Comines et Fourons font
partie des communes que la législation linguistique belge en matière
administrative qualifie de "communes à régime linguistique spécial" et que
l’homme de la rue appelle généralement les "communes à facilités". Depuis 1988,
le statut de Comines et de Fourons diffère cependant des autres communes à
facilités sur quelques points. Je me propose d’exposer les circonstances dans
lesquelles la législation linguistique a vu le jour, en quoi consiste le "régime
spécial" et pourquoi certaines communes à facilités ont été dissociées des
autres. Je tenterai surtout de clarifier le contexte historique et politique
dans lequel se situent les différentes péripéties évoquées, afin d’établir une
certaine cohérence interne entre des développements qui peuvent paraître
disparates.
1. Principe général : la territorialité linguistique
L’expression de "régime
linguistique spécial" est parfaitement appropriée à la réalité du statut, car
les facilités constituent effectivement une exception dans le cadre
général des lois sur l’usage des langues en matière administrative. Elles
accordent des droits, alors que les lois linguistiques en général, et la
législation belge en particulier, énoncent plutôt des non-droits : il
s’agit essentiellement d’une énumération de contraintes et d’interdits en
matière d’usage des langues. C’est que, partout où elles existent, les
législations linguistiques ont été instaurées dans une optique défensive, à
l’initiative de groupes linguistiques minorisés ou menacés. Et, par définition,
le protectionnisme ne s’accommode guère de liberté, de tolérance ou de
générosité. En Belgique, la plupart des réformes linguistiques et
institutionnelles des dernières décennies résultent d’initiatives flamandes. La
Constitution fondatrice de la Belgique, élaborée en 1831, accordait un éventail
de libertés absolument exceptionnel pour l’époque. Ainsi, en instaurant le
régime de la liberté de l’usage des langues, son article 23 (actuellement
l’article 30) garantissait théoriquement des droits linguistiques identiques
pour tous. Cependant, dans la pratique quotidienne d’un Etat régi par le
suffrage censitaire, il s’est avéré que cette disposition privilégiait
exclusivement la langue des couches supérieures de la population, le français.
Dans les faits, pendant tout le XIXème siècle, le néerlandais/flamand était
pratiquement exclu de la vie publique. Manifestement, le régime de la liberté
constitutionnelle ne parvenait pas à garantir un statut d’égalité effective à la
langue des Flamands, alors que ceux-ci étaient depuis toujours majoritaires dans
le pays. Dans ce cadre, les lois linguistiques successives ont toujours visé à
réaliser cette égalité en corrigeant la liberté constitutionnelle par la
contrainte légale.
C’est pourquoi la
dernière mouture de la loi linguistique, votée en 1963 (texte coordonné de
1966), a consacré le principe général de la territorialité linguistique :
pour l’essentiel, la Belgique est partagée en deux grandes régions
linguistiques, où respectivement le français et le néerlandais sont seules
reconnues comme langues officielles et où tout recours à une autre langue dans
la vie administrative est ipso facto interdit. Le principe territorial
est cependant tempéré par deux exceptions.
La première exception, de
type intégra, est constituée par le régime de bilinguisme pur et
simple accordé à Bruxelles. Ce régime applique le principe de la personnalité,
qui est tout le contraire de la territorialité : chaque habitant de la région
bilingue de Bruxelles-Capitale opte librement, et au cas par cas, pour le régime
linguistique de son choix, quelle que soit son origine ou sa commune de domicile
et quel que soit le service administratif auquel il s’adresse. Le caractère
exceptionnel du statut linguistique accordé à Bruxelles s’explique par des
facteurs historiques et démographiques. Actuellement, les Flamands ne
représentent plus qu’une quinzaine de pour-cent de la population totale de
l’agglomération, alors que, historiquement, la ville était de langue
néerlandaise.
La loi instaure également
des exceptions partielles au régime de la territorialité, qui concernent les
communes à régime linguistique spécial. Les articles 7 et 8 énumèrent ces
communes en les répartissant en diverses catégories. Les communes de la région
de langue allemande sont dotées de "facilités" en faveur de leurs habitants de
langue française. Les communes dites "périphériques" autour de Bruxelles sont
officiellement de langue néerlandaise, mais elles sont dotées de facilités en
faveur des habitants francophones. Les communes "malmédiennes" sont
officiellement de langue française, mais elles sont dotées de facilités en
faveur des habitants germanophones. Enfin, les communes "de la frontière
linguistique" sont quelque vingt-cinq communes (d’avant les fusions) situées
tantôt au nord, tantôt au sud de la frontière linguistique; elles sont donc
respectivement de langue néerlandaise ou de langue française, mais elles sont
dotées de facilités en faveur des habitants parlant respectivement le français
ou le néerlandais. Parmi elles se trouvent notamment Fourons et Comines, la
première au nord de la frontière linguistique, la seconde au sud.
2. Régime spécial des communes de la frontière linguistique
L’article 30 de la
Constitution érige la liberté de l’usage des langues en principe inaliénable
dans la vie privée. Il prévoit qu’une loi peut réglementer l’emploi des langues,
mais uniquement pour les actes de l’autorité publique ou dans les affaires
judiciaires. Les lois linguistiques ne peuvent donc pas concerner la vie
privée (par exemple la publicité des entreprises privées), mais exclusivement
les services publics.
