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La province : une institution à redéfinir? 

Discours d'ouverture ! - (1996)

Jean-Pol Demacq
Président de l'Institut Jules Destrée

 

L'Institut Jules Destrée a organisé à Liège, du 21 au 23 septembre dernier, avec le Centre international de Formation européenne de Nice, un séminaire concernant l'évaluation du fédéralisme belge. Cette rencontre a mis en évidence, au travers notamment des exposés de Jacques Brassinne – vice-président du CRISP – et de Yves de Wasseige – ancien Juge à la Cour d'Arbitrage –, la superposition d'institutions de nature différente en relation avec des compétences similaires. Parmi de nombreuses autres conclusions, ce colloque a également mis en exergue ce que l'un des participants, M. Vasile Popovici, Député de Roumanie, a appelé le caractère très dynamique et assez fluide de la Constitution belge, ainsi qu'une certaine confusion entre les principes de fédéralisation, de régionalisation et de décentralisation.

C'est dire si, lorsque, le lendemain de ce colloque, le Député permanent Guy Milcamps, Président de l'Association francophone des Provinces, a pris contact avec l'Institut Jules Destrée pour envisager la rencontre d'aujourd'hui, nous avons immédiatement marqué un grand intérêt. D'abord, parce que, dans l'esprit de cette institution qui veut prendre la nouvelle dénomination d'Association des Provinces wallonnes, il s'agissait de mettre au grand jour un débat déjà sous-jacent – j'allais dire endémique – sur l'avenir même de l'institution provinciale et d'envisager cet avenir sans aucun a priori. Ensuite, parce que nous savions que cette problématique était directement liée à d'autres réflexions que nous menions : par exemple, à propos du développement économique de la Wallonie, du déficit culturel de notre région ou de l'avenir de notre enseignement.

Adeptes, par principe et par efficacité, du partenariat avec d'autres organismes de réflexion, nous savions pourtant que ce rapprochement momentané entre nos deux institutions provoquerait tantôt des questions, tantôt du scepticisme. En effet, si chacun de nous est politiquement et philosophiquement pluraliste  – il me plaît de rappeler ici que l'Institut Jules Destrée compte parmi ses administrateurs des personnalités politiques aussi diverses que ses vice-présidents Jacky Morael et Jean Defraigne, ou ses administrateurs Pierre Wintgens, Chef de Groupe PSC au Parlement wallon, Daniel Ducarme, Chef de Groupe PRL au Conseil de la Communauté française –, vous n'êtes cependant pas sans savoir que l'Association francophone des Provinces et l'Institut Jules Destrée sont aussi des groupes d'influence – en anglais lobbies – l'un au profit de l'institution provinciale, l'autre au profit de l'identité wallonne et française de la Wallonie.

Or, vous vous en souvenez sans doute, si ces intérêts ont parfois été convergents, ils se sont aussi profondément opposés au cours de ce siècle qui a vu la naissance – ô combien lente et difficile – de notre Région wallonne.

 

Permettez-moi d'évoquer quelques moments forts de cette évolution.

L'histoire du mouvement wallon a retenu la création, en février 1910, du Comité d'Etudes pour la Sauvegarde de l'Autonomie des Provinces wallonnes (1). Celui-ci fut créé à l'initiative de la Ligue wallonne de Liège, étudia les moyens légaux les plus pratiques de réaliser l'autonomie wallonne et conclut à la nécessité de ce que l'on appela la séparation administrative (2). Y participèrent : le Ministre d'Etat Emile Dupont, Julien Delaite, Jules Destrée, Emile Buisset, Charles Magnette et quelques autres militants (3).

Parmi les premières prises de position wallonnes précédant la création de la première Assemblée wallonne – ce Parlement wallon informel fondé en octobre 1912 –, on trouve aussi celle des Conseils provinciaux de Liège et du Hainaut qui proclamèrent, en juin 1912, qu'il y avait lieu d'affirmer la volonté des populations wallonnes d'être gouvernées conformément à leurs tendances philosophique et sociale propres, et qui réclamèrent l'élargissement des prérogatives des Conseils provinciaux dans tous les domaines de leur activité morale et matérielle (4).

