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Entre ardennitude et belgitude, Albert Raty :
enchanteur de la WallonieExposition "Ardennitude, Albert Raty
(1889-1970)"
Virton,
Musée gaumais,
30 juin 2000
Philippe Destatte
Directeur de l'Institut Destrée
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Chère Madame Suzanne Raty,
Monsieur le Ministre et Président du Conseil d'Administration du Musée,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l'Académie Destrée,
Mesdames, Messieurs,
Mes premiers mots, si vous le
voulez bien, exprimeront les pensées qui m'animent à l'instant. Ils iront donc vers
Constant Chariot, l'artisan de cette manifestation qui est aujourd'hui souffrant mais
irremplaçable. Que ceux qui le rencontreront dans les prochains jours - je m'adresse
avant tout à sa maman - veuillent bien se faire nos interprètes pour lui dire nos
vux de prompt rétablissement.
En m'honorant à prendre la parole
à l'occasion de ce vernissage, M. Constantin Chariot, Conservateur du Musée gaumais,
amicalement provocateur, m'a interpellé : consentiriez-vous, directeur de
l'Institut Jules Destrée, à venir parler d'un Ardennais en terre gaumaise, terre
hérétique à la Wallonie ?
Terre hérétique à la Wallonie.
La formule est jolie qui ferait des Tribolets des Chouans, de cet ancien Couvent des
Récollets le centre de la Résistance et probablement de vous, M. le Ministre Joseph
Michel, un marquis de Montauran ou un autre de ces farouches chefs royalistes français
décrit par Honoré de Balzac, dressé devant la République jacobine, une et indivisible.
Aussi séduisante qu'elle soit ou
qu'elle ait été, cette vision n'a plus cours, sauf sous la forme d'une de ces charmantes
boutades dont nous sommes si friands dans la culture française, de Lubumbashi - au sud de
l'Afrique francophone -, jusqu'à Liège et Bruxelles.
Certes, parmi les esprits
frondeurs, les Gaumais restent en première ligne et je n'en ai, pour preuve personnelle,
que l'expérience de ce jeune professeur d'histoire à l'Institut technique
d'Izel-sur-Semois que j'étais voici vingt ans :-, ainsi, le Cabinet d'un ministre de
l'Education nationale voulait déplacer ce jeune professeur en quelques heures, à l'autre
bout du pays, pour y prendre d'autres fonctions; à ce chef de Cabinet, il fut répondu -
pendant une semaine ! -, que le directeur de l'école était, comme chaque jour, en
train de bêcher son potager et qu'il était donc impossible d'accéder à la demande de
M. le Ministre, sa signature étant indispensable au déplacement.
Aussi, ayant abandonné depuis bien
longtemps - pour autant qu'elle ait eu cours - l'idée d'une Wallonie naturelle basée sur
une culture et des dialectes particuliers, qui s'opposerait alors à d'autres ensembles
champenois, picard ou gaumais, nous devons considérer que la Wallonie est une entité de
droit public aux frontières bien délimitées et probablement intangibles et que, pas
plus mais autant que la Région Nord - Pas-de Calais, la Région
Champagne - Ardennes ou la Région Lorraine si proche, elle ne connaîtra ni
guerre civile, ni sécession, ni transformation radicale. La Wallonie est multiple, elle
est riche de toutes ses diversités, de toutes ses composantes, de tous ses habitants, qui
sont des Wallonnes et des Wallons, qu'ils soient nés à Tintigny, à Mouscron, à Naples,
à Marrakech ou à Kinshasa.
Vous comprendrez donc que, disant
cela, je souhaite rappeler qu'il est vain de tenter de coller des étiquettes exclusives
sur les artistes dont la vocation et le mérite sont de nous enchanter et non de nous
identifier. L'essentiel est que, nous tous, nous les reconnaissions comme nôtres, qu'ils
s'appellent Michel-Angelo, Turner, Permeke, Marie Howet ou Albert Raty.
M'étant honoré de la première
partie du devoir dont M. Chariot m'a chargé, laissez-moi vous dire mon plaisir, Madame
Raty, Monsieur le Ministre, plaisir de découvrir à nouveau un grand artiste, une
exposition magnifique et un livre superbe dans un endroit qui me ravit.
Comme l'écrit si bien M. Philippe
Roberts-Jones, le secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie royale des Sciences, des
Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, en préface de l'ouvrage qui vous est présenté, lorsqu'un
tempérament et l'esprit d'un lieu s'épousent, une personnalité s'impose (1). Pour Auguste Mambour, ce fut le Congo, pour Constantin Meunier le
Hainaut, pour Albert Raty l'Ardenne. Non qu'il y fut attaché comme le serf à la glèbe -
France Bastia nous rappelle que, toute sa vie, Albert Raty fut un grand voyageur (2) et ses uvres de Bretagne ou de Provence le confirment - mais
c'est ici qu'il a donné le plus d'ampleur à son art. C'est ici que, comme l'a souligné
le professeur Jacques Stiennon, Albert Raty, en fondant l'Ecole de la Semois, a capté
avec un rare bonheur, les variations de la lumière sur le cours sinueux de cette
pittoresque rivière, aux éclairages tantôt tragiques et contrastés, tantôt adoucis et
comme féminins (3).