Le principe de base est
le suivant. Les communes à régime spécial appartiennent nécessairement à une des
régions linguistiques "homogènes" (c’est-à-dire, pas à la région bilingue de
Bruxelles). En conséquence, leur langue administrative première est celle de
leur région : c’est celle-ci que les administrations situées dans ces communes
doivent obligatoirement utiliser dans leurs services internes et pour leurs
rapports avec d’autres services de leur région ou de Bruxelles et, généralement,
avec les services dont ils relèvent. En cela, elles ne diffèrent pas des
communes dites "homogènes", non dotées de régime spécial. Le seule différence
réside dans le fait que, dans les communes homogènes, tous les rapports
entre les services publics locaux et régionaux et tous les habitants
doivent toujours se dérouler dans la langue de la région, alors que dans
les communes à régime spécial, les services publics sont tenus d’employer
l’autre langue pour certains rapports avec ceux de leurs habitants qui en font
la demande.
La loi tente d’énumérer
les cas où l’usage de la seconde langue est autorisé dans les communes à régime
spécial. La chose n’est pas simple et, dans la pratique, l’interprétation des
textes donne lieu à nombre de contestations, d’autant que les principes varient
en fonction du type de commune spéciale et du type et de la localisation du
service public dont il s’agit. Dans toutes
les communes spéciales, les rapports directs avec les administrés (contacts
oraux et correspondance écrite) doivent s’établir dans la langue souhaitée par
l’administré. En outre, dans les communes périphériques et dans les
communes malmédiennes, les avis, les communications et les formulaires
destinés au public doivent être rédigés dans les deux langues et les
certificats, les déclarations et les autorisations destinés
aux particuliers sont délivrés dans la langue souhaitée par ceux-ci. Mais pour
les communes de la frontière linguistique, le Conseil d’Etat a annulé ces
dispositions en ce qui concerne les formulaires destinés au public et les
déclarations et autorisations destinées aux particuliers. En outre, certains de
ces documents ne constituent que des copies ou des extraits d’autres documents,
qui doivent, quant à eux, être obligatoirement rédigés dans la langue première
de la région (actes de l’Etat civil par exemple). La loi doit donc prévoir dans
quels cas une traduction peut être établie et par qui elle doit l’être. Enfin,
la loi reste muette sur d’autres cas, ce qui engendre des différences
d’interprétation entre les tenants de la liberté constitutionnelle et les
partisans d’une territorialité linguistique maximale (1).
Si la législation
linguistique en matière administrative peut paraître relativement simple à
première vue – elle compte une douzaine de pages –, son application a cependant
engendré une jurisprudence pléthorique, suite aux contestations portant sur ses
nombreuses lacunes et imprécisions. Par ailleurs, la confusion s’est encore
aggravée parce que, ces dernières années, de nouvelles dispositions légales ont
été introduites, qui ne concernent que certaines parmi les communes à régime
spécial, notamment Fourons et Comines (2).
3. Fourons et Comines
3.1. Les crises fouronnaises
Le parallélisme qui,
depuis plus de trente ans, régit le destin de Fourons et de Comines est dû à un
fait purement anecdotique survenu lors des préparatifs de la loi du 8 novembre
1962 visant à "clicher" la frontière linguistique, qui est entrée en vigueur le
1er septembre 1963. Cette loi a redessiné la carte de la Belgique en fixant pour
toujours la frontière linguistique et en affectant désormais toute commune belge
à une seule région linguistique. Elle était un préalable indispensable à
la division ultérieure du pays en régions politiques. Dès 1962, elle
déterminait définitivement le cadre fondamental des futures réformes
institutionnelles de la Belgique : il était désormais écrit dans les astres que,
quelques années plus tard, la décentralisation en régions politiques se ferait
nécessairement en fonction des frontières culturelles-linguistiques. Aujourd’hui
encore, beaucoup d’observateurs semblent s’étonner de l’ampleur que le conflit
fouronnais a prise. Pourquoi les Fouronnais ont-ils protesté avec une telle
véhémence contre un projet qui prévoyait de rattacher leurs villages à une autre
province, en l’occurrence à la province de Limbourg, de langue néerlandaise ?
Comment une haine si féroce a-t-elle pu s’installer entre des villageois qui
cohabitaient paisiblement jusque là ? Comment les protestations des quelque
4.000 habitants d’un coin perdu à l’est du pays ont-elles pu déclencher une
telle vague de solidarité dans toute la Wallonie ? Si l’on veut comprendre les
réactions exacerbées des uns et des autres dans le conflit fouronnais, il faut
retourner à ce qui constitue le véritable noeud du problème depuis plus de
trente ans : il convient de rappeler quels étaient les enjeux réels
de la loi et de rétablir une vérité historique sévèrement malmenée à propos des
circonstances inédites
dans lesquelles elle fut votée par le Parlement belge.
Dès les premiers débats
en 1961, les Fouronnais avaient compris que l’enjeu était bien plus crucial que
leur simple appartenance provinciale. Ce dont il s’agissait, c’était de leur
appartenance à la Wallonie ou à la Flandre, et on pressentait parfaitement que,
dans un futur proche, ces entités étaient appelées à se muer en Régions
autonomes, voire à devenir des Etats souverains. Les Fouronnais savaient, dès
1961, que la frontière linguistique risquait de devenir un jour une frontière
d’Etat. A terme, le débat portait donc sur rien moins que leur identité
nationale et leur appartenance étatique. Sachant cela, on comprend
mieux la vigueur des réactions fouronnaises en la matière.
