par
Fernand Dehousse et François Perin. Il prévoit une forme de
fédéralisme à trois où chaque région dispose d’une Assemblée
nationale élue au suffrage universel direct et au scrutin
proportionnel, ainsi que d’un exécutif collégial dont les membres
sont élus et révoqués par l’Assemblée.
Le MPW va donner à l’action wallonne une
dynamique formidable de rassemblement des populations et des
mouvements wallons – Rénovation wallonne, Wallonie libre, Mouvement
libéral wallon –, à la fois comme volonté d’action et
grand cri d’espérance. Cette dynamique engendrera les grandes
manifestations – comme celles de Liège le 15 avril 1962 ou de
Charleroi le 26 mars 1963 –, le pétitionnement rassemblant 645.000
signatures, la création d’un Collège exécutif de Wallonie, présidé
par le député socialiste Simon Pâque, ainsi qu'une nouvelle
génération de personnalités wallonnes de premier plan, tels,
notamment J.-J. Merlot, Freddy Terwagne, Léon Hurez, André Cools,
Fernand Massart, André Genot, Willy Schugens, Robert Moreau, Jacques
Yerna, Robert Royer, Jacques Hoyaux, Jean Gol, ou Jean-Maurice
Dehousse. Il faut dire que la situation de la Wallonie ne cesse
d’inquiéter les observateurs. Les problèmes économiques et sociaux
s’y multiplient : ils ont pour nom crise charbonnière, malaise
sidérurgique, croissance du chômage, décélération industrielle,
inégale répartition des investissements, faiblesse du produit
régional, etc.
Même si la prise de conscience apparaît lente aux
militants wallons, les mentalités évoluent. L’expropriation des
étudiants wallons de Leuven, en 1968, touche de plein fouet le monde
chrétien qui, à l’exception de quelques personnalités comme Jacques
Leclercq ou le député catholique Jean Duvieusart, était jusque là
resté fermé à l’idée wallonne. Présentant le programme du PSC, au
printemps 1968, Pierre Harmel estime que, en Belgique nous devons
compléter notre patriotisme national vers l’Europe et vers les
régions. C’est donc très logiquement qu’un nouveau patriotisme se
profile dans notre programme, triple et un : un patriotisme belge,
un patriotisme wallon et francophone, un patriotisme européen.
De son côté, l’ancien Premier ministre Jean
Duvieusart rejoint la force politique formée par les militants
wallons du MPW déçus du PSB : François Perin, Robert Moreau et
Fernand Massart. Ensemble, ils donnent naissance au Rassemblement
wallon. Par son action et son succès, ce nouveau parti va pousser
les autres formations wallonnes à faire éclore la Wallonie. Ainsi,
le 2 octobre 1968, dans le cadre du Groupe des Vingt-huit, la
proposition – faite par le professeur Perin, président du
Rassemblement wallon – de confier aux régions un pouvoir normatif
de décision dans certaines matières recueille l’appui de Gérard
Delruelle – député libéral de Liège – et, au delà, celui de tous les
libéraux.
Il faut donner du pouvoir et des compétences aux
trois régions. [...] La Wallonie doit recevoir quelque chose
sur le plan économique en échange de l’autonomie culturelle que
réclame la Flandre. Donnez aux régions des milliards pour régler
leurs problèmes prioritaires .
Le gouvernement parvient à un accord global qui
est présenté par le Premier ministre à la Chambre, le 18 février
1970. Il faut toute la force déterminée de Freddy Terwagne, le 18
juin, pour emporter le vote sur le projet d’accord initial :
ministre wallon des Relations communautaires, il proclame :
Au centre de nos préoccupations fondamentales, il
n’y a pas seulement la langue ou le territoire, mais encore et
surtout l’homme. Instaurer un système régional, dans la Belgique de
1970, c’est construire une démocratie nouvelle.
Dès lors, l’article 107 quater, consacrant
l’existence de trois régions – la Flandre, Bruxelles et la Wallonie
–, est inscrit dans la Constitution. Toutefois, ne disposant plus
d’une majorité qualifiée, le gouvernement doit créer des
institutions régionales à titre préparatoire. La loi Perin - Vandekerckhove
votée le 20 juillet 1974 prévoit que, dans les limites des
circonscriptions existantes, chaque région sera dotée d’un Conseil,
assemblée consultative, composée des sénateurs de la région
concernée. Le 26 novembre 1974, le nouveau Conseil régional wallon,
composé des sénateurs, tient sa première séance à Namur, dans la
salle du Conseil provincial. C’est le libéral carolorégien Franz
Janssens qui est élu à la présidence du Conseil régional wallon.
Sur le plan institutionnel belge, un accord sur
la régionalisation définitive, fruit de dix ans de négociations
quasi ininterrompues, n’intervient que le 30 mars 1979. La pression
de la rue n’a cependant pas cessé, en Wallonie, pour réclamer une
avancée autonomiste. La veille encore, l’Interrégionale wallonne de
la FGTB et le Comité régional wallon de la CSC ont réuni à Namur
entre 60.000 et 80.000 travailleurs, pour revendiquer une assemblée
élue au suffrage universel, un exécutif choisi en son sein et
responsable devant elle, des compétences permettant une politique
globale de développement régional, ainsi que des moyens humains et
financiers.
Le 14 mai 1979, se tient à Namur l’Assemblée des
Parlementaires de la Région wallonne qui, sous la présidence du
socialiste Léon Hurez, réunie pour entendre la déclaration de
politique régionale d’un Exécutif dont les membres n’exercent que
des compétences exclusivement régionales. L’Assemblée informelle
ainsi formée – puisque le Conseil régional consultatif a été
supprimé – se réunira encore à Mons le 10 décembre 1979 et
insistera, dans sa résolution adoptée par la majorité
socialiste - sociale-chrétienne, pour que soient adoptés sans
retard les textes qui concrétisent la réalité d’un pouvoir politique
wallon constitutionnellement responsable devant une assemblée élue
habilitée à prendre de véritables lois régionales.
La quatrième révision constitutionnelle de
l’histoire de l’Etat belge, finalement acquise en août 1980, permet
à la Wallonie de disposer enfin d’une assemblée législative
délibérante et d’un Exécutif responsable devant elle. Les décrets
ont désormais force de loi. Le 30 septembre 1980, dans une
communication gouvernementale, Jean-Maurice Dehousse – président de
l’Exécutif régional wallon et artisan de la réforme depuis 1967 –
annonce, pour le lendemain, l’aboutissement des efforts entrepris
par Jules Destrée, par François Bovesse, par le chanoine Leclercq et
par J.-J. Merlot : en effet, le 1er octobre, la réforme
de l’Etat entre dans la phase de régionalisation définitive et, par
conséquent, la Région wallonne devient un fait accompli.
Je ne suis certainement pas de ceux qui pensent
que l’histoire de la Wallonie commence le 1er octobre
1980. Et encore moins de ceux qui pensent que l’histoire de la
Wallonie se termine le 1er octobre 1980. Mais je tenais,
avec vous, à souligner que, pour nous, Wallons, c’est une nouvelle
page de notre histoire qui commence demain et une page que je crois
importante.
Tout restait en effet à faire pour les Wallons.
Mais désormais, avec leur Parlement, leur Gouvernement, leur
Administration, ils savaient que leur avenir dépendrait largement
d’eux-mêmes.