Malgré le développement, de plus en plus affirmé dans l'Entre-deux-guerres, de l'idée d'un fédéralisme régional qui comptait récupérer les compétences provinciales au profit de la Wallonie – je pense particulièrement au projet de Georges Truffaut et de Fernand Dehousse en 1938 (5) –, l'idée d'une décentralisation puissante sur base des provinces apparaissait davantage comme un objectif réalisable.

Ainsi, dans un des derniers textes qui lui est attribué, François Bovesse souligne, comme il l'avait fait en 1937, que le maintien de la Belgique ne sera possible qu'à la condition que l'on trouve une formule qui résolve immédiatement le problème des régions et tout ce qu'il comporte de dangers mais aussi que la solution pourrait être trouvée dans une large décentralisation administrative conforme à l'article 2 de la Constitution. La Belgique est faite de neuf provinces. C'est, en résumé, dans la diminution considérable des attributions du pouvoir central, dans l'élargissement des pouvoirs provinciaux que l'on pourra trouver un remède à nos maux (6).

Vous le savez, le Congrès wallon de 1945 qui, après les avatars dont on se souvient mieux aujourd'hui, s'était prononcé pour le fédéralisme, ne fit pas l'unanimité des forces politiques du Parlement belge. Jusque hier encore – à la mesure de notre histoire –, jusqu'en 1988 dans les faits, l'option du fédéralisme sur base régionale n'était pas encore totalement assurée. En 1986, le Professeur Francis Delperée pouvait encore, dans son ouvrage consacré au nouvel Etat belge, souligner l'existence de deux thèses, tout en estimant que celle du fédéralisme provincial était peu réaliste dans la mesure où elle entendait contester l'institution régionale. A l'inverse, écrivait-il, il doit être possible d'instaurer des formes concrètes de collaboration entre les échelons régional et provincial : à l'un, les tâches politiques; à l'autre les tâches administratives... (7).

Il est vrai que, du Mouvement des Provinces wallonnes créé en 1952, jusqu'au Groupe des Vingt-huit réuni à l'automne 1969, au sein duquel allait se dégager l'accord sur la création de la Région wallonne, la thèse de la réforme de l'Etat basée sur les provinces allait rendre la vie difficile aux partisans de la création d'une entité de droit public sur base du concept de Wallonie.

Dès lors, qu'elles soient tradition fédéraliste du mouvement wallon, volonté de substituer de nouvelles institutions aux anciennes, ou simplement intention de régler des comptes avec d'anciens concurrents, toutes ces motivations ont incité certains à prôner la disparition totale des provinces ou la stricte limitation de leurs fonctions aux tâches de décentralisation administrative.

C'est ainsi que le Pacte communautaire du 24 mai 1977 est signé, du côté wallon, par Georges Gramme, Charles-Ferdinand Nothomb, Léon Hurez et André Cools, précisé au Palais d'Egmont (par l'accord du 7 juin 1977), puis au Stuyvenberg quelques mois plus tard (par l'accord du 28 février 1978) : ce Pacte communautaire fait un sort au rôle actif des provinces pour leur substituer les sous-régions (8). C'est ainsi, également, que, plus près de nous, le troisième Congrès du Mouvement Wallonie, Région d'Europe qui se tint en avril 1990 à Ottignies, a revendiqué tant la dissolution de la Communauté française de Belgique que celle des provinces wallonnes, de même que le transfert de toutes leurs compétences vers la Région wallonne (9).

Mais, vous le savez, durant ces vingt-cinq ans de réforme de l'Etat, le débat ne fut ni uniquement wallon, ni uniquement politique. Il suffit, pour s'en rendre compte, de se souvenir des appréciations différentes des deux ouvrages – presque "bibles" – que Charles-Etienne Lagasse et Bernard Remiche publièrent en 1973, d'une part, et Robert Senelle en 1974, d'autre part.

Dans Une Constitution inachevée, les premiers écrivaient que devant la montée des nouvelles institutions, [...] la province apparaît de plus en plus comme un échelon désuet du pouvoir politique. Dépassée par le haut comme par le bas, elle est appelée un jour ou l'autre à disparaître (10).