Dans la première mouture
de la loi, il n’était question ni d’un transfert de Comines à la Wallonie, ni
d’un transfert de Fourons à la Flandre (3). Lors
d’une séance de commission parlementaire, le transfert de Comines fut ajouté au
projet. Immédiatement, des membres de la commission songèrent à procéder par
analogie en transférant Fourons à la Flandre, car les deux entités forment, aux
deux extrémités de la frontière linguistique, des enclaves d’apparence similaire
mais en image inversée. Depuis lors, leur sort est indissociablement lié. Il
fait l’objet d’un sempiternel jeu de "donnant, donnant", dans le plus pur style
de maquignonnage moyenâgeux : même en cette fin de XXème siècle, les
responsables politiques n’y voient qu’échange de territoires, sans se soucier le
moins du monde de la volonté des êtres humains qui y habitent. On procède comme
pour l’échange d’une quelconque portion de l’Antarctique, alors qu’en réalité il
s’agit d’échanger, ou de s’approprier de force, la vie d’êtres humains.
Or, à Fourons, le projet
de rattachement à la Flandre avait d’emblée suscité une énorme opposition. On y
avait organisé quantités de pétitions, de consultations populaires et de
manifestations, dont il apparaissait indiscutablement que la majorité de la
population locale était farouchement hostile au projet. Mais rien n’y fit. La
minorité pro-flamande à Fourons ignora superbement la volonté de la majorité
pro-wallonne. Au mépris total des plus élémentaires principes démocratiques,
elle continua imperturbablement à revendiquer le transfert à la Flandre et ses
revendications furent relayées sans la moindre hésitation par l’immense majorité
des hommes politiques en Flandre. Le transfert à la Région flamande fut
finalement voté au Parlement belge, malgré l’opposition de la plupart des
députés et sénateurs wallons. Respectivement 65 % et 90 % des élus wallons, tous
partis confondus, avaient voté contre le projet, mais celui-ci fut adopté grâce
au vote quasi unanime des parlementaires flamands, qui, à eux seuls,
constituaient la majorité absolue.
Le vote fit l’effet d’une
bombe, tant à Fourons qu’en Wallonie. A Fourons même, toute l’affaire a engendré
une atmosphère irrespirable de discorde et de haine. Les pro-Wallons
étaient révoltés par l’entêtement anti-démocratique de la minorité pro-flamande.
Devant l’attitude, jugée indécente, de leurs concitoyens ils se radicalisèrent
eux aussi et ils se mirent à oeuvrer ouvertement en faveur d’une francisation
tous azimuts de leurs villages, tout comme les pro-Flamands militent en faveur
de leur néerlandisation. Aussi, les communautés villageoises ont-elles éclaté en
un système d’apartheid linguistique généralisé dans tous les secteurs de
la vie socio-culturelle. Aujourd’hui encore, les pro-Wallons ne peuvent
pardonner à leurs concitoyens pro-flamands de les avoir bafoués et de continuer
à leur refuser le bénéfice de l’autodétermination. Ils refusent encore et
toujours de répondre aux appels à la réconciliation lancés par les pro-Flamands,
qui ne manifestent d’ailleurs aucune volonté de remise en cause des décisions
politiques se trouvant à la base du différend (4).
En Wallonie, l’affaire
fouronnaise fut un des catalyseurs d’une prise de conscience nationalitaire,
bien plus tardive qu’en Flandre. Pour la première fois de leur histoire, les
Wallons eurent à subir les effets du nationalisme flamand sur leur propre
territoire. Ils furent soudain confrontés de près aux outrances du nationalisme
exacerbé et ils durent se rendre à l’évidence : le nationalisme s’apparente à
l’intégrisme religieux et la lutte nationaliste est menée comme une guerre
sainte, où la fin justifie tous les moyens. Ils comprenaient brusquement que,
pour un nationaliste bon teint, l’intérêt de son "peuple" – notion purement
abstraite en l’occurrence – doit prévaloir sur les droits des individus
concrets, même sur ceux qui sont garantis par un texte prestigieux comme la
Déclaration universelle des Droits de l’Homme (5).
Pour la première fois aussi, un vote au Parlement belge démontra clairement à la
face de tout le monde que les Flamands pouvaient imposer leur volonté au reste
du pays comme ils l’entendaient, par le simple fait des rapports démographiques.
D’un seul coup, le Mouvement flamand perdit le capital de sympathie dont il
avait toujours bénéficié en Wallonie, notamment dans les milieux de gauche. On
ne comprenait pas qu’un mouvement, qui, depuis plus de cent ans, prétendait
militer en faveur de l’émancipation de son peuple, puisse allègrement fouler aux
pieds les droits démocratiques du peuple fouronnais. Les Wallons étaient effarés
de constater que la Flandre ignorait froidement les principes du droit à
l’autodétermination en Belgique, alors que, dans le monde entier, on en
revendiquait l’application dans le cadre de la décolonisation des années 1960.
Dans leurs tentatives de justification, les responsables flamands ne parvinrent
qu’à se déscréditer davantage encore. Ils n’hésitèrent pas à recourir à une
démagogie de bas étage en donnant une image totalement anachronique de la
société fouronnaise de 1960. En se servant d’une langue de bois digne d’autres
régimes, ils dépeignaient les Fouronnais pro-Wallons comme une bande de demeurés
sans caractère, vivant sous la coupe d’une "caste fransquillonne", composée de "noblions
des châteaux" et de leur "clique" (ce genre de discours fut initialement utilisé
dans les publications internes des milieux nationalistes flamands de la
Volksunie, mais, aujourd’hui encore, il est ressassé sans la moindre nuance,
par exemple par G. Fonteyn (6)). Par ses
outrances démagogiques, cette argumentation se condamnait à rester sans effet
sur les Wallons. Ils prirent ouvertement fait et cause pour les Fouronnais, car
ils se rendaient compte que, dans l’affaire des Fourons, il ne s’agissait pas
d’un simple transfert
de quelques localités à une région donnée, mais bien d’une véritable annexion
de force. La Flandre se conformait à une logique strictement nationaliste en
plaçant le principe du Blut und Boden au-dessus de toute autre valeur
morale. En définitive, sous le couvert d’une décision apparemment démocratique,
l’une des futures régions autonomes arrachait proprement un territoire à une
autre région, contre la volonté de celle-ci et contre la volonté expresse des
habitants des localités concernées.