Voici une vingtaine d'années, Guy
Gilquin écrivait sa conviction que l'on redécouvrirait Albert Raty et son uvre,
qu'on lui accorderait la place qu'il mérite réellement, que son uvre ne ferait que
grandir et serait de plus en plus estimée dans la lignée des grands maîtres belges de
la peinture contemporaine (4).
Grâce aux efforts constants de
Suzanne Raty, grâce aux rétrospectives du Heysel et de Wavre, l'an dernier, grâce à la
volonté de tous ceux qui ont conçu, organisé et réalisé la remarquable mise en place
des uvres ici au Musée gaumais, la qualité de l'uvre d'Albert Raty apparaît
à nouveau avec force et au grand jour.
La personnalité de l'enfant de
Bouillon, né là-bas en 1889, a été réétudiée avec finesse et cur par Suzanne
Raty qui, dans son livre, en dresse un portrait sensible et précis à la fois, nous
expliquant souvent des pourquoi et des comment restés jusqu'ici des énigmes. L'artiste
sourd et muet, est ainsi mieux compris, même dans sa surdité-mutité. Comme l'écrit
Suzanne Raty il n'aura apparemment jamais retiré sa confiance au
"silencieux" qu'il héberge et regarde comme le discret gardien de ressources
essentielles d'authenticité et de pure émotion (5) .
La formation professionnelle
d'Albert Raty est exemplaire, aux Frères de la Charité dès l'âge de cinq ans pour
faire face aux difficultés physiques qui sont les siennes, à l'Académie libre à
Bruxelles puis à celle de Schaerbeek, pendant douze ans. Il reçoit des appuis important
dans l'éveil de son art par le soutien d'artistes de qualité, comme l'aquarelliste
liégeoise Jeanne Delville - qui installe en 1912 le jeune peintre en atelier à Paris -,
ou comme le sculpteur Louis-Henry Devillez. Il faut relever également la rencontre si
importante avec son maître d'une vie, Ernest Blanc-Garin, ainsi que celle avec Richard
Heinz en 1921. Le grand peintre impressionniste liégeois a, comme l'a écrit Jules
Bosmant, libéré des générations de la littérature et du sentimentalisme et a
prouvé que la peinture est un art indépendant, se suffisant à lui-même et capable de
traduire, par des moyens uniquement plastiques, toute la poésie d'un paysage et sa
signification spirituelle (6).
Indépendamment de ses compagnes au
quotidien, les autres amitiés déterminantes pour le peintre sont les rencontres avec
Marie Howet, dans les années vingt, rencontre si nécessaire pour chacun de ces deux
grands artistes, que Jacques Parisse qualifie, dans le catalogue de l'actuelle exposition
du Musée de l'art wallon, de brillant duo de la Semois (7).
L'autre rencontre est celle avec Camille Barthélémy, à l'époque même où Albert Raty
se voit décerner, le 5 avril 1930, le prix des Amis de l'Art wallon, association fondée
par Jules Destrée. L'acquisition, à la même époque, par le Musée de l'Art wallon à
Liège, de la toile le Marché au Grand Duché, marque d'ailleurs le début du
succès de son uvre pour Raty (8).
Son uvre s'épanouit. Albert
Raty devient ce peintre extraordinaire, résolument moderniste quant à la
structuration de la composition et au modelé des formes (9),
artisan de la synthèse et magicien de la suggestion (10) -
utilisant la lumière comme l'instrument du mouvement qu'il faire naître. Voyez ici le
lumineux Soleil de mars (1932), le jaillissement de couleurs de Baptême en
Ardenne (1932), Le Tri du tabac à Vresse (1935), ou encore le magnifique Le
Village de Corbion (1937). Ainsi, comme l'écrit Suzanne Raty : La palette de
la maîtrise - vaste gamme de tons chatoyants et sombres, harmonie de verts humides et
mouvants sous les coups contrecarrés de pinceau, bistres inhabituels (On ne voyait pas
cela avant Raty sur une palette wallonne, dit Jean Massiet du Biest) - inspire
l'intéressante intuition d'une lutte d'équilibre entre l'atmosphère et le volume.