Quant au Professeur à l'Université de Gand, dans La Constitution belge commentée, constatant que, aux tâches administratives traditionnelles de la province, s'étaient ajoutées de nouvelles initiatives – dont l'expansion économique, le logement social et l'infrastructure culturelle –, il concluait que le rôle des provinces en Belgique devient chaque jour plus important (11).

Dès lors, s'attachant à aborder de front la problématique du rôle des provinces dans la Wallonie de demain, l'Association des Provinces et l'Institut Jules Destrée y ont ajouté deux préoccupations qui leur étaient chères. Pour les provinces, il s'agissait de la question de l'image de l'institution et, en corollaire, de la motivation des fonctionnaires qui y travaillent. Quelle que soit la décision que les Wallons prendront, il faut la prendre d'urgence, soulignait Guy Milcamps en présentant ce séminaire à la presse, ne fût-ce que par respect pour tous ceux qui investissent leur temps dans cette institution. L'argument est pertinent.

La préoccupation principale de l'Institut Jules Destrée porte sur la décentralisation culturelle, vieille revendication des années cinquante et soixante déjà, si bien exprimée par des Marion Coulon (12) ou Jacques Hoyaux (13), ainsi que par Jean-Marie Roberti (14) lorsqu'il écrivait dans Combat : cette revendication n'a jamais été honorée par la Communauté française. Les provinces, quant à elles, ont joué et jouent toujours un rôle considérable dans cette décentralisation même si, en ne remplaçant pas le CACEF auquel elles ont mis fin dans les années 1988-1989, elles ont perdu une capacité d'action à la dimension de la Wallonie. Que la province disparaisse sans régionalisation de la culture, et nous assisterons à un Clabecq culturel à la dimension de la Wallonie.

Mesdames et Messieurs, vous l'avez lu dans notre invitation, nous avions souhaité organiser un séminaire de réflexion, limité à une cinquantaine de participants et réunissant, dans des ateliers, des praticiens, des politiques et des scientifiques. Nous avons reçu quatre fois plus de demandes de participation que nous ne l'avions prévu et nous vous remercions de votre présence. Nous avons accepté une centaine de participants, ce qui pourtant ne simplifiera pas nos travaux. Nous tenterons toutefois de leur conserver le caractère serein que nous avions souhaité, notamment lorsque nous avons fait appel au Professeur Herbiet dont vous avez reçu le rapport introductif à cette journée et qui tirera les conclusions de nos travaux.

Depuis la mise au point de notre programme, la problématique provinciale a connu, à la fois, une nouvelle actualité dont je me réjouis et une fièvre que je déplore.

En effet, je me réjouis du fait que, à l'initiative du Député André Antoine, le Parlement wallon a été saisi de la question de l'organisation interne de la Wallonie, que des personnalités politiques importantes – à commencer par le Ministre Bernard Anselme qui a répondu à l'interpellation, mais je pense aussi au Président du PRL, Louis Michel, ou à Jean-Claude Van Cauwenberghe, Ministre wallon notamment chargé du budget – ont souligné la nécessité de tenir un débat de fond sur la question. Je me réjouis aussi du reste, que, par induction, une publicité ait été faite aux travaux du Sénat sur la modification de la Loi provinciale du 30 avril 1836. De même, des responsables provinciaux ont déjà saisi la balle au bond pour faire des propositions concrètes, comme c'est le cas pour Claude Durieux dans le Hainaut, Willy Borsus et Amand Dalem à Namur ou Paul-Emile Mottard, à Liège. Ces prémices à notre réflexion – si vous me permettez l'expression – auront d'ores et déjà permis que nous laissions tomber le point d'interrogation du titre de notre séminaire.

Par contre, laissez-moi m'interroger sur l'intérêt qui peut exister à rendre la question passionnelle par l'ouverture d'une sorte de maccarthysme, de chasse aux sorcières, où l'on dénonce l'institution au travers de pratiques individuelles, dans des débats à la France Dimanche. On peut d'ailleurs se demander si la RTBF respecte son rôle de service public lorsqu'elle flatte le côté poujadiste latent au sein de toute opinion publique. A ces pratiques, je préférerais un journalisme d'investigation intelligent et constructif, tourné vers l'éducation permanente de nos citoyens.