Depuis lors, les
Fouronnais pro-Wallons n’ont eu cesse de réclamer une modification du statut
imposé à leur commune par le "Diktat flamand". Quand ils revendiquent une
révision de la loi, ils peuvent généralement compter sur l’appui des Wallons,
mais il ne leur est pas toujours accordé avec le même empressement; quelquefois,
certains hommes politiques wallons ont estimé que Fourons constituait "un
problème médiocre" qui ne devait pas menacer la survie d’un gouvernement
national... dont ils faisaient partie eux-mêmes. C’est que les Flamands essayent
régulièrement de donner mauvaise conscience aux hommes politiques wallons en
leur reprochant de ne pas respecter les règles de la loyauté fédérale lorsqu’ils
remettent en cause "l’accord de 1963", qui faisait prétendument partie d’une
négociation globale (7). Ces tentatives peuvent
quelquefois réussir. Ceux qui ont la mémoire courte oublient qu’à propos de
Fourons, il n’y a jamais eu d’accords de 1963, puisque la majorité des
parlementaires wallons n’a jamais approuvé le transfert à la Flandre et que la
Wallonie n’a donc jamais reconnu la légitimité de la frontière qui la sépare de
Fourons.
A présent, les Flamands
se font les apôtres de la paix, comme le font tous les conquérants après une
annexion violente. Ils prêchent le fait acquis, l’oubli, le pardon et la
réconciliation nationale. Pour eux, Fourons est une affaire classée et ils
refusent catégoriquement toute révision de son statut. A cet effet, ils ont
rénové l’expression "principe de la territorialité" en lui donnant un sens
politique; ce qui était un concept applicable seulement au domaine culturel et
linguistique devient maintenant un principe qui doit leur conférer l’exclusivité
de la souveraineté politique sur un territoire délimité par une frontière qu’ils
veulent intangible et inviolable (8). Ils
oublient de préciser que ce territoire n’est devenu flamand qu’à la suite d’un
coup de force unilatéral et que la frontière en question n’a donc jamais été
reconnue par les autres parties en cause. Aussi, au Parlement belge, il n’a
jamais été possible de trouver une majorité (spéciale) disposée à revoir la loi
votée (à la majorité simple) en 1962. Les incessantes revendications des
Fouronnais n’ont donc jamais abouti à une modification effective du statut
d’appartenance régionale de leur commune. Leurs initiatives ont cependant
provoqué plusieurs crises gouvernementales et elles ont conduit à un
approfondissement progressif des structures fédérales du pays.
Toutefois, au début des
années 1980, les Fouronnais découvrent une nouvelle façon de remettre leur
problème sur la table du gouvernement, dans l’espoir qu’une solution sur le fond
s’impose. Les médias flamands leur ont en effet fabriqué un instrument inédit en
la personne de José Happart. Celui-ci s’est révélé aux yeux du grand public
comme leader des Fouronnais francophones lors des manifestations et incidents
communautaires divers qui ont émaillé la vie des villages fouronnais pendant les
années 1975-1982. Pour la Wallonie il est, de ce fait, devenu le symbole par
excellence de la "résistance contre l’impérialisme flamand", alors qu’en
Flandre, les médias le présentent comme un "chef de bande", un "terroriste",
comme l’homme à abattre. Aux élections communales de 1982, la majorité des
électeurs fouronnais plébiscite José Happart, qui est proposé comme candidat
bourgmestre (maire) de la commune. Le calcul est clair : ce choix doit forcément
provoquer une crise majeure et conduire à de nouvelles négociations; il ne fait
aucun doute que les Flamands ne pourront tolérer qu’une commune faisant
officiellement partie de la Flandre soit dirigée par celui que leur presse
présente unanimement comme l’ennemi public numéro un de la nation flamande.
La Flandre somme
effectivement le gouvernement national (plus particulièrement le ministre de
l’Intérieur) de refuser la nomination de José Happart au poste de bourgmestre,
mais ce dessein se heurte à des difficultés juridiques. En saine démocratie on
peut seulement s’opposer à la nomination d’un maire librement choisi par le
corps électoral si on peut invoquer des raisons légales graves. Or, si la
Flandre accuse José Happart de tous les péchés d’Israël, elle n’a cependant
aucun argument juridiquement valable à lui opposer. Il n’a, notamment, jamais
encouru la moindre condamnation en justice. La Flandre se met donc à la
recherche d’arguments d’un autre type.