Encore que l'on loue ici le grave souci du maintien d'un bel équilibre, cette lutte ne
demeure pas moins symptomatique d'un pari enthousiaste et fécond pour une romanesque,
irrationnelle et neuve, ambiguïté (11). Et le
professeur Jacques Stiennon, qui range Albert Raty parmi les atouts et les références
de la Wallonie, souligne lui aussi que le heurt de la lumière et du relief, le jeu des
nuages, l'image des arbres dans la rivière, ont été un sujet de méditation permanente
qu'il a traduite dans des paysages aux éclairages fortement contrastés (12).
Tout ceci, vous l'avez vu ou vous
allez le voir aux cimaises de l'exposition du Musée gaumais. Vous allez revoir également
que, Albert Raty, c'est avant tout le regard quotidien sur l'Ardenne, ses êtres, ses
choses : Maisons gaumaises (1934), Maladrerie aux deux lavandières
(1950), Scène paysanne (1950), Procession aux remparts (1927), Noces
bouillonnaises (1946), Porteuse d'eau au crépuscule (1950), Le retour du
prisonnier (1947), Chez Mariette à Vresse (1937). Ce regard d'Albert Raty
anime un geste puissant et sûr. Ce geste, se jouant sans cesse des objets et des
personnes, les dispose à son gré devant la lumière profonde qui, tout à coup, les
anime. Le peintre, en fait, pratique comme un photographe qui, systématiquement se
risquerait à travailler en contre-jours.
Ce que le peintre fait, c'est à
lui-même qu'il le doit. Avec Suzanne Raty, je pense que Nul ne crée sans puiser,
même inconsciemment, au fonds, si riche d'enseignements, que n'a cessé d'élaborer la
tradition ; l'héritage de tous, chacun le refaçonne au gré de ses dispositions comme au
hasard de ses affinités (13).
Cette idée, qui illustre si bien
l'uvre d'Albert Raty, devait être rappelée dans ce Pays de Gaume - comme on dit
aujourd'hui en France -, pays de chaleur, de micro-climat météorologique mais aussi
culturel et artistique, pays qu'anime avec tant de vigueur et d'intelligence votre musée.
A vous, Monsieur le Président, à
tous ceux également que j'ai vu travailler aujourd'hui avec ardeur pour que cette
exposition soit une réussite, Madame Ferret, Mme Pesin, M. Chariot, Madame et Monsieur
Hanse, je souhaite un succès mérité, de même qu'au livre qui l'accompagne et auquel
Madame Suzanne Raty et Monsieur Nicolas Poncelet ont accordé tant de soin.
Je vous remercie.
Notes
(1) Philippe
ROBERTS-JONES, Albert Raty ou la force des lieux, dans Suzanne RATY, Ardennitude,
Raty, perspectives nouvelles, p. 10, Bruxelles, Ars Libris, 2000.
(2) France BASTIA,
Mon pays Ardenne, dans La Revue générale, Juin-juillet 2000. Je remercie Mme
France Bastia, Rédacteur en chef de La Revue générale, de m'avoir adressé les
épreuves de cet article avant publication.
(3) Jacques
STIENNON, Les chemins variés de la création picturale au pays mosan et dans le
Luxembourg, dans Jacques STIENNON et Rita LEJEUNE, La Wallonie, Le pays et les
hommes, Lettres, Arts, Culture, t.3, p. 275, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1979.
(4) Guy GILQUIN, Peintre
de Vresse, Peintre de l'Ardenne, p. 69, Virton - Forrières, Galerie de la Dryade -
Editions Chris, 1976.
(5) Suzanne RATY, Ardennitude
,
p. 71.
(6) Jules BOSMANT, L'impressionnisme,
dans Jacques STIENNON et Rita LEJEUNE, La Wallonie, Le pays et les hommes, Lettres,
Arts, Culture, t.3, p. 269, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1979.
(7) Jacques
PARISSE, L'expressionnisme, dans Liliane SABATINI dir., Un double regard sur
2000 ans d'art wallon, coll. Références, p. 430, Tournai, La Renaissance du
Livre - Crédit communal, 2000.
(8) Suzanne RATY,
op. cit., p. 62.
(9) Gaétane
WARZEE, A l'école de la nature, dans Jacques STIENNON dir., De Roger de la
Pasture à Paul Delvaux, Cinq siècles de peinture en Wallonie, p. 215, Bruxelles,
Lefebvre et Gillet, 1998. - Suzanne RATY, op. cit., p. 87.
(10) Suzanne RATY,
op. cit., p. 91.
(11) Suzanne RATY,
op. cit., p. 74.
(12) Jacques
STIENNON, Les arts plastiques, dans Natalie ARCHAMBEAU et Freddy JORIS dir., Wallonie,
Atouts et références d'une région, p. 325, Namur, Gouvernement wallon, 1995.
(13) Suzanne RATY,
op. cit., p. 79.
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