C'est dans cette perspective, Mesdames et Messieurs, que, aux côtés du Président de l'Association des Provinces francophones, Guy Milcamps, je vous invite à une réflexion ouverte, prospective et créatrice sur base du rapport qui vous a été envoyé et des exposés que nous entendrons ce matin.

C'est Marcel Hicter, qui avait cette formule :

On veût d'timps-in-timps
dès vîs bouhons qui r'florihèt 
(15).

Peut-être verra-t-on demain, quand les risques de neige se seront dissipés, une institution transplantée du jardin de la Belgique d'hier, refleurir dans le printemps de la Wallonie.

Je vous remercie.

 

Notes

(1) La Défense wallonne, décembre 1913, p. 533.
(2) Ligue wallonne de Liège, Assemblée générale du 12 janvier 1912, Rapport du Secrétaire sur l'année 1911, dans Moniteur officiel du Mouvement wallon, 3ème année, n°1, janvier 1912, p. 3.
(3) Edmond SCHOONBROODT, Historique du Mouvement wallon, dans Moniteur officiel du Mouvement wallon, 3ème année, août-octobre 1913, p. 16.
(4) Jeanine LOTHE, Les Débuts du Mouvement wallon, dans La Wallonie, le Pays et les Hommes, t. 2., p. 199.
(5) Georges TRUFFAUT, Fernand DEHOUSSE, L'Etat fédéral en Belgique, Liège, Ed. de l'Action wallonne, 1938.
(6) Document sur l'Etat de l'opinion, texte attribué à François Bovesse (1943-1944), reproduit dans Chantal KESTELOOT, Arnaud GAVROY, François Bovesse, Pour la défense intégrale de la Wallonie, coll. Ecrits politiques wallons, Charleroi, Institut Jules Destrée, 1990, p. 23-24.
(7) Francis DELPEREE, Le Nouvel Etat belge, p. 35, Bruxelles, Labor, 1986.
(8) Jacques Hoyaux, Le Pacte communautaire, p. 51, Bruxelles, Secrétariat d'Etat à la Réforme des Institutions, 1978.
(9) Jean-Marie ANTOINE, Wallonie, Région d'Europe : un congrès d'identité, dans Vers l'avenir, 28 mars 1990. - Les propositions institutionnelles de Wallonie, Région d'Europe, Pour la 3ème phase ou pour l'an prochain, dans La Wallonie, 3 avril 1990, p. 4. - Le 3ème Congrès de Wallonie, Région d'Europe veut l'autonomie de la Wallonie, supprimer la Communauté française et les provinces et aller jusqu'au bout du fédéralisme!, dans La Nouvelle Gazette, 2 avril 1990, p. 2.
(10) Charles-Etienne LAGASSE et Bernard REMICHE, Une Constitution inachevée, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973, p. 43.
(11) Robert SENELLE, La Constitution belge commentée, coll. Idées et Etudes, p. 93-94, Bruxelles, Ministère des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au Développement, 1974.
(12) Marion COULON, Où en est l'autonomie culturelle en Wallonie, dans Combat, n°16, 22 avril 1965.
(13) Jacques HOYAUX, L'Autonomie culturelle, coll. Etudes et Documents, Institut Jules Destrée, 1965.
(14) Jean-Marie ROBERTI, Que penser des propositions gouvernementales sur "L'autonomie culturelle", dans Combat, n°41, 21 novembre 1968, p. 9.
(15) "On voit de temps en temps de vieux buissons qui refleurissent", Marcel Hicter, Cahiers JEB 1/83, p. 354, Andenne, Remy Magermans, 1983.

  

Ce texte est extrait de La province : une institution à redéfinir ? Actes du séminaire organisé en collaboration par l'Association francophone des Provinces et l'Institut Jules Destrée - Namur, 30 janvier 1996.


 

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