Les Flamands envisagent
de refuser la nomination de José Happart pour des raisons d’ignorance de la
langue officielle de la région, le néerlandais. Cependant, les connaissances
linguistiques comme condition d’accession au poste de bourgmestre ne figurent
explicitement dans aucune loi belge existante. Il est vain d’espérer
l’approbation d’une nouvelle loi en ce sens par le pouvoir fédéral, car certains
partis francophones de la majorité gouvernementale sont farouchement opposés à
l’idée d’officialiser cette thèse, d’origine unilatéralement flamande . La
Flandre décide dès lors de court-circuiter le pouvoir fédéral et d’imposer ses
vues par un autre biais, en profitant d’une incohérence dans l’organisation
fédérale du pays. Après les années soixante, on avait pris soin de préciser que,
tout comme la Constitution, toutes les lois importantes à portée communautaire
devaient nécessairement être adoptées par une majorité qualifiée, de façon à
garantir qu’elles emportent bien l’adhésion de chacun des groupes linguistiques
du pays. Mais on avait négligé de prévoir une procédure analogue pour le
fonctionnement des organes chargés de l’interprétation des lois et de la
Constitution et du contrôle de leur application. Il s’avérait que des chambres
unilingues du Conseil d’Etat pouvaient encore toujours être chargées de donner
l’interprétation officielle de lois très délicates et de la Constitution
elle-même. En l’occurrence, une chambre exclusivement néerlandophone du Conseil
d’Etat fut appelée à démontrer que la nomination de José Happart pouvait être
refusée sur la base de la législation linguistique existante. Jusque là, la
Commission permanente de Contrôle linguistique avait toujours estimé, par la
bouche de chambres bilingues, que les impératifs des lois linguistiques
s’appliquaient seulement au personnel administratif, et non pas aux
mandataires politiques. A présent, la chambre néerlandophone du Conseil d’Etat
élabore une vision juridique nouvelle, qui, malgré son caractère très
controversé, est encore officiellement d’application de nos jours. Dans un
premier temps (1973-1982), elle avait établi l’obligation pour les mandataires
politiques d’utiliser la langue officielle de la région où ils étaient
élus; dans un second temps (à partir de 1983), elle imposa également la
connaissance
de la langue de la région comme condition de nomination dans le chef d’un
candidat bourgmestre. José Happart fut donc sommé de prouver sa maîtrise du
néerlandais. Pour des raisons de principe, il refusa de se soumettre à un
quelconque examen linguistique, car il estimait que cela revenait à réintroduire
le suffrage capacitaire dans le système électoral belge. Il bénéficia du soutien
quasi unanime des juristes et des hommes politiques francophones et l’affaire
contribua, une fois de plus, à faire éclater une crise gouvernementale, suivie
de la démission du gouvernement le 19 octobre 1987.
3.2. Une mini-réforme pour Fourons
La formation du
gouvernement qui suivit les élections de décembre 1987 fut la plus longue de
toute l’histoire politique de la Belgique. A cette occasion, les Fouronnais
pro-Wallons espéraient notamment une modification significative du statut
d’appartenance régionale de leur commune, mais finalement Fourons demeura en
Flandre. Pour régler les problèmes fouronnais, l’accord de gouvernement se
bornait essentiellement à offrir un compromis dans l’affaire des conditions de
nomination des bourgmestres. Il sera concrétisé par la loi du 9 août 1988 qui
apporte quelques modifications à la loi communale et aux lois électorales. Tous
les changements seront applicables à Fourons et, en vertu de l’éternelle
symétrie, à Comines; certains points seront également applicables aux communes
dites périphériques.
Le problème de la
connaissance de la langue de la région dans le chef des candidats bourgmestres
est réglé par une modification de la Loi communale et de la Loi électorale
communale. Désormais, la Loi communale prévoit qu’à Fourons, à Comines et
dans les communes périphériques, les échevins (adjoints du maire) ne sont plus
choisis par et parmi les conseillers communaux après les élections, mais ils
sont désignés directement par les électeurs selon le principe proportionnel. Les
candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix aux élections communales
font automatiquement partie du Collège échevinal, quel que soit le parti auquel
ils appartiennent. Une des conséquences pratiques saute aux yeux : le collège
échevinal n’est plus nécessairement homogène, puisque, désormais, certains
conseillers de l’opposition peuvent être directement désignés comme échevins.
Or, une autre modification de la Loi communale introduit l’obligation pour le
collège échevinal de prendre ses décisions par consensus. L’ensemble des
nouvelles mesures revient donc à donner un droit de veto à tout échevin, même
s’il appartient à la minorité. En cas de blocage, une décision refusée pour
défaut de consensus au collège échevinal, doit être remise en délibération en
réunion plénière du Conseil communal. La modification de la Loi électorale
communale dispose que, dans ces mêmes communes, tout élu direct bénéficie de
la présomption automatique de connaissance de la langue de la région. Comme les
échevins sont désormais élus directement, ils sont supposés connaître la langue
de la région et cette présomption est dite "irréfragable" : elle ne peut être
contestée par quiconque. Cette protection ne vaut cependant pas pour les
bourgmestres; leur connaissance de la langue de la région peut être contestée
auprès du Conseil d’Etat. Toutefois, la législation sur les compétences des
diverses chambres du Conseil d’Etat n’a pas été modifiée. Les institutions
fédérales belges comportent donc toujours le principe inepte en vertu duquel des
textes légaux issus d’un (difficile) compromis entre les Etats fédérés peuvent
être interprétés, mis en oeuvre et réorientés par un organe qui ne représente
qu’un seul de ces Etats. En conséquence, même dans une commune linguistiquement
mixte et au statut politique contesté telle que Fourons, c’est encore toujours
une Chambre unilingue néerlandophone qui, en dernier ressort, peut décider de
l’acceptation ou du refus d’un bourgmestre régulièrement élu par le corps
électoral, en majorité francophone...
Le Code électoral
subit également une petite modification. Elle ne porte pas sur le
problème de la connaissance des langues, mais elle concrétise plutôt une très
légère avancée en direction d’un statut birégional pour Fourons. Depuis quelques
années, c’est un tel statut que les Fouronnais pro-Wallons présentent comme
solution pacificatrice pour leur région, où cohabitent des habitants se
réclamant de deux cultures différentes et où, manifestement, aucun consensus ne
peut se dégager quant à son appartenance exclusive à la Région flamande ou à la
Région wallonne. Désormais, aux élections législatives fédérales et aux
élections européennes, les Fouronnais peuvent voter pour des candidats figurant
aussi bien sur des listes flamandes que sur des listes francophones. A
l’évidence, on n’a cependant pas voulu accorder aux Fouronnais exactement les
mêmes possibilités de libre choix électoral qu’aux électeurs bruxellois. C’est
pourquoi, on ne dispose pas de bulletins de vote reprenant simultanément les
candidats flamands et francophones dans les bureaux de vote à Fourons même.
S’ils souhaitent voter pour des candidats francophones, les électeurs fouronnais
sont obligés de se déplacer à Aubel afin de participer au scrutin dans cette
commune wallonne, voisine de Fourons. En outre, pour ménager les éternelles
susceptibilités, on a, une fois de plus, appliqué le même système à Comines,
bien que ses habitants n’aient jamais formulé des revendications similaires.
Les accords de
gouvernement de 1988 contenaient également d’autres points qui ne concernaient
pas directement Fourons ou Comines, mais qui représentaient une étape décisive
dans l’évolution de la Belgique vers un état fédéral : après des années de "mise
au frigo", le statut de troisième Région est accordé à Bruxelles et les Régions
et Communautés se voient attribuer des compétences et des moyens financiers
beaucoup plus vastes (9).
4. Le poids du nationalisme
Une conclusion s’impose à
l’évidence : le poids du nationalisme est énorme. Tant la législation
linguistique belge que les récentes réformes institutionnelles du pays sont
indiscutablement d’inspiration nationaliste.
Selon la définition
classique d’E. Gellner, largement adoptée par les spécialistes de toutes
disciplines, le nationalisme est essentiellement un principe politique
affirmant que l’unité politique et l’unité nationale doivent être congruentes (10).
Cette définition permet de rendre compte des deux formes couramment adoptées par
le nationalisme :
-
la première, appelée
quelquefois la forme positive ou inclususive est une forme émancipatoire
et constructive : si l’unité nationale (c’est-à-dire la conscience de
former une collectivité fondée sur une base non-politique, mais par exemple
culturelle) est réalisée d’abord, le nationalisme consiste généralement à
revendiquer la construction et la reconnaissance d’une entité
politique propre à cette collectivité (par exemple une Région autonome,
voire un Etat totalement souverain);
-
la seconde, que
certains auteurs appellent la forme négative ou exclusive est une forme
homogénéisatrice et destructrice : une fois que l’entité politique
existe (notamment sous forme d’un Etat indépendant) le nationalisme consiste
généralement à tenter d’y imposer l’homogénéité non-politique (culturelle,
religieuse, linguistique, ethnique, etc.), visant à la négation ou à la
destruction des minorités qui peuvent y subsister.
Dans les cas stéréotypés,
les deux formes se succèdent dans l’ordre ci-dessus. Cependant, il est très
courant qu’elles apparaissent simultanément, lorsqu’un dessein nationaliste
d’émancipation et de construction du soi s’accompagne d’emblée d’une entreprise
d’homogénéisation par la destruction de l’autre. Les deux composantes se
complètent et s’interpénètrent alors pour donner naissance à une combinaison
qui, pour être éminemment paradoxale, n’en constitue pas moins la manifestation
concrète la plus fréquente du nationalisme : l’oppression sous prétexte
d’émancipation. En quelque sorte, la composante homogénéisatrice est alors
utilisée à titre préventif. Le recours à des formes plus ou moins violentes
d’épuration ethnique préventive facilite les choses à deux égards au moins.
D’une part, il permet de soutenir que la construction de l’unité politique est
une aspiration légitime, puisqu’elle est unanimement soutenue par toute la
population concernée; l’unanimité ne fait évidemment plus aucun doute, une fois
qu’on a muselé toute opposition. D’autre part, en éliminant à l’avance toutes
les minorités, on évite qu’elles ne se révoltent une fois que l’autonomie
politique est réalisée par et au bénéfice du groupe majoritaire; la nouvelle
entité politique ne pourra être accusée d’oppression de ses minorités, puisqu’il
n’existera plus de minorités à opprimer. Ces considérations permettent
d’ailleurs aux tenants de la Realpolitik de légitimer l’épuration
ethnique, en faisant abstraction de toute considération morale. Les calculateurs
cyniques ont malheureusement raison : il suffit de laisser les conflits entre
groupes s’envenimer jusqu’au paroxysme pour que la séparation intégrale des
ethnies devienne effectivement la seule solution radicale aux problèmes de la
cohabitation.
En Belgique, on n’en est
pas arrivé là. D’ailleurs, en dressant le bilan de nos affrontements
intercommunautaires, beaucoup de Belges se targuent implicitement d’être plus
civilisés que d’autres peuples. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, 150
ans de luttes linguistiques en Belgique se soldent en effet par un bilan
relativement "acceptable" : elles n’ont jamais causé de mort d’homme, il n’y a
eu ni déportations massives, ni massacres, ni génocide. Est-ce à dire que la
Belgique n’a jamais appliqué la moindre forme d’épuration ethnique ? Ou a-t-elle
seulement opéré d’une façon plus "civilisée", c’est-à-dire plus subtile ou plus
insidieuse ?
Nous l’avons déjà dit au
début de cet exposé, le principe territorial qui sous-tend la législation
linguistique belge vise à établir l’homogénéité culturelle, ce qui s’apparente à
l’institutionnalisation d’une forme de pureté ethnique. Les bases des actuelles
lois linguistiques ont été jetées pendant l’Entre-deux-guerres. A cette époque
la situation de fait était la suivante en Belgique. En Wallonie, la seule langue
officielle avait toujours été et était encore le français. En Flandre,
l’écrasante majorité de la population était de langue néerlandaise, mais, à côté
du néerlandais, le français continuait à y jouer un rôle important, grâce au
poids d’une frange supérieure très étroite (moins de 5 %) mais très influante de
la population flamande. Originellement de langue néerlandaise, Bruxelles se
francisait toujours davantage. Le rééquilibrage des rapports entre les langues
nationales pouvait s’envisager de deux façons : soit par l’instauration du
bilinguisme sur tout le territoire belge, soit par l’établissement d’un régime
unilingue néerlandais en Flandre. Dans la première option (l’application du
principe de la personnalité), la modification du statut des langues n’aurait
pratiquement concerné que la Wallonie; dans la seconde (l’application du
principe de la territorialité), elle se serait essentiellement appliquée à la
seule Flandre. C’est pourquoi, on affirme généralement que l’opposition à la
première option émanait surtout de Wallonie. Il serait plus correct de dire que
les deux régions linguistiques étaient favorables à la formule territoriale
plutôt qu’à la formule personnelle : la Wallonie parce qu’elle craignait
l’éventuel développement d’une colonie de Néerlandophones sur son territoire, la
Flandre parce qu’elle tenait à se débarrasser de son élite sociale francophone,
qu’elle ressentait comme une menace pour l’intégrité culturelle du peuple. La
convergence des intérêts des deux grandes communautés culturelles fit en sorte
que la première véritable législation linguistique belge, votée en 1932,
entérina le principe de la territorialité, dont l’application sera confirmée en
1963. Il s’agit bel et bien de la poursuite d’un objectif de pureté ethnique,
inspiré par la forme homogénéisatrice du nationalisme ambiant. Sur la base de
ces constatations, J. Verschueren en arrive d’ailleurs à appeler le fameux
modèle belge celui de "l’épuration ethnique pacifique" (11).
Dans les récentes
réformes institutionnelles de la Belgique, nous retrouvons également l’influence
du nationalisme ambiant, mais sous sa forme constructive cette fois. Le
Mouvement Flamand a pris naissance au XIXème siècle comme un mouvement
exclusivement culturel, animé par quelques intellectuels intéressés seulement
par une réhabilitation de la langue du peuple flamand. Leurs objectifs se
situaient dans un contexte explicitement pro-belge, et ne visaient aucune
autonomie politique. Il n’était donc pas question d’une quelconque visée à
caractère nationaliste. La politisation du programme débuta timidement à la fin
du siècle, mais la véritable radicalisation se situa pendant et après la
Première Guerre mondiale. Entre 1914 et 1918, les plus impatients parmi les
militants flamands avaient versé dans la collaboration, en se laissant tenter
par la Flamenpolitik de l’occupant allemand. Ils eurent donc maille à
partir avec les autorités belges après la guerre. La répression de la
collaboration laissa des traces indélébiles : à l’intérieur du Mouvement flamand
naquit une tendance nationaliste-révolutionnaire, alimentée par un sentiment de
révolte devant les châtiments infligés aux "activistes". Elle se trouve à
l’origine de l’émergence d’un sentiment identitaire flamand et elle donna lieu à
un foisonnement de programmes politiques radicaux plus ou moins antibelges et
antiparlementaires, allant des autonomistes aux pannéerlandistes en passant par
les fédéralistes et les indépendantistes. Après une certaine éclipse due à la
Seconde Guerre mondiale et à ses conséquences, les revendications politiques
radicales teintées d’antibelgicisme reprirent le dessus au sein du Mouvement
flamand. Vers 1960, le traumatisme de 1939-1945 était complètement surmonté et
c’est alors que l’aile radicale de la Flandre put réactualiser son programme
autonomiste avec une vitalité retrouvée. Il fut soutenu et renforcé par
l’émergence d’un discours fédéraliste en Wallonie au début des années 1960. Il
est vrai que les aspirations autonomistes wallonnes étaient liées au déclin
économique et qu’elles n’avaient donc aucune composante culturelle ou
linguistique. Mais les Wallons avaient le sentiment que la crise frappait
exclusivement la région de langue française et ils en attribuaient la
responsablilité à la politique partisane d’une Belgique dominée par la majorité
flamande ("l’état belgo-flamand"). A leurs yeux, leurs problèmes découlaient de
la concurrence entre groupes linguistiques et ils voyaient par conséquent dans
l’autonomie politique de la Wallonie une possibilité de rétablir la prospérité
économique. En définitive, on peut soutenir que l’éclatement progressif des
structures belges devait inéluctablement se produire selon une ligne de fracture
culturelle-linguistique, une fois que l’ancien nationalisme flamand et le
nouveau nationalisme wallon étaient devenus des alliés objectifs, qui croyaient,
chacun en fonction de ses propres préoccupations, pouvoir tirer avantage de
l’affaiblissement de "la Belgique à papa".
Dans l’évolution des
institutions belges ainsi que dans celle de la législation linguistique, il se
vérifie que tout nationalisme développe sa propre spirale revendicative.
L’insatiabilité est sans doute inhérente à la définition même du nationalisme et
de ses composantes, dont les objectifs se présentent, en effet, comme une
gradation quasiment infinie de possibilités. Que faut-il entendre par la
construction de l’unité politique ? Elle débute souvent par des aspirations à
l’autonomie culturelle – qui, en tant que telles n’ont rien de nationaliste –,
mais elle peut conduire à l’autonomie politique partielle ou totale, sous forme
de fédéralisme, de confédéralisme, de séparatisme, d’indépendantisme, de "rattachisme"
ou de sécessionisme... Et jusqu’où l’homogénéisation culturelle ou linguistique
doit-elle aller ? S’agit-il seulement de promouvoir sa propre culture, celle qui
est prétendument originelle ? Ne va-t-on pas, dans la foulée, suggérer de ne
plus soutenir, reconnaître ou tolérer d’autres cultures ? D’aucuns se mettront
assurément à prêcher l’interdiction et la répression. La xénophobie, la
discrimination et le racisme caractérisés feront bientôt partie du discours
dominant. Les ultra-nationalistes n’hésiteront pas à préconiser les ratonnades,
les progroms, les expulsions, voire les massacres...
A cet égard aussi, la
Belgique ne verse guère dans les excès, mais la dynamique insatiable du
nationalisme y est incontestablement perceptible. Dans le domaine
institutionnel, la stratégie est celle des petits pas. Elle est ancienne, bien
rodée et bien connue. Elle n’a rien perdu de son efficacité. Les groupes de
pression nationalistes extra-parlementaires établissent une liste de
revendications à réaliser et, par tous les moyens médiatiques à leur
disposition, ils se chargent de sensibiliser les masses. Les hommes politiques
se font happer par cette dynamique et ils se chargent de la négociation et de la
concrétisation du programme dans l’arène politique. Lorsque les revendications
sont rencontrées, les groupes de pression se bornent à délivrer un modeste
satisfecit aux politiciens et, en même temps, ces mêmes groupes (ou
d’autres, qui cherchent à se profiler à leur avantage dans la surenchère
nationaliste) ne manquent pas de signaler que, si une bataille est gagnée, la
guerre n’en est pas terminée pour autant. Ils annoncent donc d’emblée l’ordre du
jour de la prochaine réforme, en vue de laquelle ils entreprennent aussitôt le
travail de sape médiatique. Une fois que le processus est lancé, la soif de
pouvoir des dirigeants régionaux et communautaires fait le reste. Ils cherchent
constamment à s’approprier des compétences plus étendues en rabotant celles des
instances centrales. C’est l’ensemble de ces mécanismes qui, au cours des
dernières décennies, a engendré une avalanche de réformes institutionnelles qui
consistent à "déshabiller" le pouvoir fédéral au profit des Etats fédérés à un
rythme de plus en plus rapide : 1970, 1980, 1988, 1993, 199?...
Quant à la législation
linguistique belge, répétons que, dès le départ, elle s’est essentiellement
élaborée en fonction du principe de la territorialité, qu’elle est donc
fortement empreinte du souci d’homogénéisation, ce qui indique une indiscutable
influence du nationalisme. Mais nous avons vu aussi que le principe territorial
est atténué par quelques exceptions, à Bruxelles et dans les communes à
facilités. Ces exceptions doivent normalement heurter les nationalistes. Et nous
constatons effectivement que, depuis quelque temps, elles font l’objet
d’attaques en règle. A Bruxelles, certains ultra-francophones rêvent peut-être
secrètement d’éliminer la minorité néerlandophone, mais personne ne réclame
ouvertement l’abolition du statut bilingue de la Région. C’est que les
Bruxellois francophones sont généralement très belgicistes et le bilinguisme
reste l’un des symboles les plus typiques de la belgitude. Par ailleurs, on ne
voit très bien comment le Parlement belge, où les néerlandophones sont nettement
majoritaires, pourrait voter la suppression du néerlandais à Bruxelles. Pour ce
qui est des facilités, en revanche, leur suppression est, de toute évidence,
inscrite à l’ordre du jour du nationalisme flamand. Nous nous trouvons
actuellement en pleine phase de préparation médiatique par les milieux
extra-parlementaires et de plus en plus d’hommes politiques flamands commencent
à leur emboîter le pas. Ainsi, en contradiction flagrante avec le texte de la
législation sur l’emploi des langues (art. 8 : Sont dotées d’un régime
spécial en vue de la protection de leurs minorités : [...]), on
répète inlassablement que les facilités ont toujours été conçues comme des
mesures transitoires destinées à faciliter l’assimilation des habitants
pratiquant une langue minoritaire. Elles devraient donc être supprimées parce
qu’elles n’auraient pas atteint leur but.
En réalité, les milieux
nationalistes cherchent à abolir les facilités, parce qu’elles ont trop bien
rempli le rôle qui leur est dévolu, la protection des minorités.
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WYNANTS A., à paraître, "How political language boundaries are established.
The case of the Dutch-German-Belgian borderland", Language and Nations
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Notes
(1)
Voir Saint-Remy, 1963; Renard, 1973; Tabory, 1980; Van Dyck, 1992.
(2) Voir Brassine, 1994.
(3) Pour l’évolution du plurilinguisme dans la région de
Fourons, voir chapitres I, II et XIII dans Ubac, 1993; Wynants, 1996 et Wynants
à paraître.
(4) Wynants, 1995.
(5) Cfr Peeters, 1981.
(6) Ubac 1993 : 105-106.
(7) Voir par exemple M. Platel dans Ubac, 1993, p.236.
(8) Sur les notions de territorialité et de personnalité,
voir McRae, 1975.
(9) Pour plus de détails, voir les contributions de P.
Verjans, de D. Conraads et de D. Richard dans Ubac, 1993; voir aussi, pour
l’évolution générale des relations entre groupes linguistiques en Belgique,
Verdoodt, 1973 et Murphy, 1988.
(10) Gellner, 1983, p.1.
(11) Dans Detrez et Blommaert, 1994, p. 100.
Armel Wynants,
Fourons, Comines et les "facilités linguistiques", dans
La Wallonie, une région en Europe,
CIFE-IJD, 1997